Pourquoi j'ai quitté le CEA : un témoignage

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drÖne
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Pourquoi j'ai quitté le CEA : un témoignage

Message par drÖne »

Trouvé sur le site de Pièce et main d'oeuvre, cet intéressant - bien que long - témoignage de la vie quotidienne d'un thésard au CEA, thésard qui décide finalement de quitter un emploi stable et bien rémunéré pour des raisons de désaccord de fond avec ce qu'on lui propose comme avenir : fabriquer des armes ou des gadgets inutiles, au lieu de faire de la "Science" :

http://www.piecesetmaindoeuvre.com/
Pourquoi j'ai quitté le CEA


J’ai travaillé trois ans au CEA, entre 2000 et 2003. J’étais alors thésard (c'est-à-dire que j’allais
passer de ce qu’on appelle bac +5 à bac +8 grâce à un de ces papiers que l’on nomme diplôme) au LETI,
avec une bourse du ministère de l’Education Nationale. Le domaine dans lequel j’officiais était la microélectronique,
où ma tâche consistait à tester de nouveaux types de transistors mémoires créés avec une
nouvelle technique de miniaturisation, inspirée d’une technique plus ancienne (donc une technique pas si
« nouvelle » que ça, mais il faut toujours se persuader que ce que l’on fait est « majeur », « important »,
« nouveau » ou bien est une « grande avancée dans le domaine ». Personne n’est dupe, mais la hiérarchie y
croit, elle). Rien de bien confidentiel, ni de bien mystérieux, ni de très « high-tech », à vrai dire. Avant ma
thèse, j’ai été formé (mais pas tout à fait formaté) dans une des écoles d’ingénieur de Grenoble, l’ENSPG.
Personnellement (mais c’est affaire de caractère), je ne considère pas m’être épanoui durant mes huit années
d’étude après le bac, même si je reconnais qu’elles m’ont donné ce qu’il y a de plus précieux pour chacun :
du temps pour soi. C’est une chose dont tout le monde ne dispose pas sur notre planète, certains s’arrogeant
le droit de voler le temps des autres.
Au moment de rentrer en thèse, j’ai commencé à me poser à nouveau des questions. Au lycée,
je lisais, un peu de tout, je discutais avec mes amis, je rêvassais à un monde meilleur, j’apprenais, comme
chacun, à penser par moi-même en dehors des cours (je pense d’ailleurs que l’important dans la vie, on
l’apprend peut-être à l’école ou au lycée, mais certainement pas durant les heures de classe ! On l’apprend en
rencontrant des gens, et c’est ce qui arrive durant notre scolarité). Après deux années d’école préparatoire et
trois années d’école d’ingénieur, je me rendais compte que cela faisait un bon bout de temps que je n’avais
pas lu quelque chose qui me plaisait. Durant mes années d’études, j’ai vaguement feuilleté des bouquins de
cours, des bouquins techniques, survolé un ou deux journaux de-ci, de là, lu des polars et de la sciencefiction,
pour passer le temps. Mais quelque chose qui me plaise, qui me tente… Tiens, le premier livre que
j’ai lu avec intérêt, c’est le Coran, exauçant une curiosité de lycéen ! En même temps j’ai commencé à lire le
Monde Diplomatique (sur les conseils d’un ami), le Canard Enchaîné, de la presse alternative. Et là, c’était
comme si le monde changeait sous mes yeux. Ainsi donc, les supermarchés étaient alimentés par un système
international de production et de distribution qui appauvrissait les pays du Sud et exploitait les travailleurs
dans ces hangars (si vous regardez au-dessus de vos têtes quand vous faites vos courses, vous verrez ce que
sont véritablement ces temples de la consommation : des hangars, avec de gros néons à 2m50 au-dessus de
nos têtes, enfin passons…) ; et ceux qui produisent tout ce que l’on achète sans même y penser parfois. Alors
comme ça, nos élus subissaient des « contraintes », n’étaient pas tous honnêtes, et par-dessus tout se
foutaient comme d’une guigne que nous puissions vivre à notre guise ? Et les baskets viennent de Chine ? Et
des milliers d’enfants meurent par jour ? Et la planète se meurt ? Et certains en exploitent d’autres dans des
proportions jamais atteintes depuis que les humains vivent dans des villes ? Et ce que je pense, c’est en partie
ce que l’on veut que je pense, et pas ma pensée véritable ? Ah ben merde alors !
Au début, je vous assure, ça fait drôle. Surtout quand en même temps on entre en thèse afin
d’éviter l’incorporation de force au service du travail dans une entreprise quelconque. Même si je n’étais pas
conscient de grand chose, je savais d’instinct que je ne voulais pas aller bosser en entreprise. Par paresse, et
aussi pour ne pas avoir à subir la fameuse « pression ». L’entreprise vue par moi, futur cadre, c’était l’antre
de la compétition. Et pourtant, nous l’avons tous entendu au moins une fois durant notre cursus en prépa et
en école d’ingénieur : nous sommes l’élite de la nation ! Mais se mesurer aux autres, non merci. J’entrais
donc en thèse au Commissariat à l’Energie Atomique. Ah, le CEA ! L’espoir pour quelques-uns de ceux qui,
comme moi sortent de l’école d’ingénieur et viennent d’obtenir leur DEA (Diplôme d’Etudes
Approfondies) : « Le CEA, c’est pas mal ». Le CEA, ses 25 jours de RTT, son emploi stable, sa cantine (moi
c’était cantine H3, à 11h45), sa bibliothèque, sa vidéothèque, sa bricothèque (sic), son parc immobilier (on
n'en parle jamais, de ce parc-là), ses locations pour les vacances, sa prime pour les naissances, pour les
mariages (mais pas pour les divorces !). Des milliers de gens, de 8h à 16h30 (du moins pour les non
chercheurs et les non-cadres) : des secrétaires, des livreurs, des cantiniers et des cantinières (de Sodexho),
des imprimeurs, des balayeuses (pardon, des agents d’entretien), des électriciens, des gardiens (les FLS,
Forces Locales de Sécurité, avec en général une moustache et un flingue à la ceinture, même si ce sont des
pompiers).

