Fuir l'argumentation : internet, média de masse

Ici, on discute des sciences de la nature, mais aussi des sciences humaines et sociales.

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drÖne
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Fuir l'argumentation : internet, média de masse

Message par drÖne »

Yop !

Ca fait maintenant depuis 1995 que je discute, presque quotidiennement, sur des forums de discussion. En fait, surtout à partir de 1998/1999, que ce soit sur Usenet ou sur le web. Le constat, très éminement subjectif que je fais, c'est que depuis environ un ou deux ans, alors que j'étais un boulimique des forums et que j'allais de découverte positive en découverte positive, je ne cesse aujourd'hui de fuir les lieux de débat.

La raison en est que de débat, il n'y en a plus : on se contente la plupart du temps d'agiter les quelques quolifichet du prêt à penser médiatique sans jamais interroger les présupposés des questions, thèmes et arguments échangés. Pire : aller au-delà du sens commun et des présupposé m'amène inmanquablement à être critiqué pour mon "agressivité", comme s'il n'était plus admissible, en forum, d'avoir d'autre alternative qu'entre l'engueulade et le consensus, entre les insultes et les vannes. Tout ce qui serait en dehors de ces deux pôles, à savoir la seule raison qui me motive à discuter en forum, c'est à dire l'échange serré d'arguments critiques, semble avoir disparu. L'insulte passe paradoxalement mieux que le fait d'examiner de manière critique les positions de quelqu'un.

Bien sur, les tendances à la réduction de la discussion au dipôle "insultes vs consensus", avec son corrolaire d'abandon de la discussion réellement critique, ne constituent pas des phénomènes nouveaux. Je les avais déjà repérés dès les années 98. Mais ce qui change, c'est qu'avec l'ouverture de plus en plus forte du web au "grand public", il est devenu de plus en plus difficile de tomber sur des communautés partageant des valeurs et des pratiques de discussion homogènes.

Au début de l'ouverture au public, vers 95/96/97, on avait peu de chance de rencontrer autre chose que des étudiants ou des universitaires sur le net : vu que le net a été inventé non par des militaires, selon une légende tenace, mais par le milieu universitaire, ça paraissait logique. En tout cas, ça créait un minimum de culture commune, qui permettait la discussion. Après, il y a eu la période des communautés soudées par une activités communes, indépendantes du milieu universitaire : en quelque sorte, Room 101 a suivi cette dynamique, puisqu'on s'est presque tous rencontrés sur usenet en parlant de musique électronique ou de rock, et qu'on a ensuite fait des choses collectives, ce qui donnait cet embryon de culture commune sans laquelle aucune discussion sérieuse n'est possible.

Quand le web est devenu une sorte de média de masse auquel tout le monde peut accéder pour y "tirer" de l'info (et non en produire ou en partager), alors je trouve qu'on a complètement changé d'ambiance : il m'est maintenant presque impossible de tenir plus d'un "round" de discussion sans avoir envie de fuir ou sans être considéré comme un emmerdeur. On peut trouver que le rôle de l'empêcheur de penser en rond est valorisant. Mais il n'est pas agréable ni tenable trop longtemps... surtout tout seul, ou dans un intense brouhaha de sens commun, de gérémiades, de platitudes, de fausses évidences, que rien ni personne ne cherche plus à dénoncer. Et pourtant, c'est ça "débattre". Ce n'est pas échanger quelques banalités sur le ton de la complaisance bonhomme, en évitant soigneusement de froisser l'autre sous prétexte qu'on pourrait le rencontrer le lendemain IRL : ça, ça serait la porte ouverte au consensus mou, ou à son équivalent inversé, la rhétorique vide de l'éristique, de la polémique, de l'engueulade à deux balles, qui permet au même titre que le consensus mou d'éviter l'essentiel : éviter d'argumenter.

Car on n'argumente pas en l'absence d'une culture ou d'un minimum de pratique commune : on se contente de "communiquer", et c'est très plat et insuffisant à mon goût.

Evidemment, ce constat est celui d'une dérive classique des médias de masse. C'est juste que c'est de plus en plus fréquent de constater cette dérive à propos du web, ce média qui a fait son fond de commerce de la dénonciation des médias de masse. Mais là où les critiques de la société de consommation dénonçaient les dérives de la publicité dans les médias qui minorait la place accordée au débat d'idée, c'est aujourd'hui un peu différent sur le web. C'est pas la pub qui réduit la possibilité de l'argumentation rationnelle, c'est la massification elle-même, qui conduit à se contenter d'une culture non plus commune (impossible à obtenir quand un forum est composé de 1500 ou 3000 posteurs ne s'étant jamais rencontrés), mais vulgaire : le net est devenu, comme TF1, le royaume de la vulgarité, du "penser petit", de la médiocrioté discursive. Je ne dénonce pas le SMS style, car j'ai eu sans doute (et ici même), des discussions plus intéressantes en SMS qu'avec certains "érudits" du net. Non, c'est la médiocrité d'une pensée de plus en plus relativiste, qui se contente de "jouer" avec les idées comme d'une combinatoire a-morale, et anhistorique, qui m'insupporte. Cette pensée médiocre, c'est le retour de cette bonne vieille "doxa", la vox populi, qui émerge quand on entasse des gens n'ayant rien à partager d'autre que l'immédiateté de l'être-là : publics de la télévision, ou posteurs de gros forums de discussion, même combat !

