L’entreprise sans patron fleurit en Argentine

Désobéissances et micro-résistances.

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drÖne
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L’entreprise sans patron fleurit en Argentine

Message par drÖne »

Remède à la crise, l’entreprise sans patron fleurit en Argentine
(http://risal.collectifs.net/article.php ... ticle=1491)

Depuis cinq ans, quinze mille travailleurs argentins ont sauvé leur emploi en « récupérant » leur entreprise. Autogérées, sans actionnaires, elles prouvent que l’on peut créer et répartir des richesses autrement.
par Benito Pérez
10 octobre 2005

Sur le parvis, un ouvrier soude une longue barre en métal. Dans son dos, le hangar fraîchement repeint est manifestement en travaux. Sur cette large avenue passante de Rosario, rien ne permet de soupçonner l’existence d’une bruyante fabrique. Une petite porte s’ouvre, nous nous engouffrons.
A l’intérieur, une quinzaine d’ouvriers s’affèrent à la tâche. Les mains dans la pâte, ils façonnent ravioli, tagliatelles ou gnocchi. D’autres emballent ou nettoient l’atelier. Un dernier est accroché au téléphone. « Vous êtes le journaliste ?, interroge Raúl, l’administrateur. Entrez, parlez à qui voulez. De toute façon, on a tous vécu la même chose ! » Bienvenue dans le monde des « entreprises récupérées » !

Merci Menem !

Depuis deux ans, Pastas Merlat fait partie de ces près de 200 sociétés argentines passées aux mains de leurs travailleurs. En faillite ou abandonnées par leurs propriétaires, elles ne doivent leur survie qu’à la mobilisation du personnel. Le plus souvent dans des conditions précaires, d’illégalité et de rapport de force avec les autorités. Mais dans une Argentine appauvrie, la réussite des pionniers Bruckman ou Zanón a suscité des vocations : plus de 15 000 travailleurs organisés en coopératives démontrent que l’on peut créer, produire et commercialiser « sans patron ».

Ouvriers bernés

A sa petite échelle, la trajectoire de Pastas Merlat est emblématique. Comme pour toutes ses soeurs récupérées, son aventure n’aurait paradoxalement pas été possible sans la fièvre néolibérale qui s’était emparée de l’Argentine il y a une quinzaine d’années. Elève modèle du FMI, le président d’alors, Carlos Menem, [1] décrète la parité peso/dollar et ouvre grand les frontières. Incapable de résister, la petite industrie commence à péricliter.

En 2001, lorsqu’il demande - et obtient - un sursis concordataire, le patron de Pastas Merlat fait figure de survivant. Pour sauver la barque, il compresse salaires et personnel. « Nous lui faisions confiance, nous pensions qu’il cherchait des solutions », se souvient Walter, lâchant un instant ses moules à ravioli.

Rien n’y fait, le 5 décembre 2003, le propriétaire déclare la faillite et abandonne la fabrique. C’est alors que les ouvriers découvrent le pot aux roses : plusieurs centaines de milliers de pesos se sont évaporés... Entre cotisations sociales et salaires impayés, chaque travailleur a perdu plus de 10 000 pesos [2] en deux ans !
« Pendant qu’on se serrait la ceinture, il a vidé la caisse et investi dans l’élevage de chinchilla de sa femme ! » accuse Walter. Jusqu’à présent, aucun tribunal ne s’est penché sur ce singulier management...

« On n’avait pas le choix ! »

Floués, les quinze salariés refusent de quitter l’usine. Dans un pays débordant de chômeurs, l’idée de poursuivre la production s’impose d’elle-même. Les ouvriers se barricadent aussitôt par crainte d’une expulsion. Familles et voisins solidaires assurent le ravitaillement, un syndicat offre même la couverture maladie et avance les salaires.

Un mois après la naissance de son premier fils, Walter passe nuits et jours dans l’usine. « Ma famille m’a soutenu à 200%, se souvient-il. De toute façon, on n’avait pas le choix, on ne retrouve pas du travail comme ça aujourd’hui... »

Sorti de son bureau, Raúl s’empresse de confirmer : « A 54 ans, j’étais prêt à tout - absolument tout ! - pour ne pas me retrouver à nouveau au chômage ! » Entré comme vendeur à Pastas Merlat en 1983, le volubile quinqua est le mieux placé pour démarcher, entre deux nuits de garde, fournisseurs et clients. A force d’obstination, il parvient à les convaincre de faire confiance aux ouvriers. « Eux aussi s’étaient fait berner, ils étaient un peu échaudés. Mais sans nous ils n’avaient aucune chance d’éponger leurs pertes... » souligne-t-il.

