Le secret

Par Le Lion Bleuflorophage

Dans cette tribu, ou cette île, comme on voudra du moment qu’il s’agit de ce que nous pourrions encore considérer sans états d’âme comme une culture exotique et lointaine, existe une loi tacite étrange que les anthropologues ne se sont pas réellement risqués à interpréter de crainte de laisser paraître jugement ou stupeur excessive : chaque habitant, à la puberté, se voit délivrer un secret, qui l’emprisonne pour le restant de ses jours. Les secrets n’ont rien à voir avec ces mantras sans force que l’on souffle à l’oreille des méditants pour dramatiser puérilement leur relation au maître dans certaines pratiques orientalisantes de nos contrées. Le secret est un secret authentique, c’est à dire un savoir qui, une fois révélé, fait basculer la vision de la chose sur laquelle il porte pour celui qui le découvre, et qui, s’il était connu de tous, ferait peut-être basculer les représentations, les valeurs et l’ordre de la société toute entière.

Certains secrets portent ainsi sur des trahisons maquillées en actes d’héroïsme qui ont fondé des siècles entiers d’illusions et d’espérance, d’autres portent sur des actes qui ont été entièrement occultés par le travail minutieux de milliers de complices, archivistes, juristes, faux témoins, etc., jusqu’à ce que la strate de la fiction ait recouvert jusqu’à la dernière trace de génocides, de continents engloutis, de mouvements de populations ayant mobilisé la multitude pendant des siècles. Les secrets les plus douloureux sont cependant d’un autre ordre : il s’agit des actes de bravoure volontairement oubliés, des miracles niés, des justes plongés dans l’imprescriptible oubli de leur sacrifice ou de leur effort. Car les drames et les massacres traînent à l’état d’hypothèses dans l’ombre collective des consciences, tandis que la bravoure et la lumière existent, comme les infirmations fulgurantes, mais toujours locales, du soupçon initial. C’est pourquoi la responsabilité des dépositaires est immense : ils doivent apprécier la gravité des conséquences du fait que le secret reste inconnu, mais aussi la gravité des conséquences qu’aurait sa révélation.

Ils ne peuvent évidemment que l’imaginer dans les deux cas, sans certitude d’aucune sorte. Certains choisissent de révéler ce secret, mais ils n’en sont pas toujours délivrés pour autant. Pire encore, il est rare qu’ils puissent être certains d’avoir été crus. Parfois, le public préfère tourner son attention vers celui qui a révélé un secret, négligeant la valeur de vérité de ce dernier, pour s’intéresser futilement aux motivations, faiblesses et attentes du porteur, lequel n’aura révélé, du moins pour ce que fera mine d’en dire le public, que quelque chose qui lui était propre, intime même. Lequel pourra alors perdre jusqu’au sentiment d’être au monde, tant ce monde aura perdu de sa réalité du fait de son incompréhensible, atroce insensibilité à la révélation de ce qui devait le bouleverser. C’est à ce stade que certains porteurs se suicident, leur attache au monde ayant brutalement été rompue par la fermeture de toute possibilité de renouveler la révélation pour qu’elle puisse faire exister la vérité qui les as éprouvés si longtemps dans sa terrible exigence, par l’absence de toute seconde chance pour que la vérité produise les effets qu’elle devait produire, sans lesquels il n’est plus guère possible d’éprouver aucun autre sentiment de vérité d’aucune sorte, et donc, aucune pesanteur, aucune tension, dans le cours des choses et leur sens. Le choc de la dépression est si intense pour les porteurs, le paradoxe si douloureux, entre d’une part la contraction impatiente et la dureté d’acier de la vérité logée dans l’étroite scène fermée d’un corps et d’un cerveau et d’autre part sa disparition immédiate et irrévocable, dès sa sortie au jour, que la mort reste une des plus sûres manières de résoudre ce paradoxe ou tout au moins de l’éprouver comme supportable, au moins dans le quart de seconde où cette mort redonne son poids et son éclat tranchant à la vérité, sur une autre scène que l’intimité obscure de chair et de sang désormais vidée et refermée sur elle comme un poing. Mais il est vrai que les risques de fausses révélations sont multiples, et que le public devient plus résistant.

Il est difficile d’identifier les vrais et les faux secrets parmi tous ceux qui sont rendus publics. En effet, très nombreux sont les porteurs qui en inventent pour se soulager de leur huis-clos avec celui qui les mine. Ils peuvent également tester ainsi leurs hypothèses sur l’impact que pourrait avoir leur vrai secret sur le monde, en modifiant certaines caractéristiques de celui-ci tout en lui conservant un fond de vérité ou tout au moins, une ressemblance avec le vrai. Mais comme la nature de cette ressemblance, et par conséquent, de tout ce qui en a été occulté, échappe souvent à son porteur, lequel a rarement pris soin de préparer rigoureusement son geste, il ne peut rien en tirer de significatif. Il prend au contraire le risque de brouiller à ses propres yeux la pureté cristalline de la vérité première en son secret, désormais contaminé par les versions plausibles qui en ont été dérivées, et qui le rendent alors informe, proliférant, imprévisible. Car le porteur ne peut même plus contempler la vérité dans la découpe nette de son signal, et le contraste qui auparavant créait tout les formes et la beauté du monde, structurés entre intérieur et extérieur, avant et après, ici et là-bas. Et la souffrance crue que le secret lui infligeait alors lui semble maintenant infiniment plus désirable que l’étouffement, le flou, l’assourdissement qui envahissent ses yeux rougis comme par une fumée grise permanente, ses oreilles bourdonnantes d’une texture sonore pâteuse, et le fil déchiré de sa respiration s’arrachant à une toux crasseuse.

C’est pourquoi certaines habitants ne révèlent jamais rien, ni faux ni vrai secret. Ils s’arc-boutent sur la présence invisible, comme ces troncs d’arbre qui tentent de neutraliser les fils barbelés enserrés dans leur sève. Le secret hurle au-dedans d’eux, le monde extérieur serait un jour insuffisant pour contenir son immensité déployée, si jamais il venait à s’échapper. Car le secret grandit, tandis que le monde entier reste en les limites de son émiettement toujours fini. La puissance du secret ferait vibrer le passé et le futur, au-delà de l’espace physique débordé. Bientôt, les porteurs muets ne pourraient plus même le révéler car le répertoire des mots, des inflexions nécessaires, les ressources narratives, deviendrait insuffisant pour en rendre compte même de manière approchée. Les porteurs sont noyés dans le halo de leur secret, solitaires, éperdus. Morts déjà à leur propre univers, mais discrètement, de sorte que leur apparence est la plus respectable, bien plus attractive que celle des suicidés et des menteurs. Mais parfois, puisqu’il faut bien que l’histoire s’écrive et que les secrets naissent et vivent à l’état de vérité au monde avant d’en disparaître pour hanter les corps, il arrive qu’un secret révélé crée l’événement, qu’il bouleverse, qu’il ravage, qu’il enchante, qu’il fasse tomber, pierre après pierre, parfois pendant des années voire des siècles, un groupe humain, une ville, une réalité, tout l’édifice d’un univers secoué sur ses bases. Les secrets des autres porteurs n’ont plus grande importance dans un contexte en crise, et toute l’attention se porte sur le mouvement du monde. Les héros, les amants et les traîtres surgissent, les armées marchent. La clameur de l’histoire se lève, les destins de croisent, toutes échelles de temps et d’espace confondues. Les secrets se fabriquent, matière première de l’ère des porteurs qui va s’ouvrir bientôt.

Le Lion Bleuflorophage

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