Ne disloquez pas la Maison des sciences de l’homme

Ici, on discute des sciences de la nature, mais aussi des sciences humaines et sociales.

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drÖne
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Ne disloquez pas la Maison des sciences de l’homme

Message par drÖne »

Posté par Chaosmose ailleurs, je pompe !
Libération - Rebonds - vendredi 30 mai 2008

Ne disloquez pas la Maison des sciences de l’homme

Immanuel Wallerstein sociologue à l’université de Yale (Etats-Unis).


Universitaire américain, j’ai eu la chance d’être associé à la vie des institutions françaises de sciences sociales depuis près de quarante ans. Si j’interviens aujourd’hui, c’est pour dénoncer la désinvolture avec laquelle certains - politiques, hauts fonctionnaires, et universitaires - s’emploient à détruire un joyau français, la Maison des sciences de l’homme (MSH) à Paris, parce qu’ils n’en comprennent ni l’importance, ni l’originalité, ni le caractère irremplaçable.

La MSH a été fondée au début des années 60 sur proposition de Fernand Braudel, qui en a été le premier administrateur et l’est resté jusqu’à sa mort en 1985. Depuis 1968, elle est installée 54, boulevard Raspail dans un bâtiment construit spécialement pour elle sur le site de l’ancienne prison militaire du Cherche-Midi. En 1975-1976, l’Ecole des hautes études en sciences sociales est venue partager ce bâtiment avec la MSH.

Pendant les trente dernières années, mes collègues aux Etats-Unis et ailleurs m’ont souvent demandé : qu’est donc cette MSH, à laquelle vous attachez tant d’importance ? Ma réponse était de leur dire qu’il n’existait rien de comparable dans aucun pays du monde. Je leur ai dit que je la considérais comme le ministère des relations internationales des sciences humaines et sociales françaises. Elle exerçait cette fonction à travers les échanges entre chercheurs français et étrangers qu’elle organisait, les nombreux colloques internationaux qu’elle patronnait à Paris et dans les coins les plus reculés du monde, et les publications (ainsi que les traductions en anglais et en allemand) qu’elle éditait.

Mais il y avait davantage, encore plus important. C’était l’accueil qu’elle offrait aux chercheurs étrangers, non pas un accueil formel, de simple politesse académique, mais un accueil en profondeur. Je serais bien en peine de dire combien d’Indiens, de Chinois, de Russes, de Brésiliens - mais aussi de chercheurs originaires du Kazakhstan, de l’Iran, du Kenya, de l’Uruguay et d’ailleurs - ont pu connaître les chercheurs français, les savoirs français, à travers leurs invitations et leurs séjours à la MSH. Quand ces chercheurs arrivaient à Paris, on leur arrangeait un programme personnalisé, adapté à leurs besoins. Ils apprenaient ce qu’offre la France intellectuellement. Ils apportaient des idées nouvelles, et s’inséraient dans des réseaux de coopération intellectuelle ouverts sur le reste du monde et sur tous les grands problèmes de nos sociétés. La France leur donnait tout ce qu’elle pouvait leur donner, mais elle en recevait en échange tout autant, sinon plus : une ouverture internationale sans précédent, et le rôle reconnu de pôle de rencontre entre chercheurs venus des différents pays de la planète.

Pour remplir, et en fait pour inventer un tel programme, pendant les deux semaines, le mois, les trois mois qu’ils passaient à Paris, il leur fallait non seulement un billet d’avion mais un point de repère qu’ils pouvaient revisiter régulièrement, pour parler avec quelqu’un qui pourrait leur arranger les rencontres additionnelles qui émergeaient des premières rencontres, et dont l’importance n’avait pas été perçue au moment de leur arrivée. La Maison était leur maison.

Si aujourd’hui les sciences sociales et humaines françaises sont connues et réputées en dehors de leur foyer d’origine, ou même des limites de l’espace francophone, cela est dû pour une part importante au travail de la MSH. Dans les années de la guerre froide, c’était la MSH qui maintenait les contacts, surtout avec la Pologne et la Hongrie, mais dans la mesure du possible avec les autres pays socialistes. Ce qui lui a permis de profiter à plein des changements politiques décisifs qui ont suivi 1989 : elle avait su avoir un temps d’avance.

Quel est donc le problème aujourd’hui ? Le bâtiment qu’elle occupe doit être désamianté, et les exigences de sécurité conduisent les autorités à préférer des travaux en site libéré à la solution initialement retenue de travaux en site occupé. Les institutions qui y sont installées, les chercheurs qui y travaillent, les services d’aide à la recherche qu’ils utilisent sont donc contraints à déménager de façon temporaire. Certains ont voulu profiter de cette nécessité transitoire pour contraindre la MSH à abandonner de façon définitive l’immeuble qui a été construit pour elle et qui, par ses dimensions et sa localisation, convient parfaitement à ses missions et à ses activités. Du même coup, elle serait dépossédée de sa bibliothèque, dont elle a toute seule constitué les collections pendant quarante ans pour en faire un élément dans un réseau plus large : une bibliothèque complémentaire de la BNF, de celles de Sciences-Po, de la Sorbonne et de Cujas, de l’ENS Ulm et autres, toutes installées dans le centre de Paris. Enfin, pire encore sans doute, elle se verrait «adossée» à d’autres institutions universitaires : comme si elle n’avait pas démontré depuis sa création que son indépendance était la condition de son efficacité, et qu’elle avait toujours œuvré non pour telle ou telle institution, mais pour l’ensemble de la recherche française et internationale.

