Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Désobéissances et micro-résistances.

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Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par drÖne »

Un bel article sur la condition féminine et plus généralement sur la domination, trouvé sur Périphéries. L'article est long, mais vaut la peine d'être lu. Il me confirme dans ma détestation viscérale et très ancienne du machisme quotidien et des rapports de domination entre genres, comme le pratiquent ces salauds de Mitterrand et de Polanski. Et comme en fait l'apologie cet autre salopard de Finkielkraut que j'ai entendu "débattre" hier avec Yves Michaux (voir la vidéo : http://www.agoravox.tv/article.php3?id_article=23867). Ses arguments étaient à vomir, comme d'habitude, mais heureusement que Michaux était là pour le renvoyer à sa condition de vieux mâle pervers volant au secours de la caste politico-médiatique...

http://peripheries.net/article324.html
Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

L’arrestation de Roman Polanski à Zurich, le 26 septembre, et l’exhumation de l’affaire pour laquelle il reste poursuivi par la justice américaine, auront été l’occasion pour un nombre assez effarant de commentateurs - et de commentatrices - de démontrer une fois de plus à quel point leur vision de l’érotisme se passe aisément de cette broutille que représente, à leurs yeux, la réciprocité du désir féminin (on se contente en général de parler de « consentement », mais plaçons la barre un peu plus haut, pour une fois). En témoigne l’expression « vieille affaire de mœurs », utilisée dans les premières dépêches ayant suivi l’arrestation, ainsi que dans la pétition du gratin du cinéma mondial lancée en faveur du réalisateur franco-polonais : de nombreuses voix se sont élevées pour faire remarquer à juste titre que, s’agissant de la pénétration et de la sodomie d’une adolescente de 13 ans préalablement soûlée au champagne et shootée au Quaalude, c’était un peu léger.

Partout, les défenseurs du cinéaste soulignent, comme s’il s’agissait de l’argument définitif en sa faveur, que la justice « s’acharne » alors que la victime elle-même, Samantha Geimer, demande le classement de l’affaire : or, elle le demande parce qu’elle ne supporte plus l’exposition médiatique, et peut-être aussi parce qu’elle a été indemnisée ; pas parce que, avec le recul, elle admet que ce n’était pas si grave, ou qu’elle a bien aimé l’expérience, comme on semble le fantasmer...
Dire oui à un homme,
c’est dire oui à tous les hommes

De ses archives, Paris-Match a ressorti un article publié à l’époque, intitulé « Roman Polanski : une lolita de 13 ans a fait de lui un maudit » (la salope !). « La jeune “victime” pervertie n’était pas si innocente », révèle un intertitre. Et la journaliste de préciser : « Samantha G. est une Lolita en T-shirt, à qui des formes bronzées donnent nettement plus que son âge, d’ailleurs plus près de 14 ans que de 13. Elle a reconnu avoir eu, avant sa rencontre avec le metteur en scène, et au moins à deux reprises, des rapports sexuels avec un boy-friend de 17 ans. » Le fait que les relations sexuelles avec un(e) mineur(e) soient prohibées par la loi dans tous les cas devient ici un prétexte pour occulter la différence qui peut exister entre un rapport consenti et un rapport forcé. En résumé : sa non-virginité, à laquelle s’ajoutent ses « formes bronzées » de « Lolita » - elle n’avait qu’à ne pas être aussi bonne ! -, fait d’elle un objet appropriable par qui le souhaite ; dire oui à un homme, c’est dire oui à tous les hommes.

