Fashion victims

Désobéissances et micro-résistances.

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bituur esztreym
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Fashion victims

Message par bituur esztreym »

un texte d'Ann Scott, sur le suicide de deux amis à elle. essai de creuser sous le refus, sans enjoliveurs, je trouve.

I Les journées commencent comme ça

On se réveille le matin, on allume son ordinateur ou son Smartphone, et c’est comme ça qu’on l’apprend. On parcourt la timeline de son réseau social en buvant sa première gorgée de thé, et on lit que DJ AM ou Brittany Murphy ou Casey Johnson ont été retrouvés morts. Trente-six ans, trente-deux, trente – qu’on ait la moindre idée de qui ils étaient ou pas, tout le monde est sous le choc, et tout le monde poste et reposte dans un élan d’empathie virale, avant de passer à l’info suivante.
Les journées commencent comme ça, désormais. Par les images que font naître les lignes qu’on vient de lire, et selon le degré de disponibilité mentale pour la morbidité de la chose, ces images persistent quelques secondes ou tout au long de la matinée. Adam Goldstein, DJ, à plat ventre sur son lit, torse nu, entouré de prescriptions d’analgésiques et d’une pipe de crack, barricadé dans la chambre de son appartement dont la porte était bloquée par un miroir. Brittany Murphy, actrice, inanimée sur le carrelage de sa salle de bain, son mari à genoux tentant de la ranimer pendant que sa mère s’étrangle de sanglots en appelant le 911 – un enregistrement rendu public, huit minutes durant lesquelles on l’entend crever de douleur en constatant que les gestes de premiers secours dictés par le standardiste ne servent à rien. Casey Johnson, héritière, dont le corps n’a été découvert qu’au bout de plusieurs jours, dans une villa sans électricité ni meubles où s’entassaient des détritus et des barquettes de nourriture moisie, avec des algues dans la piscine et une Porsche cachée dans le garage pour échapper aux créanciers.
C’est de cette façon, maintenant, que des millions de gens apprennent le décès de célébrités. Brad Renfro et Heath Ledger à une semaine d’écart, Farrah Fawcett et Michael Jackson le même jour, Yves Saint Laurent, Guillaume Depardieu, Alain Bashung, Pina Bausch, Merce Cunningham, Patrick Swayze, J. D. Salinger, Malcolm McLaren… Et depuis deux ans on est stupéfié par une vague de suicides. Près d’une dizaine de mannequins, coréennes pour la plupart, comme Daul Kim, mais aussi Ruslana Korshunova, Lina Marulanda, Ambrose Olsen. Une demi douzaine d’actrices, coréennes toujours, auxquelles s’ajoute Lucy Gordon qui jouait Jane Birkin dans le biopic sur Gainsbourg. David Foster Wallace, l’écrivain américain. Nelly Arcan, l’auteur québécoise. Kristina Rady, l’ancienne femme de Bertrand Cantat. Puis Lee Alexander McQueen. Et hormis Ruslana Korshunova et Lina Marulanda qui se sont jetées par la fenêtre, tous se sont pendus.

II Mourir comme on a vécu

C’est comme ça que j’ai su pour Daul et pour Lee. Parce que les deux fois, j’avais dormi tard sans être réveillée par mon portable. Parce que bêtement, quand j’ouvre les yeux, je lis d’abord mon Twitter avant d’écouter ma messagerie. Parce que rien ne permet d’imaginer qu’à trois mois d’intervalle, quelqu’un va appeler pour annoncer un second drame identique au premier. Les cauchemars de la pendaison de Daul commençaient à peine à s’espacer quand il a fallu encaisser celle de Lee. Il a aussi fallu entendre qu’il s’est tailladé les veines avant d’essayer la tringle de la salle de bain puis celle du dressing. Il y a des finalités dont on a une image incomplète à moins de se trouver sur les lieux. Là, on n’a pas besoin de voir le corps suspendu. On n’a pas besoin de voir le visage cyanosé. L’idée qu’on se fait de cette méthode est tout sauf floue, et elle est immédiate. On visualise les traits de quelqu’un qu’on aimait, on le sait de face, debout, mort d’une manière qui en dit long, et le cœur se brise, c’est tout. Se pendre n’a rien à voir avec l’honneur d’un Mishima s’ouvrant le ventre pour en libérer l’âme. Ce n’est pas non plus Zweig avalant des barbituriques en serrant sa femme dans ses bras. Ou Virginia Woolf lestant ses poches de cailloux avant d’entrer dans une rivière. Ou encore Hemingway ou Hunter S. Thompson qui se tirent une balle dans la tête. Se pendre n’est pas s’assommer en tombant du haut d’un immeuble, ou se désintégrer en se précipitant sous un train, ou s’endormir en se vidant de son sang. Se pendre c’est s’étrangler soi même. C’est écraser la gorge où sont logées les émotions, et museler la bouche pour qu’aucun cri n’en sorte plus. Se pendre c’est dire qu’on mourra comme on a vécu, étranglé. C’est la première chose qui m’est venue à l’esprit quand j’ai su pour Daul, et j’ai passé l’hiver à avoir envie de vomir chaque fois que je croisais quelqu’un avec une écharpe.

