A la recherche de Salvador

Angela se plaît souvent à sortir des énormités de ce genre, au risque d’obliger Léna et Diego à lui répondre comme si elle était une idiote, ce qui les rend presque fous. Diego crie presque : « c’est absurde, on ne risque pas sa vie dans une guerre pour se distraire ». Angela sourit, elle ne se défend pas, elle ne dément pas, confiante dans la solidité de leur respect à tous deux envers elle ; ce qui leur donne le vertige et ce qui lui donne raison à elle à chaque fois, mais de justesse, et de manière presque injuste. De fait, c’est Léna qui se charge de fournir une hypothèse sérieuse, pour empêcher la conversation de sombrer dans cette irritation virtuose qui est l’ornière familiale dans laquelle ils aiment tant tous les trois s’embourber, se vautrer, ressasser, se délecter avec complaisance et indulgence à la fois, par une exaspération rageuse, affectueuse, rancunière, confortable, solide comme une chaîne secouée sans arrêt.

Le risque est d’autant plus fort que le thème d’élection de la conversation familiale irritée est la politique. Elle se nourrit de la violence d’une digne résignation, d’une modeste revendication d’incompétence qui a auréolé les conversations politiques à table, des années durant, cultivant une sorte de méprisante indulgence à l’égard des prétentions de la jeunesse, laquelle, en la matière, dure tant qu’il y a un aîné présent, le « jeune » eut-il 40 ans passés. Il ne se passe désormais pas une journée sans que les « jeunes » – Léna ou Diego ou Dolfo – ne prennent leur revanche en tenant des meetings houleux face à quelque aîné qui finit parfois – enfin – par reconnaître quelque chose d’insuffisant dans sa réserve ambiguë, au moment exact où je « jeune » finit – enfin – par ressentir l’indignité de sa véhémence politique dissipée pour quelques braves gens qui l’aiment, à l’écart des risques, des combats, des ennemis.
Il y a l’épaisseur d’un cheveu entre le digne apolitisme du travailleur obscur et la complaisance du complice du pouvoir. La même épaisseur qu’entre la juste révolte du citoyen informé, et la complaisance du révolutionnaire en chambre.
Cette double épaisseur est maintenue pied à pied, avec effroi, avec colère, avec respect, avec regret quelque fois. Et voilà qu’il y a eu un Salvador pour enfin élargir les écarts, tracer des lignes de force dans cet univers hanté par l’étiquette et le doute.

C’est pourquoi, la récidive d’Angela est cette fois intolérable.
– Il a peut-être voulu une autre vie que celle qui l’attendait au village, il a fui.

Un masque de stupeur dans le regard orageux de Diego qui siffle entre ses dents :
– Tu ne crois pas qu’il y a des manières moins risquées de fuir son village que de s’engager dans des guerres et de risquer sa peau.
Léna coupe court.
– Il faisait peut-être partie de ces espagnols qui voulaient remercier les gens des brigades internationales, en s’engageant à son tour.
Léna vient d’inventer cette information neutre, plausible selon laquelle il y aurait un caractère de généralité dans le fait de s’engager aux côtés des alliés pendant la seconde guerre et de fait, elle sent une approbation.

Angéla reprend la parole.
– Il a été décoré.
– À cause de la blessure peut-être ?
Diego est heureux d’avoir pu créer un lien entre des éléments du récit, lui donner un peu d’épaisseur…
– Oui certainement. Il n’arrêtait pas de se masser la jambe quand nous allions le voir. Il y restait des éclats de métal.

L’accord est enfin trouvé entre l’orateur et son public. Angéla mime le geste de se masser la jambe avec une grimace de douleur que nous contemplons fasciné, comme si Salvador avait brusquement surgi devant nous. Désormais nous aurons de lui ce souvenir vivant du geste et de la grimace. Il y a aussi cette fameuse photo quelque part, qu’il faut retrouver. Comment avoir plus encore. Mais au fait…
– Mais au fait, il vit encore ?
– Non, il est mort.
– Tu connais sa femme à Casalareina ? On pourrait peut-être la voir…
– C’est surtout Delia qui pourrait entrer en contact, moi je connais très peu cette partie de la famille
– Mais tu le connaissais, ce serait mieux que ce soit par toi
– Je pense qu’elle ne vous en parlera pas comme d’un héros
Léna a la tentation de lâcher prise
– Mais même sans parler de héros, ce serait bien de le connaître ;
Diego réagit et avant même qu’il ait parlé Léna lui donne entièrement raison et regrette sa lâche concession.
– Comment ça pas un héros ?
Léna tente de se rattraper, très difficilement, trop de choses à mettre au jour chez tous les trois pour que ça puisse être fluide et efficace. Elle voudrait tout à la fois que Diego sache qu’elle n’a jamais cessé de considérer Salvador comme un héros et ne pas renier entièrement ce qu’elle a forcément eu raison de dire. Les principes et la théorie sont un des moyens les plus éculés et les plus anodins de s’en sortir, sans honneur mais sans souffrance.
– Non, je veux dire sur le principe, même si c’était pas un héros, de son point de vue…