On pourrait penser que, trente-deux ans plus tard, on en a fini avec un mode de pensée aussi archaïque. Mais Le Nouvel Observateur (1er octobre 2009) publie un article d’anthologie, dont le titre - « Une affaire vieille de trente ans - Qui en veut à Roman Polanski ? » - est un poème à lui seul. « La mère, une actrice en mal de rôles, a laissé volontairement sa fille seule avec Polanski, pour une série de photos, y lit-on. Le cinéaste, qui a la réputation d’aimer les jeunes filles, ne résiste pas. » Comme dans le titre de Match, les responsabilités sont inversées : ce n’est pas Samantha Gailey (son nom de jeune fille) qui a été piégée, mais Polanski, dont la « Lolita perverse » et/ou sa mère machiavélique auraient exploité sans pitié les faiblesses bien humaines - décidément, le pauvre homme va de « traquenard » en « traquenard ». Au mieux, si la jeune fille s’estime lésée, elle n’a qu’à s’en prendre à sa mère.
Le grand retour
du « puritanisme américain »

Même Bernard Langlois, dans Politis (8 octobre), valide cet argument : « On peut aussi se poser quelques questions, écrit-il, au sujet de cette Lolita dont les charmes firent déraper le cinéaste, et que personne n’obligeait à se rendre en sa seule compagnie en un appartement désert pour y poser seins nus (c’est elle qui raconte) devant son objectif : l’ingénuité aussi a des limites. » Sans doute ; mais où se situent-elles précisément, ces « limites » de l’« ingénuité » ? Est-ce faire preuve d’« ingénuité » de porter une minijupe ? De se balader seule dans les rues après minuit ?... Au nom de quoi une jeune fille ou une femme qui poserait pour un photographe, même seins nus, est-elle censée avoir signé aussi pour passer à la casserole si elle n’en a pas envie ? Le problème, avec le refus de la loi du plus fort, c’est qu’il exige des positions un peu tranchées : soit il est affirmé, et il interdit les demi-mesures, soit on lui tolère des exceptions, et on voit alors immanquablement des décennies d’acquis féministes, voire simplement progressistes, se barrer en sucette.

Escamoter la question de la réciprocité du désir, c’est aussi ce qui permet de brandir la vieille accusation de « puritanisme » à l’égard de ces coincés du cul d’Américains (« l’Amérique qui fait peur », dit Frédéric Mitterrand). « Au bout de quarante-deux jours, Polanski est relâché en liberté conditionnelle, relatent Philippe Boulet-Gercourt et François Forestier dans Le Nouvel Obs. Il repart travailler. Une photo remet tout en question. Polanski, cigare aux lèvres, s’amuse à la Fête de la Bière en Allemagne. Le juge, irrité, casse le deal. » Ils omettent de préciser que, sur cette photo à la Fête de la Bière, Polanski s’amuse entouré de jeunes filles : on a ainsi l’impression que ce juge est un rabat-joie qui manque terriblement de sens de la fête et n’aime pas que les gens « s’amusent ». Que l’Amérique puritaine veuille la peau de Polanski, c’est bien possible ; mais, dans le cas précis de l’affaire Samantha Gailey, l’argument est hors-sujet. Ce raisonnement nous rappelle celui de la penseuse antiféministe Marcela Iacub et de son collègue Patrice Maniglier lorsqu’ils affirment que, si on pénalise le harcèlement sexuel, c’est parce qu’on n’est « pas à l’aise avec la chose sexuelle » (voir sur ce site « La femme est une personne », 18 octobre 2005).

On s’est focalisé, depuis le début de cette affaire, sur ceux de ses aspects qui tombent sous le coup de la loi : est-ce un viol ? Est-ce de la pédophilie ?... (Réfuter l’accusation de pédophilie semble d’ailleurs suffire, dans l’esprit de ceux qui le font, comme Alain Finkielkraut, à disculper Polanski, comme si le viol n’était pas une chose bien grave tant qu’il ne concerne pas un enfant.) Or, il se pourrait bien qu’il vaille la peine d’élargir le cadre, en s’intéressant à la mentalité qui peut, incidemment, conduire à « forcer la main » à une gamine de 13 ans ; une mentalité qui est loin d’être l’apanage d’un Polanski, et qui révèle la persistance des rapports de domination dans toute leur crudité.
Comme si les filles sortaient
du ventre de leur mère
en rêvant de devenir mannequins