Autogestion ouvrière

La deuxième victoire tombe un mois plus tard. Le juge chargé de la faillite autorise - provisoirement - la poursuite des activités. Un administrateur judiciaire est nommé : l’aventure peut continuer. Pour autant que les travailleurs prouvent la viabilité de l’entreprise.

Ce sera chose faite seize mois plus tard. En mai 2005, la justice autorise la constitution d’une coopérative ouvrière et concède formellement l’usufruit des machines et le contrôle de l’entreprise.

L’étape est cruciale... d’un point de vue juridique. Dans les faits, « nous avons toujours géré nous-même l’entreprise », assure Raúl. A l’instar des autres fabriques récupérées, l’expérience de Pastas Merlat est intrinsèquement liée à l’autogestion ouvrière directe. Même l’organigramme de la coopérative adopté en mai reste largement fictif.
« Nous nous réunissons tous les quinze jours pour discuter des problèmes de l’entreprise. C’est là que se prennent toutes les grandes décisions », résume Walter. Entre deux assemblées, si un doute apparaît, « on arrête le travail et on discute ». « Mais ça n’arrive jamais, précise-t-il, car maintenant chacun sait très bien ce qu’il a à faire. »
Réorganisée en secteurs autonomes, la production engage la responsabilité de chaque ouvrier. « C’est dur, admet Walter, le soir, on ramène tous les soucis à la maison... Mais je ne regrette rien, j’apprécie ces responsabilités. » Le sourire en coin, Rubén acquiesce : « Maintenant, on sait pourquoi on bosse ! », lâche-il, avant de retourner à ses gnocchi.
Pour lier le tout, Raúl s’est formé au travail de bureau et à la comptabilité. L’administration est devenu son royaume. Consciencieux à l’extrême, l’ancien vendeur avoue avoir eu du mal à vivre ses nouvelles responsabilités. « J’ai perdu quinze kilos ! » confie-t-il. Mais jamais son énergie vitale : « Avec mon fils, je me mets à l’informatique. J’adore apprendre, c’est mon caractère. »

Pour l’heure, la formule est gagnante. L’ex-Pastas Merlat, devenue Coopérative Resurgir, flirte avec le chiffre d’affaires de 2001. Trente tonnes de pâtes sont fabriquées et vendues chaque mois à travers des restaurateurs, des supermarchés et la boutique de produits fins de la maison. L’objectif, à court terme, étant de doubler la production. Bien qu’égalitaires, les salaires sont encore modestes (600 pesos), une part importante des recettes étant affectée aux investissements des coopérateurs. Mais pour les ouvriers, le principal est ailleurs : « On a prouvé que l’on peut très bien se passer des patrons... » sourit Raúl.

Exproprier les machines

La course d’obstacles n’est pourtant pas terminée. Expulsée de son ancien local en début d’année, la coopérative a dû investir un entrepôt peu adapté à la production alimentaire. Des travaux coûteux sont nécessaires. « Au lieu de nous aider, la bureaucratie nous harcèle. Ils ont toujours de nouvelles exigences », accuse Walter. « Ils essaient de faire respecter les lois, tempère Raúl. Comme le site est neuf, nous devons renouveler toutes les demandes d’autorisation... »

Pour franchir le cap, l’entreprise s’est adressée au gouvernement. Mais le prêt espéré se fait attendre. Seule la municipalité de Rosario, tenue par les socialistes, a consenti deux crédits sans intérêt. A l’initiative du Mouvement national des entreprises récupérées (MNER), la Région de Santa Fe a, elle, été saisie d’une demande d’expropriation des machines, pour lesquelles la coopérative doit verser une location mensuelle aux autres débiteurs. « Nous avons été grugés de 150 000 pesos, nous avons sauvé quinze emplois... et nous devons continuer à payer les dettes de l’ancien patron. C’est absurde ! » s’insurge Raúl. Revenu de ses gnocchi le sourire aux lèvres, Rubén console ses camarades : « On peut déjà être content qu’ils nous aient jamais envoyé les flics ! »

Squat quatre étoiles à Buenos Aires

Les oeuvres du Che en évidence, la petite librairie s'ouvre sur un bruyant café. Attablés, des étudiants à dreadlocks conversent. A deux tables, derrière le garçon droit comme un i, un couple de retraités est plongé dans la lecture de La Nación, le quotidien conservateur par excellence. Dans le fond, près de l'expo sur le commerce équitable, on devine un petit groupe traînant des valises à roulettes. Où sommes-nous?