III Il faut 12 doigts pour jouer cette partition

Une nuit, à Londres, où je vivais à l’époque, j’étais en pleine crise de claustrophobie dans une crypte convertie en club, et tout ce que Lee avait trouvé à faire avait été de me coller un buvard d’acide sur la langue. Pas de malveillance, à 16 ans et demi, simplement de l’ignorance, mais la nuit de cette rencontre, j’avais demandé à tous ceux dans lesquels je me cognais s’ils avaient un couteau tellement je voulais le tuer. Alien Sex Fiend jouait quelque part derrière un mur, un de leurs refrains assurait que Nothing Can Go Wrong, et Lee avait bien dû répéter ces mots cinquante fois tandis que j’avais envie de me jeter la tête la première contre quelque chose, dans ce dédale de pièces basses de plafond qui se succédaient en enfilade sans qu’il semble possible de retrouver la sortie. Cette phrase est ensuite restée un gimmick, pas un coup de fil ne se terminait sans, et une fois, pour faire le con, Lee avait appelé en restant muet derrière la musique de Barry Lyndon qu’on avait vu ensemble quelques mois plus tôt, avant de reprendre le combiné pour dire : « Imagine s’ils avaient joué ça cette nuit-là, fantastique oraison funèbre pour meurtre gothique ». Plus tard il a ouvert un défilé avec ce morceau, parce qu’Isabella Blow (1) venait d’essayer de se suicider et il savait déjà qu’elle recommencerait. Et maintenant c’est encore ce morceau de Haendel que son staff a choisi pour l’hommage rendu sur son site. Daul, elle, a posté de l’electro en message d’adieu sur son blog. Elle ne m’avait même pas remarquée quand elle avait abordé le DJ avec lequel je sortais d’un café, à Saint-Sulpice. Elle avait vu l’exemplaire de Superstars qu’il tenait à la main, elle en avait entendu parler et voulait savoir si le livre était traduit en anglais. Elle ignorait que j’en étais l’auteur, que la traduction coréenne était sur le point de paraître, que je venais d’en recevoir deux copies, et que cette semaine-là, j’en trimbalais une dans mon sac partout où j’allais tant j’étais fière d’être exportée si loin. Elle avait commencé à lire assise par terre au bord du trottoir, et je ne me doutais pas que cette gamine, 23 ans plus jeune que moi, allait devenir vitale à la dose de poésie quotidienne dont j’ai besoin. Je ne savais pas non plus que peu de temps après elle défilerait pour Lee, et que trois ans plus tard ils deviendraient pour toujours indissociables, dans ma tête, pas seulement pour avoir commis le même geste à trois mois d’écart, mais pour avoir été deux des personnes les plus intensément en vie que j’ai jamais connues.
Daul peignait des portraits de femmes aux visages paisibles avec des cornes ou des fourchettes plantées dans le crâne. Elle collectionnait les fourchettes. Elle aimait Kundera et la techno minimale. Elle lisait de la philo transcendantale mais ne sentait son corps que dans la foule d’une rave. Elle était mannequin, elle était la fierté de toute la Corée et en même temps se faisait traiter de prostituée chaque fois qu’elle laissait voir un bout d’épaule ou changeait de couleur de cheveux. Où qu’elle se rende, elle ne savait jamais si ça valait la peine de défaire sa valise, et les textos envoyés de Londres ou de New York ou de Séoul étaient comme un immense collage de destruction post-moderniste : je sors d’un match des Knicks, Leonard Zelig était assis à côté de moi / je ne dors pas / céréales, piscines, quoi d’autre / je ne sais ni comment faire du bien ni comment faire du mal / to do list : se regarder dans les miroirs pour essayer de voir autre chose que sa mère / je ne dors pas / j’ai tellement pleuré à la mort de mon cochon d’Inde / je ne dors pas / il faut 12 doigts pour jouer cette partition / je m’en fous de Chomsky, je préférerais qu’on me prenne dans ses bras. Lee aussi était insomniaque. Lee était un surdoué. On peut dire ça parce que c’était un gosse. Lorsqu’il venait saluer à la fin d’un défilé, il s’élançait sur le parquet pour faire un dérapage ou bondissait pour remonter son jean qui tombait sur ses fesses. Daul aussi était une gosse. Quand on se voyait pour déjeuner dans un des japonais de la rue Sainte-Anne, elle attendait que j’aille me laver les mains pour changer ma commande, puis quand je me rasseyais devant une assiette de poulpe bouilli ou Dieu sait quoi, elle prenait des polaroïds de la tête que je faisais. Lee plongeait dans la dépression après une collection parce que seul son travail lui donnait le sentiment de faire quelque chose de lui-même. Tout ce qu’a dit George F., un de ses anciens petits amis les plus stables, est vrai. Après un défilé, même si Lee adorait voir les backstages bondés, même si beaucoup s’incrustaient dans sa chambre d’hôtel, même s’il pouvait passer une semaine entière à se défoncer avec telle bande, il n’était dupe de rien. Lee aimait ses chiens, ses collaborateurs, quelques personnes et puis c’est tout. Lee ne m’envoyait pas beaucoup de textos, il envoyait des fax. Un des rares que je n’ai pas perdus à force de déménager représente une variation d’Alien de Giger (2) recroquevillée face à un mur, tandis que dans son dos approche une foule compacte. Pas de visages de gens de la mode caricaturés, les ovales des têtes sont tout simplement vides, et sur le côté est écrit the sewers are safe (les égouts sont sûrs). Lee dessinait des pièces sublimes, mais la beauté qui lui faisait perdre pied était celle qu’il allait chercher dans ce qu’il y avait de plus estropié, de plus écorché, de plus atrophié. Lee ne s’est pas suicidé à cause de la mort de sa mère qui était tout pour lui, c’est réducteur de penser ça. Sa disparition l’a plongé dans un désespoir qui lui en a donné envie, c’est évident, mais il y avait eu d’autres tentatives avant, ratées car sans doute était-il impensable d’infliger une chose pareille à sa mère. Daul, je ne sais pas. Peut-être pensait-elle son état dépressif incurable.