Bien que la compétition soit serrée, c’est indiscutablement Costa-Gavras qui peut revendiquer la palme de la beaufitude dans les réactions indignées à l’arrestation de son collègue cinéaste. « Cessez de parler de viol, il n’y a pas de viol dans cette histoire, assénait-il le 28 septembre sur Europe 1. Vous savez, à Hollywood, les metteurs en scène, les producteurs sont entourés de très beaux jeunes hommes, de très belles jeunes femmes, qui sont grands, blonds, bien bronzés, et prêts à tout. » (A Marc-Olivier Fogiel qui lui objecte qu’on parle ici d’une adolescente de 13 ans, il réplique : « Oui, mais enfin, vous avez vu les photos : elle en fait 25 ! » Commentaire perfide de Maître Eolas : « Il est vrai que 13 minutes d’un de ses films en paraissent 25, mais je doute de la pertinence juridique de l’argument. »)

(JPG)« Prêts à tout. » Il est étrange que la société ne s’interroge pas davantage sur les mécanismes culturels qui font que bien des adolescents, et surtout des adolescentes, sont, en effet, « prêts à tout » pour une carrière dans le show-biz - comme si les filles sortaient du ventre de leur mère en rêvant de devenir mannequins. Dans sa déposition, Samantha Gailey racontait : « Il m’a montré la couverture de Vogue Magazine et demandé : “Voudrais-tu que je te fasse une telle photo ?” J’ai dit : “Oui.” » On pense alors au bruit fait récemment par Picture Me, le documentaire réalisé par l’ancien top model américain Sara Ziff et son ex-petit ami, Ole Schell, sur son expérience dans le milieu de la mode ; un milieu que la jeune femme décrit comme « un environnement prédateur », « plein d’hommes d’âge mûr tournant comme des requins autour de filles jeunes et vulnérables » (voir « Top model exposes sordid side of fashion », The Observer, 7 juin 2009).

Devant la caméra, un jeune modèle du nom de Sena Cech raconte un casting avec l’un des plus grands photographes de mode. « Chérie, peux-tu faire quelque chose de plus sexy ? » lui demande-t-il ; puis son assistant lui dit : « Sena, peux-tu attraper sa queue et la tordre très fort ? Il aime quand on la lui serre vraiment très fort. » « C’était horrible, mais je l’ai fait, commente-t-elle. Et j’ai eu le job. Mais le lendemain, je me sentais mal. » (Voir l’entretien avec Sara Ziff dans The Observer.) Une autre, qui a finalement refusé que son témoignage figure dans le film, raconte comment, à ses débuts, alors qu’elle avait 16 ans et n’avait « encore jamais embrassé personne », un autre grand photographe (« probablement l’un des plus célèbres ») l’a coincée dans un couloir et lui a introduit ses doigts dans le vagin. « A peu près toutes les filles à qui j’ai parlé ont une histoire comme ça », affirme Sara Ziff.
« Des poupées vivantes »

(JPG)Cette violence s’ajoute à celle qui consiste, plus généralement, à traiter des jeunes filles comme de simples carcasses - « des poupées vivantes », dit Sara Ziff -, réduites à leur plastique, soumises à des exigences esthétiques tyranniques. Sur son blog, à la sortie de Picture Me, « Tatiana The Anonymous Model » faisait le lien, sous le titre « Modelling and the tragedy of Karen Mulder », entre le film et ce qui arrivait au même moment à l’ancien top model néerlandais. Celle-ci venait d’être placée en garde à vue à Paris pour avoir menacé de mort sa chirurgienne esthétique, à qui elle réclamait en vain une nouvelle intervention afin de corriger la précédente, dont elle n’aimait pas le résultat. L’épisode s’ajoutait à une histoire déjà chargée, marquée notamment par une tentative de suicide et un pétage de plombs sur le plateau de Thierry Ardisson. La blogueuse rapporte ces propos plutôt troublants tenus par Mulder dans un entretien, peu après sa tentative de suicide : « J’ai toujours détesté être photographiée. Pour moi, c’était juste un rôle, et à la fin, je ne savais plus qui j’étais vraiment en tant que personne. Tout le monde me disait “Hey, tu es formidable” ; mais à l’intérieur, c’était de pire en pire chaque jour. »