Un petit saut dans la rue nous l'apprend. En levant le nez, impossible de rater la tour de verre du fameux Hôtel Bauen, de Buenos Aires. Depuis deux ans, elle héberge l'une des expériences sociales les plus surprenantes d'un pays qui n'en manque pas: l'hôtel de luxe «récupéré» et autogestionnaire.

L'affaire débute en 1997, lorsque le propriétaire du Bauen vend le prestigieux édifice situé à l'angle des avenues Callao et Corrientes, la Broadway de Buenos Aires. La nouvelle gestion, opérée par une SA chilienne, s'avère calamiteuse; l'hôtel sombre rapidement. Peu après la révolte populaire des 19 et 20 décembre 2001, les soixante derniers employés sont licenciés, le bâtiment fermé.

En mars 2003, toujours privés d'emploi, une trentaine d'anciens du Bauen rompent les scellés et occupent le bâtiment. « Un juge a accepté que nous restions, mais il ne nous a pas autorisé à travailler », raconte Marcelo Ruarte, ancien réceptionniste devenu président de la coopérative BAUEN.

Les travailleurs n'en ont cure. Ils commencent par réaménager les salles de conférence au sous-sol, puis décident d'ouvrir un premier lot de chambres. « A trente, se souvient Maria, on était obligé de tout faire. Le matin, on préparait le petit-déjeuner. Puis on se changeait pour faire les chambres, puis à nouveau pour servir les clients... les journées étaient terriblement éprouvantes. »

L'ancienne femme de chambre peut témoigner des changements intervenus depuis. Désormais responsable des ventes, elle gère 160 chambres affichant pratiquement toujours complet. Ouvert cette année, le café Utopia ne désemplit pas.

Actuellement, le Bauen emploie 125 travailleurs, dont 95% de coopérateurs, touchant mensuellement quelque 900 pesos. Un succès économique qui s'explique, en partie, par des prix plus bas - 120 pesos la nuit. Mais aussi par l'arrivée d'une nouvelle clientèle composée de représentants de mouvements sociaux ou syndicaux de passage dans la capitale logés sur la base de conventions. Au point que le Bauen fait figure de quartier général du Mouvement national des entreprises récupérées (MNER).

Et l'ancienne clientèle? « Elle continue à venir», assure Marcelo Ruarte. « En général, comme elle ne fait que passer, elle ne s'aperçoit même pas du changement de gestion. »

Avec des exceptions notables, comme en juillet dernier lorsque sympathisants et travailleurs ont dû barricader l'hôtel pour empêcher une «inspection» policière. «Les clients sont restés bloqués à l'intérieur, on a été obligé de leur expliquer pourquoi... »

Une pression policière qui pourrait s'accentuer tant que l'avenir juridique du bâtiment restera dans l'impasse. La vente de 1997 n'ayant été que partiellement honorée, les travailleurs du Bauen ne peuvent s'appuyer sur la faillite de 2001 pour obtenir l'expropriation de l'hôtel. Du coup, l'ancien propriétaire réclame sa restitution. « Mais il refuse de rembourser les 4 millions de pesos reçus des Chiliens », précise M. Ruarte.
Quoi qu'il en soit, les travailleurs n'entendent pas faire les frais de l'imbroglio juridique. « Nous avons prouvé que la gestion ouvrière fonctionnait et permettait de sauver des emplois, rappelle Maria. Alors pourquoi partirions nous? »

NOTES:

[1] Carlos Menem, président « péroniste » de l’Argentine de 1989 à 1999. Son gouvernement est associé à la corruption et à l’imposition de politiques néolibérales agressives (ndlr).

[2] Plus de 2.900€ au cours actuel. Mais le montant réel est plus grand, puisqu’une partie des dettes datent de 2001, alors que la parité peso/dollar n’a été abandonnée qu’en 2002.

Avec la collaboration de Sarah Scholl.

Source : Le Courrier (www.lecourrier.ch), Genève, Suisse, 8 octobre 2005.
drÖne
d'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit...
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