IV L’instinct de survie

Comment les gens qui se suicident y parviennent-ils ? Si on commence à mesurer la signification, à penser à la peur, à la douleur physique, aux proches laissés derrière, à qui va nous trouver et dans quel état, ça semble impossible de sauter le pas. Sans dissociation, Kristina Rady n’aurait sans doute pas pu quitter ses enfants et prendre le risque d’être découverte par l’un d’eux. Lee n’aurait pas pu abandonner ses chiens non plus. Daul aussi avait un chien. De toutes les personnes qui se pendent, combien googlent la chose pour savoir que le nœud doit être placé de tel côté sinon l’asphyxie est plus lente ? Lee l’a fait, il paraît. Il savait donc peut-être que le corps est secoué de spasmes convulsifs pendant près de deux minutes. La langue se rétracte vers la gorge, les yeux sortent des orbites. Et la vessie et les intestins se relâchent. Durant les premières secondes, comment dépasse-t-on l’instinct de survie ? Et qu’est-ce qui terrifie le plus : ne pas savoir ce qui se passe après la mort, ou ne pas savoir ce qui se passe au moment où on meurt ?
Quelques semaines après Lee, j’ai fini par accepter d’imaginer comment on peut en arriver à prendre cette décision. Ce qui précède la détermination. Allongée sur mon lit devant la télé sans le son, je regardais vaguement les images en faisant appel à des pensées susceptibles de me désespérer, et petit à petit, j’ai commencé à m’éloigner de l’endroit où je me trouvais. Ça a duré un certain temps, jusqu’à ce que le chat, dont j’avais complètement oublié la présence, saute du radiateur sur lequel il dormait et quitte la pièce. C’est à ce moment-là que j’ai compris, et j’ai été véritablement effrayée. Lorsqu’on laisse dériver une pensée, si rien ne vient en perturber le flux, s’il n’y a pas de garde-fou, si on n’est pas interrompu par un coup de sonnette ou une voix dans la pièce voisine, on bascule dans un autre espace-temps dont on peut ne pas revenir. J’ai dévalé l’escalier, pour prendre l’air et pour arrêter de plomber la maison. Dans la rue, tout se trouvait à sa place mais j’avais l’impression de ne pas être là. Comme si ce n’était plus ma rue ou que je n’étais plus moi. J’ai dû appeler quelqu’un une bonne demi-heure avant que cette distorsion s’estompe. Quand je suis remontée j’étais en larmes, je parlais à Daul et à Lee dans ma tête, je leur disais que j’avais honte d’avoir eu la trouille, j’avais voulu tenter le même chemin mental pour ne pas les laisser tout seuls dans ce qu’ils avaient pu ressentir, mais je n’avais pas ça en moi, je ne pouvais pas.