La réalité de la condition de mannequin, le prix exorbitant auquel ces filles paient le culte que l’on orchestre autour d’elles et les millions de dollars dont on les couvre (et encore : pour les plus en vue d’entre elles, soit une infime minorité), fait l’objet d’un déni général. Les frasques d’une Kate Moss, malgré ses cures de désintoxication à répétition (elle expliquait sa dépendance à l’alcool par le fait que sur les défilés, à 10 heures du matin, il n’y avait rien d’autre à boire que du champagne), restent présentées comme un style de vie rock’n’roll et « rebelle » - rien d’autre. Comme le rappelle « Tatiana The Anonymous Model », l’un des dirigeants de l’agence Elite, Gérald Marie, ancien mari du top model Linda Evangelista, filmé en caméra cachée par un reporter de la BBC, en 1999, « en train d’offrir 300 livres pour du sexe à un mannequin de 15 ans et de spéculer sur le nombre de participantes au concours organisé par son agence avec qui il allait coucher cette année », est toujours en fonction. (Le Nouvel Observateur avait publié, sous le titre « “On est comme ça, nous les mecs !” » - un vrai cri du cœur -, un article étonnamment sévère envers le reportage de la BBC et clément envers son objet.)
Un érotisme de ventriloques

Devant les remous suscités par le film de Sara Ziff et Ole Schell, les magazines féminins s’en sont fait l’écho - mais sans établir un lien avec la publicité constante qu’ils assurent à la condition de mannequin, en la présentant comme la plus enviable du monde, à grands renforts de success stories et de photos flatteuses. Pas une seule de leurs livraisons, en effet, qui ne relate le « conte de fées » vécu par tel ou tel modèle : comment j’ai été découverte dans la rue, comment un photographe m’a remarquée, comment j’ai enchaîné les couvertures et les défilés, comment je suis devenue riche et célèbre, comment j’ai rencontré l’amour, comment - apothéose - je suis devenue maman... Mais en passant plutôt rapidement, en général, sur l’étape « Comment j’ai dû empoigner la queue du Grand Photographe ».

Sara Ziff, qui a commencé sa carrière à 14 ans, relève combien il est problématique de demander à des filles de prendre des poses sexy, de jouer de leur sexualité, alors que celle-ci est encore balbutiante. On notera d’ailleurs l’ironie qu’il peut y avoir à hypersexualiser des filles à peine pubères, pour ensuite les accuser d’avoir provoqué les abus dont elles sont victimes, en les qualifiant de « Lolitas perverses » ! Ce qui frappe, c’est la prédominance d’un érotisme de ventriloques, qui balaie la subjectivité des dominés. Par rapport à Samantha Gailey, Polanski était à tous points de vue en position de dominant : un réalisateur célèbre de 43 ans, face à une gamine anonyme de 13 ans, qu’il recevait dans la villa de Jack Nicholson... Interrogé sur son goût pour les jeunes filles, dans une séquence rediffusée le 2 octobre dans l’émission d’« Arrêt sur images » (sur abonnement) consacrée à l’affaire, il réfléchissait un instant, avant de répondre un brin tautologiquement : « J’aime les jeunes filles, disons-le comme ça... » Il ajoutait qu’il y avait différentes manières de réagir à la souffrance : « Certains s’enferment dans un monastère, et d’autres se mettent à fréquenter les bordels. » (A ceux qui font valoir que cet homme a beaucoup souffert, il faudra rappeler leurs prises de positions, la prochaine fois qu’ils fustigeront la « culture de l’excuse » si caractéristique de la gauche angéliste.) Il en va de même pour le ministre de la culture Frédéric Mitterrand, qui souligne que la fréquentation des prostitués thaïlandais lui a servi à apaiser ses tourments d’homosexuel mal assumé (lire à ce sujet les réflexions de Didier Lestrade sur son blog).
La vieille mythomanie
du client de la prostitution