Un grand centre de recherche : 20 minutes pour le traverser à pied, 30 minutes si on se perd ou
si on musarde en chemin. Des grands bâtiments dans le plus pur style « années 60/70 » pour les plus
anciens (des blocs de béton, verre grillagé aux fenêtres dans les couloirs recouverts d’un carrelage grisâtre ou
jaune pisseux, vous voyez le genre ?). Pleins de jeunes thésards sympas. Une ambiance décontractée. Et
l’honneur de travailler au LETI (Laboratoire d’Electronique et de Technologies de l’Information), un des
plus grands centres de recherche au monde en micro-électronique. Des syndicats aux ordres et pas
revendicatifs pour un sou, si ce n’est les conditions de travail (ce qui est le minimum, non ?). Un badge pour
rentrer, que certains arborent fièrement à la ceinture ou à la chemise, à côté du biper (au cas où il se passe
quelque chose d’important en salle blanche, typiquement quelqu’un qui ne sait pas quoi faire après telle ou
telle étape suite à un défaut de la machine ou de la plaque fabriquée).
Bref, le rêve. De toutes les professions que j’ai citées, je n’en fréquentais au quotidien que deux :
des chercheurs ou ingénieurs de recherche, et des techniciens travaillant sur certaines machines spécifiques
de la salle blanche, nom donné à l’endroit où sont produites les puces électroniques que je testais ensuite.
Moi, je n’ai jamais travaillé en salle blanche, sauf une fois, lors de mon premier stage. C’est très particulier.
On y emploie un jargon technicien très spécifique, sorte de français abâtardi sous des tonnes d’anglicismes
ridicules mais qui ont le double avantage de faire croire que ce qu’on dit est important (vu que les autres ne
comprennent pas : les prêtres parlaient en latin, c’est le même mécanisme) et d’euphémiser certaines choses
(on ne dit pas « ouvrier spécialisé » en salle blanche, on dit « opérateur ». On ne parle jamais de « travail à la
chaîne ». On dit « scraper des lots » au lieu de « détruire 25 plaques de silicium à 3000 € la plaque », etc…)
Je me souviens d’une discussion avec la nettoyeuse de mon étage. On n’était pas nombreux à lui
adresser la parole, même si la plupart lui disait bonjour. Elle m’avait expliqué qu’elle avait instruction de ne
pas parler aux chercheurs, pour ne pas les déranger. Les marxistes diraient qu’il y avait une distance de
classe, et ils n’auraient pas tout à fait tort. Cette femme (comme toutes les autres de sa profession), était
surveillée et notée. Si le travail n’était pas suffisamment bien fait, elle risquait de se retrouver à faire le
ménage dans un bâtiment plus sale. C’est ainsi qu’entre agents d’entretien ça fonctionnait : les meilleurs (ou
les plus lèche-culs, je n’ai jamais su) avaient les bâtiments les moins difficiles, et les autres, les plus sales à
nettoyer. Belle logique ! Une femme très douce, cette agent d’entretien. C’était la seule qui chantait dans le
labo. On savait quand elle était là. Nous autres, nous sommes des personnes sérieuses : pourrait-on imaginer
quelqu’un manipuler des plaques de silicium valant 3000 € pièce (les plaques fabriquées à usage industriel
en fin de chaîne de production coûtent bien plus !) en sifflotant ou en chantonnant ? Non ! Il faut rester
concentré. C’est le plus important. Ne pas penser à autre chose qu’à ce qu’on fait. Et même, ne pas penser du
tout, ce serait encore mieux. Attendre qu’on vous dise quoi penser. Ici, il n’y a pas (ou très peu) de grandes
gueules. L’ironie est la bienvenue en revanche. Au CEA, la violence est tapie, nous sommes entre personnes
bien tempérées.
Je commençais à prendre conscience du monde qui m’entourait et en même temps, je rencontrais
de nouvelles personnes hors de mon travail qui, elles, étaient convaincues que l’on pouvait essayer de
changer les choses, car reconnaissons-le, même avec la science et la technique, le monde est tout de même
sacrément tordu ! À force de voir des documentaires (sur l’OMC, sur les médias, sur Bourdieu, sur le travail,
sur bien d’autres choses aussi !), de discuter avec des gens d’horizons très divers, j’ai commencé à parler de
tout ce qui me tracassait dans le monde comme il va avec les personnes que je fréquentais tous les jours au
travail. À vrai dire, j’ai rapidement arrêté avec les personnes ayant l’âge de mes parents (j’avais à l’époque
entre 22 et 25 ans) : leur opinion oscillait entre le fatalisme, l’humour soi-disant cynique et décalé
(permettant de se distinguer dans la soumission), la rupture de discussion ou le refus de discuter de ça avec
moi. Mais jamais d’agressivité, non. Nous sommes dans un milieu feutré, entre gens polis et diplômés. Très
important, le diplôme. Surtout avec les gens de notre âge : savoir d’où l’on vient, se reconnaître, mais sans
jamais (du moins à mon avis) vouloir nuire aux autres professionnellement (il y a d’autres méthodes pour
ceux dont les dents raclent le plancher).
Avec les jeunes thésards, je peux discuter de sujets politiques, d’écologie. Mais là encore, pas
mal de fatalisme et d’humour noir. Pas mal d’ignorance aussi sur le fonctionnement du monde hors du centre
de recherche, de leur cercle d’amis, et de leur famille. Mais le diplôme supérieur donne l’illusion de pouvoir
comprendre rapidement n’importe quel problème social et politique ; moi y compris : j’étais beaucoup plus
agressif quand je discutais de ces sujets à cette époque que maintenant. Cela venait sûrement aussi du fait
qu’isolé dans un milieu où je n’étais pas à l’aise, j’étais beaucoup moins sûr de moi. La plupart des gens qui
