Grève et discours des médias

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LLB
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Grève et discours des médias

Message par LLB »

On lit partout en ce moment que Sarko dispose de sondages qui montrent que l'opinion est favorable à la suppression des régimes spéciaux et contre la grève actuelle, et qu'il va donc utiliser l'opinion pour casser le mouvements (les syndicats pensent pareil de toutes façons). J'ai trouvé cet article qui commente le discours ultra stéréotypé des médias pro-usagers, qu'on pourrait généraliser à à peu près tous les discours médiatiques sur les mouvements sociaux. Finalement marre de marre de cette connivence vulgairement explicite.

Les JT cassent la grève
http://www.ecrans.fr/Les-JT-cassent-la-greve,2596.html
par Isabelle Roberts, Raphaël Garrigos


A chaque grève son héros. En 1968, ce fut Daniel Cohn-Bendit. En novembre 2007, c’est dit, ce sera Jean-Pierre Pernaut, présentateur du 13 heures de TF1 et farouche défenseur de la veuve et de l’usager torturés par les grévistes privilégiés. Depuis lundi, Pernaut bout. Il grommelle, fait des mines et lève les sourcils. Certes, il est comme ça, Pernaut, mais tous les JT sont de la partie, accumulant les poncifs, balayant la pédagogie, relayant sans barguigner la parole gouvernementale. Au point que, chez les grévistes, on se met à virer des AG télés et journalistes. Récit d’une semaine de JT de grève.

La galère
Je suis… Je suis… Top : je suis un bâtiment de guerre, long et étroit, à un ou plusieurs rangs de rames en usage dans l’Antiquité… Je suis ? La galère, bien sûr. Les JT n’ont que ce mot-là à la bouche, entendu des dizaines de fois. Lundi, au sommaire du 20 heures de France 2, « galères en prévision ». Quelques instants plus tard, c’est « une journée galère » qui se dessine. L’image est la même mardi sur TF1 à 13 heures : « Pour demain, prophétise Pernaut, on nous annonce du mauvais temps partout avec de la neige, du froid, de la pluie et du vent, un jour de galère donc pour des millions d’usagers des transports en commun ». Tandis que son collègue PPDA débite de la « galère en perspective ». Pas raté : dans la nuit de mardi, « la galère a commencé » sur i-Télé. Chez les voyageurs, très étonnamment, c’est la galère, ainsi que la perspicace Audrey Pulvar de France 3 le remarque : « Quelle galère ! » On relèvera cette fine analyse par un anonyme jeudi de la situation des transports : « Entre le métro où c’est regalère et le train où c’est galère-galère ».

L’usager
Et qui rame dans la galère ? Point de « voyageurs » ou de « passagers », mais, systématiquement, des « usagers », masse grondante et floue. A la télé, ils sont rois, victimes « résignées » (selon PPDA) de la grève « dure, dure surtout pour les usagers », clame David Pujadas, en ouverture du 20 heures de France 2 mardi. Et on le défend, l’usager. Ainsi Jean-Pierre Pernaut fulminant jeudi : « Troisième jour de galère pour les usagers qui, eux, n’ont pas le choix et doivent travailler jusqu’à 65 ans, et tous les matins. » Car, souligne-t-il mardi à l’appui de sa ligne éditoriale, « plusieurs sondages viennent confirmer l’hostilité des Français à cette nouvelle grève ».

Alors on tend sans cesse le micro à l’usager afin qu’il puisse, sans crainte ni honte, s’exprimer. Plaintif : « Y en a marre, on nous prend en otage, qu’ils aillent prendre l’Elysée en otage ! » (France 2, mardi à 20 heures). Revendicatif : « Faut que la France se rende compte qu’il y a des réformes qui doivent être faites » (même JT, même chaîne). Menaçant : « On va aller voir les grévistes, on va leur taper dessus » (TF1, mercredi à 20 heures). Parfois, l’usager s’organise : ainsi l’Association des usagers des gares a-t-elle eu droit à trois reportages en deux jours sur TF1 ! Emporté par son enthousiasme, PPDA annonce que l’association vient de se créer « face à cette nouvelle grève ». Et qu’importe si, dans le reportage, on apprend qu’elle existe depuis 17 ans… Quand il est étudiant, l’usager devient un « antiblocage », en opposition aux « bloqueurs ». Là aussi, il s’organise contre les grévistes, désignés par Jean-Pierre Pernaut sous le patibulaire vocable d’« individus » (qui ont bien mérité une volée de CRS à matraque). Chez l’antibloqueur, en revanche, « les points de vue sont nuancés » (Pernaut, toujours). Et « les étudiants distribuent des tracts, qu’on soit de gauche ou de droite ». Pas grave si l’un d’eux, interrogé par la suite, est encarté à l’UNI, le très droitiste syndicat étudiant.