S’abriter derrière son statut d’artiste pour justifier cet usage consolatoire de plus faible que soi ne va pas sans poser quelques problèmes. « La littérature, ironise André Gunthert sur Recherche en histoire visuelle, c’est comme la baguette magique de la fée Clochette : ça transforme tout ce qui est vil et laid en quelque chose de beau et de nimbé, avec un peu de poudre d’or, de musique et de grappes de raisin tout autour. Pour les poètes, la prostitution n’est plus la misère, le sordide et la honte. Elle devient l’archet de la sensibilité, l’écho des voix célestes, la transfiguration des âmes souffrantes. La littérature, ça existe aussi au cinéma. Talisman de classe, elle protège celui qui la porte de l’adversité. Que vaut une fillette de 13 ans face à une Palme d’or ? »

Erotisme de ventriloques, et production artistique de ventriloques, aussi, en effet. Frédéric Mitterrand se trouve en position de dominant non seulement parce qu’il paie un jeune Thaïlandais pour que celui-ci se mette au service de son désir (« I want you happy » : comme c’est touchant), mais aussi parce qu’il en fait ensuite un livre, dont la puissance littéraire n’a pas échappé à nos chevronnés esthètes bravepatriotes, et dans lequel il projette sur le jeune homme les sentiments qui lui conviennent, avec cette étonnante capacité à se raconter des histoires que manifestent les clients de la prostitution (« Le fait que nous ne puissions pas nous comprendre augmente encore l’intensité de ce que je ressens et je jurerais qu’il en est de même pour lui » - voir les extraits sur le site du Monde). La tendance actuelle à la délégitimation et à l’effacement de la subjectivité des dominés peut d’ailleurs s’observer dans des domaines très différents.
Sois belle et tais-toi,
ou la pauvreté des rôles féminins

(JPG)Porte-manteau à fantasmes, marionnette de ventriloque, c’est aussi la position la plus fréquente des femmes au cinéma. « J’avais envie de bastonner les gens qui me disaient : “Oh, tu étais formidable dans ce film !” J’aurais voulu leur dire : ne me dis pas que tu m’as aimée là-dedans, je n’y étais même pas ! C’était quelqu’un d’autre ! » Ainsi parlait, en 1976, l’une des actrices - françaises et américaines - interviewées par leur consœur Delphine Seyrig pour son documentaire Sois belle et tais-toi. Edité en DVD par le Centre audiovisuel Simone de Beauvoir - que Seyrig a fondé -, le film, malgré sa mauvaise qualité technique, mérite le détour. Toutes y racontent la pénurie de rôles féminins, et, plus encore, leur pauvreté, les quelques sempiternels clichés auxquels ils se réduisent (« Ils sont très rares, dit l’une d’elles, les films où la femme est perçue comme un être humain »). Seule exception, Jane Fonda - dont l’abattage et le charisme crèvent l’écran - déborde d’enthousiasme en évoquant le film qu’elle vient alors de tourner avec Vanessa Redgrave : Julia, de Fred Zinnemann, sorti en 1977, qui raconte l’amitié entre deux femmes pendant la seconde guerre mondiale. A propos de son personnage, elle a cette formule éloquente : « C’était la première fois que je jouais le rôle d’une femme qui ne joue pas un rôle. »

Ces actrices parlent en des termes qui rappellent presque mot pour mot ceux de Karen Mulder : « Je ne savais plus qui j’étais », se souvient encore Jane Fonda en racontant son passage, le jour de son arrivée à la Warner, sur l’espèce de fauteuil de dentiste où atterrissaient toutes les actrices, tandis que les experts mâles se bousculaient au-dessus d’elles pour les examiner sous toutes les coutures et les maquiller. « Ils m’ont conseillé de me teindre en blonde, de me faire briser les mâchoires par le dentiste pour creuser les joues - j’avais encore mes bonnes joues d’adolescente -, de porter des faux seins et de me faire refaire le nez, parce que, avec un nez pareil, je ne pourrais “jamais jouer la tragédie” ! »
« L’homme est un créateur,
la femme est une créature »