travaillaient dans mon laboratoire étaient issus de deux des huit écoles d’ingénieurs de Grenoble, ou de
l’INSA de Lyon. Je garde encore quelques bons amis qui travaillent toujours « là-bas », et qui me permettent
d’affirmer ici qu’il est possible de lutter de l’intérieur, car il reste des humains là-dedans, comme il en reste
dans d’autres entreprises privées ou d’autres labos de recherche publics qui se consacrent aux « nouvelles
technologies » (appellation aussi froide qu’une lame de rasoir, vous ne trouvez pas ?).
Mais l’essentiel de mes relations, de mes actions ou de mes réflexions est venue de personnes
extérieures au CEA. Et chaque jour, le grand écart entre mon travail et ma vision du monde s’accentuait. Ce
que je faisais au boulot ne me convenait pas du tout : rester devant un ordinateur des heures, ou rester devant
une machine de test des heures pour la régler (car personne n’est là pour vous aider : on appelle ça le travail
d’équipe). Aller tous les jours à la même heure à la cantine, discuter des mêmes sujets : ce qui se passe dans
le monde vu par la lorgnette télévisuelle (avec ironie, bien sûr ! N’empêche : tout le monde la regarde ! Et
bien entendu, on regarde ARTE et les Guignols de l’info...), le petit dernier (ou la petite dernière), les futures
vacances (ou celles dont on revient), la future conférence (ou celle dont on revient), le dernier article sur telle
percée technologique effectuée par un labo américain, japonais, sud-coréen, israélien ou européen. Parler des
guéguerres ridicules entre chefs de labo ou de service, parler de la prochaine restructuration du CEA (en
labo, regroupés en service, eux-mêmes empaquetés en départements, chapeautés par des centres… Entre
moi, simple thésard, et le premier ministre, 8 ou 9 échelons hiérarchiques !). Parler voiture, sport, drague,
pub amusante, dernière soirée, sortie ski ou rando… Une bulle parfaitement imperméable existe entre ce que
chacun fait au labo et sa vie à l’extérieur, et entre sa vie extérieure et la vie sociale du reste des gens. Un
certain type de « schizophrénie hédoniste individualiste » existe il me semble. Pour la plupart de mes
collègues, cela ne pose aucun problème : c’est ça la vie, la vraie, non ?
Je me souviens d’une ouvrière travaillant sur un microscope électronique, bousillée par un
cancer (elle devait fumer un à deux paquets par jour de Gauloises) : personne n’en a parlé. Ou d’un ingénieur
frappé par un drame familial : comme si de rien n’était… Ce ne sont pas nos affaires. Et les opérateurs (on ne
dit pas « ouvrier à la chaîne en micro-électronique », on dit « opérateur en salle blanche ») obligés de
travailler en 3x8 pour se caler sur les principes de fonctionnement des industriels. Des gens qui ne
comprennent pas la dure réalité de la modernité, pour sûr ! Mais ça, à l’époque, ce n’est pas passé tout de
suite (et je ne sais pas si c’est passé depuis mon départ). Et les tonnes de produits chimiques hautement
toxiques stockés sur le site, avec les transports de camion pour maintenir le stock qui passent dans le coin ?
Tout est surveillé, et contrôlé. Cela, je le concède. Les moyens sont donnés, les gens sont formés, le matériel
est en bonne marche, tout est OK. Dans chaque laboratoire, une personne au moins est formée gratuitement
aux premiers secours et à la manipulation d’extincteur. Il y a des points d’évacuation bien balisés, et des
pompiers (les FLS mentionnés plus haut) formés à tous les risques (comme tous les pompiers de la région
qui vivent à côtés de sites à risque, les sites SEVESO). Mais le jour où un « dysfonctionnement » entraîne un
effondrement du système ? Régulièrement, nous sommes évacués de nos bâtiments pour des alertes.
Généralement, c’est le lundi matin : les capteurs ayant été débranchés le week-end, ils s’affolent pour un rien
quand on les rebranche. Mais cela provoque à mon avis un phénomène « Pierre et le loup » : à force de crier
à l’évacuation, tout le monde s’en fout, et personne ne s’éloigne des bâtiments. On en profite pour aller dire
bonjour à quelqu’un, dans un bâtiment non évacué, situé à quelques dizaines de mètres, en attendant que la
FLS n’intervienne. D’un autre côté, c’est toujours du temps où on ne bossera pas, et que la grosse machine
n’aura pas !
Ma tâche à moi est simple. Voilà comment on la présente généralement : d’ici quelques années,
avec les techniques que l’on maîtrise depuis des décennies, on arrivera au bout du bout pour miniaturiser ce
que l’on appelle les « mémoires ». Pas moyen de réduire davantage la taille des dispositifs mémoires. Une
mémoire sert à mémoriser, bien entendu. Vous en trouvez dans votre ordinateur, dans votre téléphone
portable, dans vos cartes à puce, dans vos cafetières, vos télés, vos voitures (enfin personnellement, je n’ai ni
cafetière, ni voiture, ni portable…) Rien de bien mystérieux, je vous assure. Des trucs dont on a besoin, mais
aussi des trucs dont l’inventeur aurait mieux fait de rester couché ce jour-là.
Le rôle de l’équipe de recherche avec laquelle je travaille (une dizaine de personnes, que je rencontre
rarement ; sauf ma tutrice, qui encadre également le programme de recherche dont je fais partie) consiste à
construire et à tester des mémoires d’un nouveau type. En fait, il s’agit de bidouiller les techniques existantes
pour gagner encore quelques dizaines de nanomètres (un cheveu fait entre 50 000 et 100 000 nanomètres).
Les intérêts commerciaux sont énormes : d’une part réduire la taille d’une puce permet d’en mettre plus sur