Elle développe assez longuement l’idée que des héros incontestables nous sembleraient peut-être insensibles ou même méprisables s’ils faisaient partie de notre famille et que nous devions souffrir de leur singularité extrême. Elle choisit son exemple préféré maintes fois ressassé, celui de Garcia Lorca, en espérant secrètement qu’Angela l’oublie d’une fois sur l’autre, ou bien qu’elle le trouve si intéressant qu’elle ne se lasse pas de l’entendre détailler à nouveau : lors de cette conférence pour dames bourgeoises cultivées à laquelle elles avaient un jour assisté à Séville, le génie de Garcia Lorca avait ému un auditoire de personnes dont pas une peut-être n’aurait supporté d’avoir un fils homosexuel, sans emploi, communiste.
Angela acquiesce de cette manière indulgente et ambiguë dont elle se sert parfois pour se débarrasser d’une conversation qui ne l’intéresse pas, au risque de vexer son interlocuteur, sans lui permettre cependant de pouvoir s’indigner de son indifférence à elle.

Cette fois c’est Diego qui flanche.
– Mais tu dis qu’il s’est marié avec l’infirmière, il était bigame alors ?
Le mot est laid est jette une ombre sur Salvador.
Angela ne répond pas, elle laisse entendre que c’était bien le cas sans le confirmer
– En ce temps-là il n’était pas question de divorcer, sa vie à elle, celle de sa femme, la Marta, était fichue.

Léna se tait. Elle a encore le choix : admirer l’homme héroïque qui a donné sa vie à la cause, ou bien mépriser l’homme égoïste qui a quitté sa jeune femme…Dans ce moment particulier, la promenade en forêt l’été de la séparation, cette histoire lui est donnée, qui lui désigne des ouvertures miraculeusement riches dans un espace familial mille et mille fois arpenté « Venise du Nord » des romans familiaux, avec ses points de vue mille fois contemplés – et avec quelle indulgence – désespérément lacunaires et mystérieux.
Cette histoire lui est donnée dans ce temps de sa vie où lui est retiré quelque chose…Au moment de sa vie où lui retiré quelque chose, elle reçoit le cadeau d’une histoire.
Léna lève la tête vers Angéla. Celle-ci est en train d’appeler Lulla et d’ainsi faire en sorte de déclencher le rituel de l’irritation chez Léna et Diego. Chère, chère Angéla. Généreuse. Elle a pris un risque : elle n’aime guerre les Salvador, les charmeurs, les flamboyants, mais elle l’a quand même présenté à Léna et Diego, en comptant sur leur loyauté, pour ne pas faire des infidélités à la mémoire des modestes, des authentiques prolétaires en quelque sorte.
Léna regarde un instant Diego, avant de se décider à faire cavalier seul pour la suite : il n’y aura aucun dommage à rompre là avec la complicité qui grandi au cours de cette conversation : Diego est tout à ses enthousiasmes, sa curiosité, sa vie intérieure luxuriante, prodigues d’harmonies subtiles avec cette forêt vibrante et ensoleillée.

Léna a en effet envie de remercier Angéla, entre femmes en quelque sorte, sans rien vérifier surtout des hypothèses implicites qui lui font penser qu’il y a lieu de remercier, pour éviter de dissoudre la richesse de la situation, ce qui exige de ne surtout pas donner l’impression de remercier.
Elle a recours au consensuel Demetrio, plus pauvre que les plus pauvres de la famille, plus marginal que quiconque, tout aussi flamboyant à sa manière que Salvador, mais hors politique, hors héroïsme, hors Histoire, dans son lien à la musique et au mythique gitans.

– Démétrio aussi c’est une figure qui a quelque chose de mythique.

Angéla tressaille : quand elle était toute môme, Demetrio était son oncle favori, bien-aimé. Quand il passait au village, ses sœurs s’enfermaient à l’église pour pleurer et prier et sauver son âme si possible. Mariée à une gitane, semi-vagabond, sa guitare en bandoulière, les cordes frémissantes sous ses longs ongles opaques, la guitare de Démetrio creusait une carrière de silence tout autour d’elle, le silence de la stupeur et du chagrin de perdre déjà ce qui était en train d’advenir, seconde après seconde, disponible et inaccessible, à couper le souffle.
Demetrio laissait des abricots sur l’appui de fenêtre pour le plaisir de savoir qu’Angela allait avoir la double joie de la découverte inattendue et du cadeau espéré. Mais Démétrio aussi a rendu sa femme malheureuse, toujours parti sur les routes, jamais de quoi faire vivre les siens. De ce chagrin là il n’est guère question dans la bouche d’Angela, jamais, sauf aujourd’hui. L’intérêt de Démétrio, c’est que le danger qu’il représentait pour Angela du point de vue de la Tia a quelque chose à voir avec le danger que représente Salvador pour nous du point de vue d’Angela. Traîtres à l’honneur prolétarien en quelque sorte, à la modestie, à la correction, à la droiture, tenté par quelque chose qui heurte et qui menace la résignation et la fidélité aux destins familiaux.
Lulla aboie après une libellule, et Angela se dégage soudain de la rumeur hypnotique du souvenir évoqué. Elle s’ébroue presque. Salvador, Démétrio, reculent dans l’irréalité de leur existence désormais si dépendante de notre humeur et de notre volonté. Léna les sent partir.

Salvador, nous irons chercher tes traces.

Le Lion Bleuflorophage

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