La volonté de modeler l’autre en fonction de son fantasme se traduit aussi, en effet, de la manière la plus concrète, en taillant dans la chair. Analysant les émissions de télé-réalité qui mettent en scène des opérations de chirurgie esthétique, un critique de Télérama faisait remarquer : « Magie de la technologie au service d’une extrême violence. Violence contre le corps des femmes, “violence faite aux femmes”, comme on dit. Violence presque symétrique à celle exercée par le port de la burqa [le « presque » est superflu, à notre avis]. L’acharnement mis à “dégager le visage”, à “donner le goût d’être visible” dans un cas rappelle celui mis à masquer, à effacer dans l’autre. Les femmes qui se découvrent dans le miroir de Miss Swan “ne se reconnaissent pas”. Pas plus que les femmes portant la burqa. Rien à voir ? Non, rien à voir. D’ailleurs, a-t-on vu une mission parlementaire enquêter sur la chirurgie esthétique ? » (« “Dégager le visage, c’est créer de la beauté” », Télérama.fr, 30 juillet 2009 ; voir aussi le film réalisé par des féministes italiennes, Il corpo delle donne.)

(JPG)« L’homme est un créateur, la femme est une créature » : autant dire que cette division des rôles a des racines très profondes (voir aussi à ce sujet « Les arts du spectacle, une affaire d’hommes », Les blogs du Diplo, 29 juillet 2009). Dans Sois belle et tais-toi, toujours, Maria Schneider, covedette avec Marlon Brando du Dernier tango à Paris de Bernardo Bertolucci, sorti en 1972 et dans lequel, comme dit Wikipédia, « une tablette de beurre devint célèbre », raconte, elle, que, durant le tournage, Bertolucci lui a à peine adressé la parole : « Il a fait le film avec Marlon. » Une autre lui fait écho : « Tout le cinéma n’est qu’un énorme fantasme masculin. » Trente-cinq ans plus tard, le constat, à peu de choses près, reste valable. La seule différence notable, c’est peut-être que plus personne, ou presque, n’y trouve sérieusement à redire.
Mona Chollet
Sur le(s) même(s) sujet(s) dans Périphéries :

Femmes
* Le Chevalier au spéculum - Le Chœur des femmes, un roman de Martin Winckler - août 2009
* « Marianne, ta tenue n’est pas laïque ! » - Les filles voilées parlent, d’Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian - avril 2008
* « La vie est un manège » - Etre femme sans être mère - Le choix de ne pas avoir d’enfant, d’Emilie Devienne - 3 février 2007
* Sexes - janvier 2007
* « Culte du corps », ou haine du corps ? - Normes de beauté - 4 octobre 2006
* Les pièges du pragmatisme - Prostitution - 8 juillet 2006
* L’Occident ou la phobie de la différence ? - La femme, l’étranger - 23 octobre 2005
* La femme est une personne - A propos d’un entretien avec Patrice Maniglier paru dans Libération - 18 octobre 2005
* Sortir du « harem de la taille 38 » - Le harem et l’Occident, de Fatema Mernissi
The Good Body, d’Eve Ensler - octobre 2005
* Une femme de ressources - Séverine Auffret, philosophe et essayiste - septembre 2005
* Fausse route II - Le féminisme ne se divise pas - 20 juillet 2005
* Un féminisme mercenaire - A propos de Pour en finir avec la femme, de Valérie Toranian, et de L’islam, la République et le monde, d’Alain Gresh - 8 novembre 2004
* « Une femme en lever d’interdit » - Thérèse en mille morceaux, de Lyonel Trouillot - septembre 2004
* La pyramide posée sur sa pointe - Après le Forum social européen de Saint-Denis - 21 novembre 2003
* Aïcha et les « gros tas » - Fortune médiatique des Ni putes ni soumises
et des filles voilées - 30 octobre 2003
* Penser sans entraves - Annie Leclerc, philosophe - octobre 2003
* Demain, Frankenstein enlève le bas - Comment Elle vend la chirurgie esthétique à ses lectrices - 30 juillet 2003
* « Je suis, donc je pense » : la révolution copernicienne de Nancy Huston - Journal de la création et autres essais - décembre 2001
* Femmes « encarcannées » - La femme gelée, d’Annie Ernaux - 14 juillet 2000
* Catherine Breillat cherche les problèmes - Une vraie jeune fille - juin 2000
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par LLB »