une même plaque de silicium et donc d’abaisser les coûts (eh oui, malgré toute la high-tech, on en reste toujours au même point du point de vue de l’économie : les économies d’échelle, comme au bon vieux temps
de Smith et de Marx !). D’autre part changer de technique de production des mémoires (qui sont les mêmes
grosso modo depuis les années 80) coûterait bien trop cher : cela signifierait changer de machines et former à
nouveau les techniciens, créer de nouvelles filières. Il faut donc durer le plus longtemps possible. Et pour
cela, de nombreuses équipes de recherche du CEA planchent sur des projets financés par des groupes
industriels. À Grenoble, il y a STMicroelectronics, Philips, Motorola, et d’autres encore. STMicroelectronics
travaille avec d’autres centres de recherche publics (en Italie par exemple), Philips travaille avec des
universités belges. Bref la recherche est payée en grande partie par des industriels, et effectuée par des
chercheurs d’instituts publics, en lien avec des groupes de recherche de l'entreprise concernée. Très
grossièrement, les laboratoires publics cherchent une recette et quand celle-ci fonctionne, elle est fournie clé
en main aux industriels. Rien de bien scientifique là-dedans. On appelle ça « développer le partenariat
public-privé en créant des transversalités fortes et durables ». Moi j’appelle ça déglinguer la recherche
publique pour en faire un outil entre les mains du privé. Mais on dira que j’exagère.
J’ai donc fait ce travail de tests et de thèse durant trois ans, présenté mes travaux à deux
conférences internationales (rien de bien glorieux dans ce milieu-là – sauf pour les thésards - rassurezvous
!). Lors de la première, je suis allé à Nuremberg… Le 11 septembre 2001 ! Les attentats ont eu lieu
pendant que je faisais mon exposé. Pendant les deux jours qui ont suivi, peu de chercheurs assistaient aux
conférences : beaucoup étaient dans le hall de l’hôtel, à regarder CNN en boucle : des Américains et des
Japonais comprenant qu’ils devraient rester plusieurs jours en Allemagne, pour cause d’arrêt du transport
aérien au-dessus des Etats-Unis. Au retour en avion (Nuremberg-Lyon), j’ai pu voir la police et la douane
allemandes fouiller systématiquement tout le monde : maintenant que les attentats avaient eu lieu, il fallait
bien que les autorités (comme toutes les autorités du monde prétendu « libre ») donnent le change et
l’illusion que tout était sous contrôle. Ce genre de réaction me fait penser à une réaction allergique : le corps
social sur-réagit à un événement de manière totalement irraisonnée… La seconde conférence, c’était en
décembre 2001 à Washington. En me baladant avec un collègue, j’ai essayé d’approcher du Pentagone.
Toute la zone était bouclée jusqu’à plusieurs kilomètres de distance autour du lieu du crash. Des pelleteuses
de partout, et un soldat surarmé nous intimant fermement de prendre le métro.
À cette époque, je me liais avec un gars issu de la même école d’ingénieur que moi, qui lui aussi
commençait à prendre conscience du monde réel. Lui aussi était en thèse, mais dans une petite entreprise,
avec une bourse industrielle (financée par l’Etat, avec un soutien de l’entreprise. C’est tout bénéfice pour
elle : elle dispose d’un ingénieur de recherche payé au SMIC pendant trois ans !). Cette entreprise ayant été
rachetée durant sa thèse, on réorienta son sujet de recherche en direction d’une application militaire. Il refusa
net, démissionna et, sans toucher un sou des ASSEDIC, passa le concours de professeur de physique. Il
enseigne aujourd’hui dans un lycée de ZEP à Vaulx-en-Velin, et est très content de sa vie. Tout cela pour
dire à tous ceux qui tergiversent sans cesse sur les problèmes financiers qu’engendre une démission dans ce
milieu-là que quand on a une véritable éthique (pas celle qu’on vend sur les paquets de café, celle qui vous
serre les tripes, le coeur, et qui vous empêche de dormir !), les choix se font aisément, sans penser à l’argent.
Moi, je continuais. J’ai eu à cette époque de gros problèmes d’insomnie, ainsi que des problèmes
gastriques, liés uniquement au stress que je subissais et que je m’infligeais (tout n’est pas la faute des
autres !). Sur la fin de ma thèse, je n’allais pratiquement plus au CEA. Quand j’y allais, je m’amusais à
passer les contrôles avec une carte périmée. À l’entrée du CEA, des agents de la FLS sont censés vous arrêter
et contrôler votre badge. Et s’ils veulent être consciencieux et que vous êtes en voiture, ils vous demandent
d’ouvrir votre coffre. Cependant, ces consignes de sécurité sont inapplicables. Ils les appliquent quand ils
sont en grève. N’ayant pas le droit de grève, ils font à l’inverse leur boulot de A à Z. Conclusion : tout
l’accès à Grenoble par la rocade s’en retrouve bouché, car ce ne sont pas moins de 3000 à 4000 contrôles à
l’entrée. Et ces braves gens habitent généralement en-dehors de Grenoble, dans des banlieues paisibles et
verdoyantes (c’est curieux, mais les plus ouverts au travail sont d’ailleurs ceux qui viennent en vélo ou à pied
au taf). Encore une preuve de l’irrationalité d’une vision sécuritaire du contrôle social. Alors moi, je
m’amusais : comment voulez-vous qu’un homme dans une guitoune, situé à 4 ou 5 mètres puisse distinguer
mon visage quand je passe à vélo en posant mon doigt sur la date de péremption de mon badge ? Réponse : il
ne peut pas. Et je rentrais comme ça pendant des mois (jusqu’à ce qu’on m’attrape et m’enjoigne d’aller
impérativement refaire mon badge), sachant pertinemment que je ne risquais rien. Mais personne d’autre que