Pourquoi je m'énerve aujourd'hui ? C'est parce que sur un forum où je ne suis pas fréquemment, je suis tombé sur une discussion ahurissante où un type se demandait si le nazisme (hé oui on est dans le cliché du net !), donc si le nazisme était de droite ou de gauche, et si il était keynesien à cause de la politique de grands travaux menée par Hitler, ce qui serait finalement un peu social dans le fond, presque de gauche. Mais surtout, pire, le type demandait en préalable à sa question qu'on ne parle pas de la Shoa ! Il aurait fallu évacuer du raisonnement la spoliation des juifs pour se concentrer soi disant sur autre chose, sans doute plus "neutre", l'économie et le mode de production sociale du travail du IIIème Reich. Bon, hé bien le fait d'interroger les présupposés de cette question, qui sont hénauuuurmes tout de même, m'a valu quelques insultes alors qu'il ne s'agissait pas d'un forum néonazi, loin de là : c'est simplement que l'idée même de remettre en cause l'amont idéologique d'un questionnement n'est plus supportable. On veut des réponses, vite, mais on refuse de s'interroger sur les conditions de possibilité du questionnement, sur son amont idéologique, sur son cadre et sa signification. Et ça, ça pue, que ça soit autour de cette question idiote sur le nazisme ou sur n'importe quoi d'autre, car c'est l'un des effets induit du relativisme libéral : sans aller trop loin dans la théorisation ici, je crois que pour que le libéralisme tienne, il faut que toutes les idées puissent être échangées et que les contraires puissent se "réconciler" harmonieusement. La main invisible du marché et de l'auto-organisation veille : c'est NOTRE amont idéologique à nous, hommes et femmes du XXIème siècle. Mais si on ne veut pas vivre et finalement mourir comme des esclaves bienheureux du libéralisme, c'est ça qu'on doit dénoncer : cette amoralité dans le discours. Pour un peu, je dirais "vive les Ayatollahs !", par provoc contre cet esprit chewing-gum selon lequel on pourrait jouer avec les idées sans se préoccuper de l'éthique qui sous-tend ces idées.

Dans un monde où tous les jeux de langage sont possibles et acceptés au nom d'un refus de l'idée de morale (qui serait désuette), et où nulle éthique ne vient affirmer des valeurs comme "bornes" du sens toujours flottant de nos idées, alors dans ce monde là on peut parler du nazisme sans parler de la Shoa. Mais ce monde, c'est simplement un monde totalitaire qui n'a plus besoin de tuer ni de soumettre physiquement ses opposants pour les manipuler et les dominer : c'est le monde d'Orwell, tout simplement. C'est un monde où l'idée même d'opposition, de contradiction, a disparu. Ce qui me "troue le cul", comme on dit, c'est que dès les années 60 il y avait des gens qui avaient prévu cette dérive de notre société : je lis depuis cet été Marcuse, qui en parle très bien, de même qu'Habermas. Je ne vais pas vous gonfler avec ces vieux sociologues et philosophes allemands, mais putain, qui peut aujourd'hui se prévaloir, dans quelque domaine que ce soit des scie ces humaines et sociale, d'avoir réussi à PREVOIR les formes d'une société a venir ?

Bon, j'ai besoin de vacances en somme... Fuir toutes ces conneries, c'est encore ce qu'on a de mieux à faire. Sauf que quand le cancer relativiste et libéral aura colonnisé tous les espaces sociaux, politiques, culturels et sans doute naturels, où pourra-t-on encore fuir sans se battre ?

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juko
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Message par juko »

le son des canons mentaux de la dronésie parfois remet les idées en place
etrange paradoxe de la guerre mentale
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Zed
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Message par Zed »

Les institutions libérales cessent d'être libérales aussitôt qu'elles sont acquises : il n'y a, dans la suite, rien de plus foncièrement nuisible à la liberté que les institutions libérales. On sait bien à quoi elles aboutissent : elles minent sourdement la volonté de puissance, elles sont le nivellement de la montagne et de la vallée érigé en morale, elles rendent petit, lâche et avide de plaisirs, - le triomphe des bêtes de troupeau les accompagne chaque fois. Libéralisme autrement dit abêtissement par troupeaux. (...)
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drÖne
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Message par drÖne »

Tiens, je ne me rappelais pas que Nietzsche eut parlé de libéralisme. Intéressant. C'est dans lequel de ses livres ? Je me demande si "institutions" et "libérales" ont le même sens dans cette citation que le sens courant. "Institution", au sens très général de Foucault (les institutions sociales en général) ? Et "libérale" dans le sens économique d'aujourd'hui ?

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Message par Zed »

drÖne a écrit :Tiens, je ne me rappelais pas que Nietzsche eut parlé de libéralisme. Intéressant. C'est dans lequel de ses livres ? Je me demande si "institutions" et "libérales" ont le même sens dans cette citation que le sens courant. "Institution", au sens très général de Foucault (les institutions sociales en général) ? Et "libérale" dans le sens économique d'aujourd'hui ?

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Le crépuscule des idoles. Il parle des institutions sociales en général. Nietzsche n'était pas focalisé sur l'économie.
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drÖne
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Message par drÖne »

OK, thanx. Je ne l'ai pas lu celui là. J'aime bien le XIXème siècle, au niveaude la réflexion, y'a plein de choses qui s'y sont passées, même si c'est souvent un siècle mal aimé.

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Zed
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Message par Zed »

:o
Modifié en dernier par Zed le 12 juin 2007, 20:29, modifié 1 fois.
charlie
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Message par charlie »

Le vers était dans la pomme initialement, non ?
L'intensité initiale se dissout : tu décris la démocratisation d'internet, moi même n'y retranscrivant mes émotions et pensées futiles que depuis 4 ans.

Soyons incisif.
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