Merci pour cet article, super, où je retrouve des arguments que je m'inquiétais fortement de ne jamais voir apparaître dans cette histoire.
Je trouvais particulièrement hard de dire que la gamine "n'en était pas à sa première expérience", comme si ça justifiait tout (en gros : puisque c'était une pute!)
Etrange la pétition des artistes parlant d'une "affaire de moeurs" : rien de bien grave au fond.
Etrange aussi l'idée que pusique la fille a retiré sa plainte, il n'y aurait plus besoin de poursuivre le violeur. Dans ma petite tête de citoyenne, la justice prend en charge le préjudice quand il y a crime (depuis 1980 pour le viol) elle ne "représente" pas la victime, mais le corps social qui décide de ce qui est crime ou pas.
Mais on voit dans cette affaire pourquoi les fillles victimes ont parfois envie que les choses soient enterrées quitte à ce que l'agresseur ne soit pas poursuivi, vu ce qu'elles endurent quand il y a publicité autour de l'affaire qui les concerne.
Le pire de tout : voir des gens comme Finklekraut expliquer sans vergogne qu'ils ne voient pas où est le problème.
Sale époque, sale complaisance dans l'étalage d'un relativisme que Finkelkraut se fait pourtant fort de combattre quand les crimes le concernent : au fond, incapable de raisonner autrement que par rapport à des intérêts, donc incapable de raisonner par rapport à ce qui relève de la justice.
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par drÖne »

Oui, et aussi quelque chose m'a frappé dans le débat Michaux-Finkielkraut : Michaux avance des arguments juridiques et évoque le cas précis du viol de la petite fille de 13 ans, sodomisée et droguée par Polanski. En face, Finkielkraut répond en brandissant Proust (les jeunes filles en fleur), Lolita de Nabokov et le photographe niaiseux David Hamilton. Il dit qu'il craint qu'on doive alors "faire un autodafé" avec les productions de ces artistes qui ont sublimé l'amour pour les jeunes filles. C'est à dire qu'il oppose à une réalité brutale un argument portant sur la représentation. Et on voit bien qu'il s'agit de venir au secours de ceux qui se mettent en représentation dans les médias, ici : Polanski, Mitterrand, Finkielkraut ne sont que les hérauts de la société du spectacle qui voudraient, finalement, dans la France sarkozyste livrée au salopards des médias, que la caste politico-médiatique se trouve placée au dessus des lois. C'est pourquoi je trouve que toute cette histoire, sordide par quelque bout qu'on la prenne, est très révélatrice de l'état de déliquescence morale et intellectuelle de notre société. Quand on se met à brandir des signes pour conjurer des réalités douloureuses, on n'est pas loin de la folie...
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par LLB »

Autre élément troublant, qui va dans le sens de ce que tu dis de la représentation : les positions sont suspectes de ne pas être prises par rapport à des objets réels, mais par rapport d'autres positions. On critique Hamon parce qu'il fait le jeu de Marine Le Pen et donc du Front National. On explique que les critiques adressées à Mitterand vont dans le sens d'un amalgame entre homosexualité et pédophilie.
La réalité précise de ce qui a été fait et vécu semble ne pas exister.
Par contre, à l'inverse, il y a revendication de la part de Mitterdand, ministre, d'être considéré à travers son bouquin pour ce que lui a ressenti individuellemet dans le tréfonds de sa conscience et de sa sensibilité.
Pendant ce temps il y a des gens qui sont consommés, mais dont l'éventuelle souffrance ne compte pas puiqu'ils ne la revendiqueront jamais dans une production culturelle publique. Elle ne pourrait être prise en charge encore une fois, que par le corps social anonyme représenté par...les représentants politiques.
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par drÖne »