moi, y compris chez les thésards, n’aurait osé le faire : le flic est avant tout dans la tête de chacun… on peut faire le rebelle et le fanfaron, mais on montre son badge au gardien à l’entrée, et on baisse la tête quand le
chef dit quelque chose.
Vers la fin de ma thèse, j’ai présenté mes travaux devant un parterre de chercheurs du LETI qui
travaillaient plus ou moins tous en relation avec mon sujet, sans en avoir forcément grand chose à faire. Dans
ce petit monde, tout est cloisonné. Ce n’est pas forcément lié à l’oppression du travail, mais tout simplement,
les techniques devenant de plus en plus complexes (je n’ai pas dit compliqué, les deux mots sont différents),
les domaines de spécialisation deviennent de plus en plus pointus. Malheureusement, je n’avais pas encore lu
Jacques Ellul à l’époque ! Et chacun fait sa soupe dans son coin sans forcément savoir ni comprendre ce que
fait son voisin d’étage. Car si tout le monde parle français (ou un anglais qui n’est certainement pas la langue
de Shakespeare, mais un sabir technique pour initié), tout le monde ne maîtrise pas le vocabulaire technique
et anglicisé de son voisin. Moi par exemple, je testais des dispositifs et j’essayais de modéliser sur ordinateur
leur comportement. Mais je suis incapable de comprendre ce que font des amis en optique, en
télécommunications, ou même quand il s’agit d’assembler les mémoires que je teste pour créer une puce que
l’on installera dans un ordinateur. Je ne connais pas les techniques de fabrication de ces transistors que je
teste. Et je n’ai aucune idée des enjeux industriels, économiques ou même politiques liés à tel ou tel
programme de recherche. Les équipes de recherche vivent dans le brouillard, à tel point qu’il existe au LETI
(et dans tous les grands instituts de recherche appliquée) ce que l’on appelle de la « veille technologique » :
des gens scrutent attentivement les revues spécialisées, les symposiums et les conférences, pour savoir ce qui
se fait, ce qui se dit, et comment on envisage la micro-électronique dans 2, 5 ou 10 ans (10 ans étant, dans ce
milieu-là, du très très très long terme. Quand je pense qu’en Normandie, jusqu’au XIXème siècle, un père
qui avait une fille coupait un arbre à sa naissance pour en faire une armoire le jour de son mariage 15 ou 20
ans après, et que dans notre domaine, 2 ans est vraiment une longue période… Mais les priorités ont changé
et nous vivons désormais dans un monde « moderne », non ?)
À la fin de ma présentation, une des rares questions qui me furent posées était « envisages-tu
une application militaire de ces dispositifs mémoires, pour par exemple programmer les plans de vols
des avions de chasse ». J’avoue que ça m’a totalement surpris, d’autant plus que la question m’a été posée
par une femme (totalement « dégenrée » !). Que vouliez-vous que je réponde ? Remarquez, à la première
présentation que j’avais faite en arrivant en thèse devant un parterre de chercheurs (qui faisaient d’ailleurs
plutôt de la gestion administrative) on m’avait posé une seule question : « Les procédés que tu nous
présentes sont-ils brevetables ? ». Pas mal non plus… Mais à part ça, je faisais tout cela pour « la grandeur
de la science » n’est-ce pas ?
Le plus prodigieux pour moi, c’est de voir combien nous sommes là-dedans nos propres flics. Par
exemple une réforme en thèse nous oblige à assister à 120h de cours sur 3 ans (ces 120h étant supprimées en
DEA, on les met en thèse), ou bien à un certain nombre d’heures correspondant à des crédits. J’ai assisté à
environ 40 heures, car après 5 ans de cours rébarbatifs, je n’avais plus envie de me soumettre davantage.
Pourtant, les 120 heures de cours étaient obligatoires pour présenter ma thèse : je n’ai pas été inquiété.
J’oubliais d’aller au labo, bien que toute absence doive être justifiée : je n’ai jamais été inquiété. Et pourtant,
on a énormément peur de sortir du rail. L’anti-conformisme est apprécié (ou toléré), mais dans le strict
respect de règles et de tabous, bien délimités. Appelons ça de « l’anti-conformisme conformiste ». À la fin,
ma tutrice n’arrivait plus à me faire revenir au bercail : je rédigeais ma thèse chez moi. Je n’avais pas du tout
besoin d’aller au labo. Une connaissance s’était suicidée (et un jeune de plus en moins, comme on dit !
Quelqu’un qui se sentait encore moins à sa place que moi) et j’avais besoin de réfléchir. Mes activités
militantes ou autres, me prenaient de plus en plus de temps. C’était dans ces activités que je m’épanouissais :
discuter, réaliser des choses par soi-même pour les autres, s’occuper d’enfants et les faire rêver, réfléchir sur
la décroissance et les pratiques libertaires, voir d’autres pratiques quotidiennes, d’autres façons de vivre via
les gens que je rencontrais dans des squats (les seuls lieux, ou presque, qui restent des lieux d’innovations
sociales et culturelles à mon humble avis), des manifestations, des repas de quartier ou au café du coin. Bref,
fréquenter un tas de personnes différentes dans des lieux et des situations non soumises à la pression de
l’argent ou de la performance. Car la plupart du temps, les ingénieurs et chercheurs vivent en vase clos. Ils
forment une sorte de microcosme. Et une loi sociale bien éprouvée, mais totalement méconnue de ces gens
montre qu’en général on imagine le monde social en fonction de sa propre vision des choses. Et comme ils
ne lisent pas, ils imaginent que la plupart des gens en France (le reste du monde n’existe que peu) ont une
vision technicienne du monde, et ultra-scientiste.

