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Optimisation des ressources humaines
Mon foyer pour handicapés moteur et mentaux, c'est un peu comme Myspace, on s'y fait plein d'amis, mais en vrai. Y'en a pour tous les goûts, plein de profils différents : trisomiques, schizophrènes, victimes d'Accidents Vasculo Cérébraux, malades de la Chorée de Huntington, déficients mentaux atteints de myopathie évolutive ou d'épilepsie, psychotiques...
Certains cumulent comme Carole : déficiente mentale, noire, presque aveugle, hémiplégique en fauteuil, Ray Charles et Sammy Davis Junior à coté c'est des plaisantins... En plus, la douce, elle vit depuis quelques mois un chagrin d'amour sans fin, Gabriel son petit copain schizo qui poussait son fauteuil, lui préfère désormais Ruth, valide elle aussi. Elle pleure beaucoup certains soirs, toute seulabre dans les longs couloirs déserts, je sais plus trop quoi inventer pour lui remonter le moral.
L'autre soir, ça a démarré fort. Quand j'ai répondu à l'appel de la chambre 3, c'était trop tard, je l'ai senti tout de suite. Une diarrhée d'enfer, Thibault en avait jusqu'aux genoux. Ca faisait une demi-heure qu'il appelait, mais les appel-malade ne fonctionnent pas avant 21h30, à 21h35, le mal était fait. Heureusement, Noémie, l'aide soignante, est venue me prêter main forte, je n'ai pas l'habitude de le manipuler le grand Thibaut. J'ai pu admirer sa maestria, le caca c'est, comme le plâtre, une matière qui doit se travailler rapidement, toujours avoir les bons outils à portée de la main, sinon ça prend, ça durcit, ça colle et c'est foutu.
Nicole, elle me fait le coup presque tous les soirs, j'ai l'habitude maintenant. Obèse, paraplégique et déficiente mentale, elle circule en fauteuil électrique. Elle a mon âge et même si je ne ressemble que de très loin au blond de « Deux flics à Miami » dont les photos tapissent les murs de sa chambre, je sens bien qu'elle n'est pas tout à fait indifférente à mon charme helvète. Aussi est elle toujours gênée, quand il lui faudrait me prévenir qu'elle a lesté sa couche format parachute, elle diffère. Quand je l'aide à se coucher, arrive presque immanquablement le moment fatidique ou je découvre l'indescriptible énormité qui a eu le temps de mariner 3 ou 4 heures, comprimée entre son imposant dargif et le fauteuil. Pour le coup , c'est bien d'une truelle dont j'aurais besoin.
L'important dans ses cas là, c'est de rester naturel et positif, prendre ça à la déconnade, parler d'autre chose tout en s'activant.
J'ai su que j'allais supporter ce taf dés la première fois, quand en allant rincer mes mains gantées de latex et de papier, j'ai découvert ma grosse gueule crispée et déformée d'horreur dans le miroir de la salle de bains. J'ai éclaté de rire, j'étais bon pour le service .
A peine le temps d'aller jeter mon sac poubelle fumant dans la benne qu'un bruit sourd m'attire dans l'unité voisine. A 4 pattes, le cul à l'air et le falzar aux genoux, Fabrice frappe sa montre contre le sol avec application et en bavant. D'ordinaire, Fabrice, doux psychotique, trimballe, dés 5 heures du Matin sa bonne tête de bourgeois croqué par Daumier dans les couloirs, en se tenant la tempe, et on a à peu de mots près toujours la même conversation :
— J'ai perdu ma tumeur !
— T'as du la laisser dans ta chambre, viens on va la chercher ensemble.
— Je t 'aime bien, t'es gentil, on me garde ?
— Bien sur qu'on te garde.
— T'es pas fâché ?
— Et pourquoi je serais fâché, Fabrice ? Tu m'as jamais fait de misère ! Allez viens je vais te faire un café avec des toasts.
— Je t 'aime vraiment beaucoup !