V Une mode génétiquement modifiée

Daul était l’exact inverse de l’idée reçue des mannequins, et tout ce que faisait Lee était un crachat au visage de l’industrie. Quelque chose s’était brisé ces dernières années et ses défilés devenus comme des tortures toujours au bord de l’apocalypse étaient probablement sa façon de le hurler. Le chaos est le comble de l’hypermodernité, et ceux qui voient dans ce geste le testament d’une génération ont certainement raison. Ils sont aussi dans le vrai en concluant que sa disparition ôte maintenant ses repères à une mode génétiquement modifiée qui petit à petit ne devrait plus intéresser que les irréductibles de l’art contemporain. Car même si Lee prétendait n’être qu’un artisan, c’était un artiste, et on n’a jamais pu dire ça réellement d’aucun autre couturier.
Le milieu de la mode est plutôt nauséabond, loin d’être aussi solaire et cool qu’on se l’imagine. La plupart des bookeurs se foutent complètement que les filles soient épuisées. La plupart des couturiers se foutent qu’elles vivent de compléments alimentaires du moment qu’elles rentrent dans les fringues. La plupart des photographes se foutent qu’elles soient vierges quand ils ont envie de les attraper. Et la plupart des assistantes qui feuillètent leur book quand elles font la tournée des go and see sont des vraies saloperies, ultra brutales avec ces girafes pas dégrossies qu’elles méprisent et qui ont intérêt à avoir une estime d’elles-mêmes en béton. On vit maintenant dans un monde d’accélération où tout est devenu interchangeable et où on peut tomber dans l’oubli aussi vite qu’on s’était fait remarquer. Mais c’est aberrant de penser que des mannequins se donnent la mort parce qu’à la fin d’une fashion week ou d’un shooting aux Baléares, leur téléphone cesse de sonner. Ce n’est pas ça qui fait passer de la lumière à l’ombre. La solitude viscérale est beaucoup plus définitive.
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Re: Fashion victims

Message par totaimS3 »

au chapitre "instinct de survie"
je pense comme c'est essentiel de lire quelqu'un qui sait mettre des mots la dessus quand on en est incapable
merci
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totaimS3
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Re: Fashion victims

Message par totaimS3 »

De toutes les personnes qui se pendent, combien googlent la chose pour savoir que le nœud doit être placé de tel côté sinon l’asphyxie est plus lente ?
le corps est secoué de spasmes convulsifs pendant près de deux minutes. La langue se rétracte vers la gorge, les yeux sortent des orbites. Et la vessie et les intestins se relâchent. Durant les premières secondes, comment dépasse-t-on l’instinct de survie ?
Se pendre c’est s’étrangler soi même. C’est écraser la gorge où sont logées les émotions, et museler la bouche pour qu’aucun cri n’en sorte plus. Se pendre c’est dire qu’on mourra comme on a vécu, étranglé.
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Re: Fashion victims

Message par juko »

ce texte imprévu est assez fort oui
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