Je fus donc convoqué pour une réunion à trois avec ma tutrice et mon chef de labo, un ancien
gauchiste (sa tête figure dans un vieux Charlie Hebdo ancienne formule : il s’était fait tabasser par des flics à
l’époque, dixit un vieil habitué du CEA) qui maintenait une poigne de fer sur son labo (comme beaucoup de
cette époque). Celui-ci se borna à me rappeler les lieux communs : nous formons une équipe, le travail de
recherche est un travail d’équipe, ceux qui ont eu le prix Nobel pour le premier transistor en silicium
travaillaient en équipe, et surtout, en étant en dehors du CEA, si j’avais un accident, ils n’étaient pas couverts
et lui, le chef de l’équipe, serait responsable. Il ne faut jamais oublier qu’en plus d’être un grand centre de
recherche, le CEA est aussi un grand centre administratif : tout doit être noté, la moindre demande doit être
cosignée par des personnes dont le nombre va de deux à une petite dizaine !
Quand on y réfléchit un peu, on se rend compte que tout ce que nous produisons dans ce que l’on
appelle « les technologies de l’information » sert essentiellement à ceux qui les produise et font de la
recherche dessus : améliorer la puissance des ordinateurs, la vitesse des télécommunications, compresser de
manière plus performante les données, miniaturiser les portables, créer moult gadgets (des appareils photos
dans les portables, voilà ce qui va améliorer le sort du genre humain ! Et des écrans plats : assurément la plus
grande invention depuis le fil à couper le beurre !)
Après ce monologue à trois, nouveau face à face avec ma tutrice. Et pour une fois, je tins tête. Et
peut-être même pour la première fois de ma vie : je mettais ma démission dans la balance. Ça la calma tout
de suite. Elle me demanda si je déraillais. Comme j’étais son premier thésard, cela la fichait mal vis-à-vis de
ses co-équipiers, non ? Alors on me fout la paix. Et je me sens bien mieux, maître de ma vie. Pour une fois,
ça fait du bien !
Ma thèse, je l’aurai, avec une mention très bien, moi, convaincu pendant trois ans d’avoir fait un
travail lamentable, grâce surtout aux remarques de mon encadrante, qui se déchargeait de son stress sur moi
en me pourrissant la vie. Mon jury de thèse était quand même bien arrangé : les deux personnes chargées
d’examiner mon opus travaillaient avec nous, et le président du jury m’avait suivi durant ma thèse. Mais
beaucoup des thésards sont dans ce cas. Il s’agit plus d’un exercice formel que d’autre chose. Nous sommes
entre nous. Et rejeter un des nôtres tendrait à prouver que nous pouvons nous tromper. Une fois qu’on l’a
compris, on peut faire n’importe quoi : on n’est jamais viré ! Je me souviens d’un chercheur qui ne supportait
plus de travailler dans le même bureau qu’une chercheuse (nous travaillions à l’époque à deux par bureau). Il
l’a harcelée par mail interposé (en étant face à face dans le bureau, pour vous dire l’esprit qui règne là-bas)
afin de se faire muter dans un autre service ! Ambiance…
Après, ce fut les Assedic. C’était ma motivation pour terminer. J’ai soutenu ma thèse deux mois ou
trois mois après la fin de mon contrat de travail, ce qui signifie que la fin de mon travail a été financée par les
Assedic. Là aussi une pratique courante. Pour ceux qui doivent continuer plus longtemps, on essaye
généralement de leur trouver un poste (Assistant Temporaire d’Enseignement et de Recherche, ATER, ou
des CDD, ou un stage…). La précarité s’est installée aussi dans le milieu de la recherche : prenez un homme
ou une femme entre 25 et 30 ans , qui a durant sa thèse gagné entre 980 € (pour une bourse de l’Education
Nationale, mais ça a été réévalué depuis ma sortie de thèse) et 1800 €. Et parfois, les bourses les plus élevées
ne sont pas les plus intéressantes : les bourses régionales par exemple, ne font pas cotiser au chômage ni à la
retraite. Mais il est vrai que dans d’autres domaines (sciences humaines, sciences sociales, musicologie ou
autre…) il n’y a pas de bourse du tout.
Une autre chose à remarquer sur le travail dans ces milieux, c’est l’aliénation : certaines personnes,
payées confortablement pour 35 heures, font parfois 40 ou 50 heures, ce qui ramène leur salaire horaire bien
plus bas. Elles travaillent le week-end chez elles (ou le font croire), finissent leurs rapports le soir (ou le font
croire). Bien sûr, ce n’est pas la mine, mais cela démontre encore une fois comment chacun est son propre
flic, combien nous sommes prêts à nous soumettre alors que rien ne nous y oblige formellement : les flingues
à l’entrée tiennent plus du folklore symbolique que d’autre chose. Mais il y a là pour moi une chose très
importante : toutes ces personnes travaillant dans ce milieu sont très ignorantes du monde tel qu’il est. Cette
ignorance se cache derrière l’arrogance de travailler dans un domaine symboliquement valorisé dans notre
société (le « high-tech »). Et peu de gens comprennent qu’ils se font avoir comme les autres. Je parlais de la
précarité des jeunes chercheurs, mais il y a plein d’autres axes.
Alors, pourquoi ai-je quitté le CEA ? Tout d’abord parce que la façon de travailler ne me
convenait pas : trop hiérarchique, trop individualisée. Aucune prise sur les décisions d’orientation de la
recherche (qui n’a, dans le domaine que j’ai fréquenté, de recherche que le nom !), aucune vision de ce à
quoi cela sert. Une arrogance de caste (je n’ai pas dit de classe !) qui, sous prétexte d’un bon diplôme universitaire technique, croit détenir la seule véritable vision du monde (une vision techno-scientifique, faite
de progrès qu’on n'arrête pas mélangée à un humanisme creux en général). Peu de rencontres en dehors du
cercle d’amis travaillant dans le domaine. Peu de lectures sur des sujets politiques, sociaux, économiques,
philosophiques ou religieux. Pourtant, je témoigne que certaines personnes à l’intérieur de ces laboratoires
restent humaines et correctes. Mais je pense qu’elles se sentent prises en tenaille entre d’une part une critique
d’un système technicien qu’elles prennent comme une attaque personnelle et l’envie d’être utiles à la
collectivité. La meilleure façon de savoir ce qu’elles pensent seraient de pouvoir discuter avec elles dans des
endroits neutres, et non pas lors de raouts organisés par telle ou telle institution. De toute façon, les quelques
personnes intéressantes dans ces labos ne sont pas dupes et fuient comme la peste ce genre de célébration.