Et il en va ainsi tous les petits matins que Dieu fait...
Mais cette fois c'est plus la même, les yeux tout rouges, l'est colère Fabrice. Voilà qu'il s'en prend à son pieu maintenant, les vis des montants l'énervent au plus au point.
— Calme toi Fabrice, viens te coucher, je vais t'aider à te mettre en pyjama.
— Dégage, je t'aime pas, toi.
Il s'assied sur une chaise, tout contre sa télé éteinte, les mains jointes, la teub à l'air, le froc désormais à mi-mollets.
— C'est fini, j'ai cassé ma montre, je rigole plus maintenant !
Tout ce charivari l'a fatigué, il chope subito un coup de mou et s'écroule sur son plume, pas étonnant avec le traitement qu'il s'appuie. Je lui lourde ses pompes et son ben, le couvre, il ronque déjà.
Ruth m'attend dans la cuisine, elle a beau être valide, elle n'arrive plus à se coucher toute seule depuis qu'elle a été témoin de l'accident de Daniel, il faut l'accompagner dans sa chambre.
J'y ai échappé à l'accident, j'avais pris quelques jours de congé pour monter à Paris faire l'andouille et chanter dans des rades avec Reno, Fantazio, Frank et Tio Manuel, en soutien aux terribles épiciers corréziens.
Daniel, donc. C'est un petit bonhomme rondouillard et tout voûté dans son fauteuil, déficient mental, hémiplégique et épileptique. Très lent, cyclothymique, il passe sans transition du rire aux larmes. Comme j'aime pas le voir pleurer j'essaye de le faire marrer le plus possible. J'utilise toujours les mêmes recettes ; je le regarde dans les yeux et j'entonne la Marseillaise avec ferveur - allons enfants de la prrrrrrttrie, le jour de prrrrrrttrrr est arrivé !
Dés que je pète avec la bouche, il se tort, encore plus plié qu'a l'accoutumée. Quand je l'aide à se déshabiller et à se pager, je me vautre dans son pieu et fait semblant de ronfler, ça marche bien aussi. Une fois bordé, je lui refais le coup de La Marseillaise en la ponctuant cette fois, à l'aide de son horrible trompette en plastique et affublé d'un de ses nombreux casques de pompier, il en suffoque parfois.
Daniel est un fana des pompiers, il leur voue un culte, collectionne casques, camions miniature, calendriers, tee-shirts, tableaux de vieux modèles....
Dimanche 18 janvier, Daniel est sorti comme d'hab' pour s'en griller une dans le patio vers 22 heures. On sait pas trop comment il s'y est pris, mais voûté comme il est, il a du mettre le feu à son pyjama avec le bout de sa clop. Le temps que mes collègues rappliquent alertés par les cris de Ruth, il s'était enflammé, une vraie torche, droit comme un i, les yeux exorbités, sans un cri. Une copine s'est cramée en essayant de l'éteindre avec les paluches, les autres y sont parvenues en utilisant des draps, des torchons et des seaux d'eau.
Une collègue l'a assisté jusqu'à son départ en samu. Elle lui a donné une douche froide, a découpé ses fringues. Il ne se plaignait pas, se contentant de répéter :
— Mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait !
Daniel a été plongé artificiellement dans le coma dés son arrivée à l'hosto, il est mort dimanche 25 janvier en fin d'après-midi.
Mercredi prochain, une formation au maniement des extincteurs remplacera la réunion générale trimestrielle et la traditionnelle homélie managériale pendant laquelle le directeur nous exhorte, dans le cadre de l'excellence des soins, de la démarche-qualité et de l'auto-évaluation à participer à l'élaboration des orientations qui devraient nous permettre de parvenir, ensemble, à l'optimisation des ressources humaines.
7h15, j'ai fini ma nuit. Je rentre chez moi à 30 à l'heure par les pistes défoncées qui serpentent entre les vignes. Les Cockney Rejects braillent dans le poste, le jour se lève, la tempête aussi, la vie est belle.