Une telle décision signifierait la fin du «ministère des sciences humaines et sociales françaises». Délocaliser hors du centre-ville peut être une solution pour les universités, à Paris comme dans pas mal de villes du monde. Mais cette solution ne permettra jamais à Paris de maintenir son rôle comme lieu de rencontre des sciences humaines et sociales mondiales. La MSH n’y survivra pas, et avec elle le rôle qu’elle a su et pu jouer depuis quarante ans, et qui en fait une institution irremplaçable. Elle doit rester là où elle est, dans un lieu qui lui convient parfaitement, et qui nous a permis de nous identifier avec elle. Elle doit rester notre Maison. Fernand Braudel disait qu’il ne fallait pas «chahuter les institutions.» Le faire avec une telle désinvolture avec un tel joyau serait un crime intellectuel. La France mérite mieux.


http://www.liberation.fr/rebonds/328891.FR.php
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Chaosmose
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Message par Chaosmose »

Merci ! Je voulais le faire et ça m'est sorti de l'esprit...

J'avoue que ce texte m'a drôlement émue... comme quoi on peut s'attacher énormément à un bâtiment aussi laid, tant son histoire figure celle des SHS - mais aussi la haine de la pensée qui sévit actuellement.
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Message par drÖne »

Chaosmose a écrit :Merci ! Je voulais le faire et ça m'est sorti de l'esprit...

J'avoue que ce texte m'a drôlement émue... comme quoi on peut s'attacher énormément à un bâtiment aussi laid, tant son histoire figure celle des SHS - mais aussi la haine de la pensée qui sévit actuellement.
D'autant que ce n'est pas le seul lieu à subir ce genre de mouvement centrifuge destiné à débarrasser le plancher pour qu'on y installe des magasins ou des immeubles : l'université Paris 7 (sous le prétexte de l'amiante), ou l'EHESS Marseille (trop bien logée à la Vieille Charitée, ça ne pouvait pas durer). En bref, le mouvement contemporain consiste bien à vider le coeur des villes de ses bâtiments dédiés au savoir ou à la culture (suppression du CCSTI Marseille). Symboliquement, c'est très fort...
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Message par Chaosmose »

Oui et je te rassure, cela nous concerne aussi, puisqu'ils veulent déménager l'Ecole des Mines à Saclay... Tu sais, la fameuse "masse critique" des pôle de compétitivité fictive par site et non en réseau....
Résultat : d'un labo comme le nôtre où tout le monde vient bosser tous les jours ou presque, que va-t-il rester ?
Rien : tous les chercheurs vont bosser chez eux plutôt que d'aller dans un artefact de campus dépourvu d'étudiants à 1h30 de transport (personne ne veut perdre 3h par jour dans les transport quand ce n'est pas nécessaire !)

Tutto va bene....
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Message par drÖne »

On est en plein délire technocratique dans toute la France en ce moment. La rhétorique de la visibilité et de l'évaluation a pris le pas sur toute autre considération, y compris scientifique, et on peine à installer le minimum de réflexivité requis pour ne pas nous contenter de naturaliser l'idéologie manageriale là où elle n'a rien à faire. Les décisions les plus irrationnelles sont actées, comme le découpage du CNRS en 8 instituts supposé... clarifier son organigramme et améliorer sa visibilité ! Et ça passe... En attendant, c'est tout l'appareil scientifique (recherche, instituts, agences de moyens, université, commissions, etc.) qui subit un recul démocratique sans précédent et se voit privé de ses moyens humains et financiers. Il y a tant d'exemples de ce délire, qui touche également les institutions culturelles au même moment et selon les mêmes modalités, qu'on ne peut pas ne pas y voir les éléments stratégiques de base pour une révolution conservatrice massive, autoritaire et vénale.

L'éclate.
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Message par drÖne »

En tout cas, le constat selon lequel la France n'est plus une démocratie commence à s'installer progressivement chez des gens qui ne sont pas particulièrement des gauchistes radicaux. Chez pas mal de collègues, ce discours est présent. L'épisode du vote de la loi sur les OGM a été un déclencheur de prise de conscience. Mais le constat des destructions quotidiennes des marges d'initiative et de démocratie dans les institutions doit y être aussi pour beaucoup.

Relisez Sebastian Haffner, je vous dis...
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LLB
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Message par LLB »

Allez tiens, je m'immisce, ça faisait longtemps.
Etonnant quand même : l'état écoute les pêcheurs, les buralistes, les camioneurs, les taxis, mais il a décidé une fois pour toutes de se boucher les oreilles pour certaines catégories : les lycéens, les universitaires et chercheurs, les étrangers....ceux-là sont immatures, immobilistes, irresponsables, mais surtout, ils sont tout cela à la fois parce qu'ils sont improductifs.
Tiens en ce moment il ya cette ânerie de salon de la recherche et de l'innovation, il y a un papier d'Audouze dessus, Audouze, "Conversations avec l'invisible" Audouze qui dit qu'il faut accélérer la mise sur le marché des innovations issues de la recherche.
Bref en tout cas, on a le sentiment d'être encore sonnés après l'échec total du mouvement contre la LRU et l'indifférence des collègues. Les initiatives type "appel du 18 juin" pour les membres du CNRS m'agacent un peu car combien de chercheurs ne voient pas ou ne comprennent pas ou ne veulent ni voir ni comprendre que ce qui se passe participe d'un mouvement régréssif de fond qui ne touche pas que leur milieu.
Le Lion Bleuflorophage
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