George Orwell les aurait qualifiées de « criminels de la pensée ». Nous, nous disions simplement qu’elles
n’étaient pas « corporate ». D’autre part une administration et une vie quotidienne qui se déroulent à
l’intérieur de ce microcosme (le soir, on se fréquente entre soi généralement) font qu’une certaine peur
règne : faire le fanfaron en réunion est possible, voire souhaitable pour détendre l’atmosphère, mais une
critique en règle, de l’intérieur, de la façon de procéder semble impensable pour la majeure partie d’entre
eux. D’autre part à mon avis, il n’y a rien à attendre (ou peu) de ceux qui, ayant trop sacrifié pour accéder à
certains échelons, devraient accepter de reconnaître qu’ils se sont trompés. Quant aux « criminels de la
pensée », s’ils n’ont pas la possibilité de déserter (hum ?), il leur reste celle d’informer le public sur les
malfaisances de leur institution.
Une autre raison, c’est que ce à quoi j’oeuvrais me semblait inutile, voire dangereux. Deux
débouchés s’ouvraient pour mon travail : une application militaire (à long terme visiblement), et une
application « gadgetale » : nouveaux téléphones portables faisant appareil photo, nouvelles applications pour
les ordinateurs portables, pour la voiture, pour des machins et des trucs dont la majeure partie de la
population mondiale n’a pas besoin, voire pas envie… De la mort, et du divertissement, c'est-à-dire cette
activité humaine qui, au contraire du jeu, nous empêche de réfléchir à ce que nous voulons être, et nous
distrait sans jamais nous faire songer à notre vie. Le tout réalisé dans une ambiance faite de rapports à rendre,
de « deadlines », de réunions inutiles, de tensions permanentes entre équipes, de grandes gueules passant en
force. Tous ces gens, tout ce temps, tout cet argent dépensé en somme pour quoi ?
J’ai terminé mes études quand les premiers travaux autour de Minatec ont commencé. J’ai de
très bons amis, sur lesquels je sais pouvoir compter dans ma vie personnelle, et qui comptent pour moi, dans
ces structures de recherche ou dans ces industries high-tech. De temps à autre, nous discutons des dangers de
la société technicienne, de son confort. Mais le confort est-il un projet politique ? Ils écoutent ce que j’ai à
dire, et ils désirent être utiles, mais ils ne savent pas quoi faire. Pour eux, agir collectivement au sein de leur
travail semble déjà une utopie. Moi, j’ai choisi de partir, de refuser de collaborer plus longtemps. Mais si j’ai
fait ce choix, c’est moins parce que j’étais « contre » quelque chose (à l’époque, je découvrais juste Ivan
Illich qui m’a apporté plein de chose dans la réflexion sur ces problèmes. J’ai lu Jacques Ellul un peu plus
tard encore) que parce que j’avais envie d’autre chose dans la vie. Certes, si j’étais resté, j’aurais eu ma
place, un bon salaire, 35h, les RTT, un travail pas trop fatigant et des collègues avec qui discuter de sujets
qui ne m’intéressent pas plus que ça. Mais pour moi, je le vois plutôt comme le prix de mon silence. On parle
beaucoup d’éthique dans ce milieu. Comme partout, plus on parle de quelque chose, moins on a cette chose.
Mon éthique personnelle m’interdit d’avoir ce genre de comportement et ce genre de rôle dans la société. J’ai
choisi le chômage (et pourtant, j’en avais encore peur à l’époque, de ce chômage) plutôt qu’une place à
2000 € par mois, car cette somme était le prix de ma résignation à l’ordre établi. Mon prix d’achat quoi. De
la corruption.
De plus, à force de fréquenter d’autres personnes n’ayant pas de formation technique avancée (ça
existe !), je me suis rendu compte à quel point toute cette recherche technico-scientifico-industrielle était
incompréhensible pour le citoyen ou la citoyenne. Et je me suis rendu compte aussi à quel point les
chercheurs que je fréquentais n’avaient pas plus d’idées sur les implications politiques et sociales de leurs
recherches que le quidam de la rue. Et qu’avant de continuer à foncer dans le mur, il vaudrait mieux réfléchir
au « pourquoi » plutôt qu’au « comment ».
Une dernière chose : il y a quelques jours, un ancien de ma promo d’école d’ingénieur, qui travaille
encore pour Sagem-Défense (mais il va bientôt partir) me disait : « Tu sais, les équipes de projet, tu leur
demanderais de travailler sur autre chose, les gens le feraient ». C’est cela le pire : personne ne prend la
peine de demander autre chose. Tout le monde attend que le voisin fasse le premier pas. Tous ces braves chercheurs aimeraient travailler sincèrement pour le bien de la collectivité, faire venir des enfants dans les
labos, ne pas bosser pour l’armée, réduire les pollutions au strict minimum (même si, je suis désolé pour tous
ceux qui ont un portable ou un ordi, il faudra en tolérer un peu !). Mais ils sont des rouages. Ils ne sont pas
« responsables » des axes de recherche. Ils ne sont pas libres. Et ils ne le savent pas. Mais je ne leur en veux
pas : j’ai été longtemps comme eux, sans comprendre pourquoi j’étais si mal dans ma peau.
Comment vont-ils réagir à la lecture de ce texte ? Mes amis me connaissent, ils respectent mes choix
comme je respecte les leurs, et ils ne seront donc pas surpris. Et pas forcément en désaccord. Les autres
diront que c’est excessif, caricatural, insultant, mais il n’est pas sûr qu’ils lisent jusqu’au bout : ils n’ont pas
le temps.
Pour ma part j’ai tourné le dos à tout ça. Après 23 mois aux ASSEDIC et quelques mois au RMI,
j’ai ouvert en janvier 2006 un local au 59 rue Nicolas Chorier, dans le quartier Saint-Bruno à Grenoble. Ce
lieu me permet de rencontrer beaucoup de monde, issu de milieux divers, de participer à la vie sociale et
politique de ma ville et de mon quartier tout en gagnant ma vie et en essayant à mon échelle de changer les
choses. Je ne dis pas que c’est la voie à suivre pour tous. C’est la mienne. J’en suis très heureux, bien plus
que quand je faisais partie de cette élite high-tech. Ce qui me rassure néanmoins, c’est de savoir que de ma
promotion d’école, nous sommes plusieurs (je dirais environ 10 %) à avoir fait ce choix de la désertion, en
devenant profs, photographes, animateurs associatifs, que sais-je encore. Nous avons franchi le pas. Et
d’autres, j’en suis convaincu, résistent individuellement de l’intérieur. À eux désormais de résister
collectivement aux choix de recherche faits par leur hiérarchie et par la techno-industrie et d’informer la
population sur la réalité des activités de recherche et de développement menées au sein de ces structures.