Oui, c'est assez terrible toute cette déréalisation. Mais on peut peut-être se rassurer en se disant que la dernière forme de civilisation, en France, qui se soit autant vautrée dans la représentation et la déréalisation de la réalité, c'est la royauté à la fin du XVIIIème siècle : quand Marie Antoinette vivait dans une ferme enchantée de pacotille (tandis que les vrais paysans crevaient de faim), quand la noblesse de cours pensait à travers le filtre du théâtre, et quand Louis XVI ne vivait que pour son fantasme d'horloger (tandis que les artisans devaient fantasmer sur sa mort). On sait comment cette proto "société du spectacle" (même si tu sais que je n'aime pas Debord) a fini : des têtes sont tombées.

Espérons que tous les sophistes sans envergure qui nous gouvernent perdent vite leur aplomb, si ce n'est leur tête...
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par pH »

Merci pour l'article, c'est difficile de démêler tout ça. Les faits sont des lieux-communs, c'est plus facile de faire bouffer ça à tout le monde : donnez au poète sa muse. L'essentiel est en effet toujours intouchable. Ca reste d'ailleurs toujours une minorité minable et écoeurante vautrée dans une existence qui nie toutes les autres. Bon, je vous lis avec plaisir, vous m'aidez aussi j'avoue. Le ridicule Fredéric qui donne des détails de l'age de ses … victimes ? [credule.gif] (sachant en plus qu'il raconte ce qu'il veut) et la journaliste en face qui ne sourcille surement même pas… La semaine est en effet à gerber.
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par juko »

oui bon article qui m'a permis à moi aussi de démeler en partie ma perplexité vers plus d'assurance.
Pourquoi t'aimes pas debord dabord?
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par drÖne »

juko a écrit :oui bon article qui m'a permis à moi aussi de démeler en partie ma perplexité vers plus d'assurance.
Pourquoi t'aimes pas debord dabord?
Parce que, du point de vue scientifique, il n'y a rien à en tirer : c'est ce qu'on appelle de "l'essayisme". C'est à dire que, comme dans le cas de Régis Debray ou, par exemple, Alain Minc (version libérale de droite), ou bien d'autre, il s'agit d'éditer des idées sans avoir le plus petit début d'une méthode pas plus que le moindre travail d'enquête permettant de juger le statut des idées présentées. Ca ne signifie pas que les idées seraient sans intérêt, ni même qu'elles seraient fausses, mais qu'on ne peut qu'en rester à un jugement esthétique à leur égard : ça plait, ou ça ne plait pas, mais ça ne peut pas être déclaré juste ou faux. Donc, du point de vue scientifique, ça n'a pas beaucoup de valeur. En revanche, du point de vue culturel, ça peut en avoir. L'essayisme, quand ça touche des problématiques socio-politiques, c'est un peu comme de la vulgarisation pour les sciences humaines et sociales.

Enfin, pour Debord spécifiquement, je déteste tous les énoncés qui commencent par "la société de..." : une société, c'est toujours complexe, contradictoire, et hétérogène. Mais pour s'en rendre compte, il faut mener des enquête. Si on en reste au seul débat d'idée dans le champ de l'essayisme, on peut alors dire, sans peur du ridicule, que nous vivrions dans une "société du spectacle" (Debord), dans "une société du risque" (Ulrich Beck), dans une "société de la communication" (là, il y en a des wagons à dire ce type d'ineptie), à une "société de la connaissance" (rhétorique politicienne et technocratique relayée par pas mal de collègues également, souvent formulé en termes de "société de l'information", ce qui est tout aussi crétin), etc.
drÖne
d'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit...
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par juko »

moi je crois qu'on vit dans une société de société
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Re: Polanski, Mitterrand : le soliloque du dominant

Message par juko »

soit dit en passant par la fenetre, je suis heureux que ce forum vive
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