Grenoble, le 23 septembre 2006
drÖne
d'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit...
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patman
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Message par patman »

du vent dans les voiles

hummmm j'aime

++
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drÖne
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Message par drÖne »

raph a écrit :
le cea le monde des theses

je me faisais pas d illusions

mais quelle angoisee de voir que c est exactement ce a quoi on s attend quand on y pense les jours de tempetes cerebrales
Ceci dit, ce que décrit ce témoignage est surtout valable pour les gros labos en sciences expérimentales. En sciences humaines et sociales (SHS), et en particulier dans les petits labos, la situation est tout à fait différente, ne serait-ce que parce que dans ces disciplines, le doctorant choisit lui-même son sujet de thèse et son directeur de thèse. Il n'y a qu'en sciences "dures" que les labos imposent des sujets, ce qui change énormément le rapport à la recherche. Malheuresuement, les SHS ont tendance à s'aligner de plus en plus sur les critères des sciences dures : gros regroupements de labos, financements obligatoires des thèses (d'où perte d'indépendance, selon le commanditaire), et sujets parfois imposés. Dans notre labo, on résiste à tout ça et on a encore des doctorants plutôt contents de faire leurs thèses. On le constate car ils viennent au labo même quand il n'y a ni séminaire ni cours, juste pour le plaisir de tchatcher un coup avec nous, ou pour bosser. C'est plutôt rassurant, même si le monde qui nous entoure a fortement tendance à se durcir et à ressembler à celui des sciences dures.

+A+
drÖne
d'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit...
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