La débrouille
Surtout, l’usager est débrouillard. A chaque édition de chaque JT, une nuée de sujets sur « mon usager, mon plan B » ou, variante, « la famille Usager s’organise ». Dimanche soir sur France 2, on filme une femme qui achète des mandarines sur un marché. Commentaire du journaliste : « Le plein de vitamines avant une semaine qui s’annonce très sportive. » Lundi et mardi, les JT alternent les reportages entre vélo, fidèle compagnon de l’usager, et covoiturage. Mercredi soir, dans un même élan, tous nos courageux usagers dorment dans les endroits les plus hétéroclites : les salariés d’un hôtel à l’hôtel (« largesse d’un patron compréhensif » pour TF1 et « l’hôtelier sympa Bruno qui accorde une faveur à son personnel » sur France 2), des infirmières à l’hôpital, et, trouvaille de la Deux, des employés d’une agence d’événementiel… dans une yourte sur le toit du bureau. Ils en sont tellement contents chez France 2, de leur yourte, qu’ils y sont revenus jeudi !

Quelle grève ?
Au fait, c’est quoi, cette grève ? Qui ne s’est informé que devant les JT de la semaine n’en a aucune idée. Les journaux s’entament tous par un sujet sur le trafic, poursuivent avec nos usagers usés, quelques réactions gouvernementales ou syndicales de pure forme, mais d’explication du mouvement, point. Ou si peu. Ou si mal. Outil favori : la comparaison. Lundi soir, France 2 aligne un chauffeur de la RATP face à une conductrice d’une société privée à Rennes. Laquelle juge que « les conditions de la RATP en conduite et en stress sont pires que les nôtres ». Sauf que Pujadas a d’emblée planté le décor : les deux « font le même travail ». Le même soir, PPDA fait son pervers. « Revenons sur les revendications des grévistes », susurre-t-il avant de balancer un sujet en forme de foutage de gueule qui compare les cheminots d’aujourd’hui avec ceux du début du siècle dernier, à grands renforts d’images en noir et blanc de charbon qu’on enfourne dans la bête humaine ! Le lendemain, c’est un conducteur de la RATP que suit TF1. Son salaire ? 2 300 euros. La Une le donne en brut, ça fait plus.

Porte-parole
« La mobilisation syndicale se heurte à la volonté très claire du gouvernement de créer un système plus équitable de retraites, c’était dans le programme de Nicolas Sarkozy, il a été élu en partie pour ça. » Non, ce n’est pas du François Fillon, ni même du Xavier Bertrand, mais du Jean-Pierre Pernaut, ministre du 13 heures de TF1. Ça suinte de tous les sujets, de la hiérarchisation des JT, des mots choisis : la télé roule contre la grève. « La France peut-elle être réformée ? » se désespère Laurent Delahousse dimanche sur France 2. Quant à l’ineffable Jean-Marc Sylvestre, mercredi à 13 heures sur TF1, il sait : « Les syndicats ont compris que l’opinion publique ne les suivrait pas dans leur opposition systématique à une réforme in-con-tour-nable. » Et celle-là : « Notre obsession, c’est que les usagers soient le moins pénalisés par cette grève. » Non, cette fois, ce n’est pas un aveu de PPDA, de Pujadas, ni même de Pernaut, c’est du Fillon. Depuis une semaine, des millions de téléspectateurs – cinq millions pour Pujadas, sept millions pour Pernaut, près de dix millions pour PPDA – entendent les JT et le gouvernement leur parler le même langage en stéréo.
Dernière modification par LLB le 17 nov. 2007, 14:20, modifié 1 fois.
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drÖne
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Message par drÖne »

En effet, le stéréotype est la figure par excellence du discours des journalistes de non-investigation. Autre stéréotype, celui de la "grogne" des salariés, des fonctionnaires, etc. ACRIMED, en 2003, avait déjà fait un papier à ce sujet :

http://www.acrimed.org/article1130.html
La « grogne » : grévistes et manifestants sont-ils des animaux ?
Arno Gauthey
Publié le dimanche 8 juin 2003

Les facilités de langage des journalistes professionnels rencontrent parfois les pratiques du gouvernement Raffarin. Et éclairent crûment une certaine conception du politique.

De leur mince répertoire d’expressions convenues, nombre de journalistes ont extrait ces dernières semaines " la galère " et les " journée noire dans les transports ". Dans quelques mois, ils ressortiront de leur herbier le " chassé croisé des juillettistes et des aoûtiens ". Mais jusqu’au 13 mai dernier, les journaux télévisés de France 1 et France 2 commençaient systématiquement leurs séquences consacrées au mouvement social naissant par des considérations sur la circulation automobile et la garde des jeunes enfants.

Depuis, il semble que les journalistes professionnels aient dû se rendre à l’évidence : il est difficile de réduire un mouvement capable de fédérer des centaines de milliers de personnes à ses seuls effets. Il leur a donc fallu feuilleter fébrilement leur répertoire. Ils en ont finalement extrait " grogne sociale ", qu’ils déclinent volontiers en " grogne enseignante ", puisque l’Education nationale est visiblement concernée et la plus visible dans le mouvement.

Connotations et champ lexical

Or, les journalistes professionnels sont des professionnels du langage. Leur pouvoir de nomination est fort. Le fait qu’ils utilisent tel terme plutôt que tel autre produit des effets considérables. En l’espèce, l’usage de " grogne " est intéressant à plusieurs titres [1].

De façon liminaire, il convient de préciser ce que représente " grogne " du point de vue lexicographique. Deux dictionnaires usuels l’explicitent :

- Larousse : n. f.. Fam. Expression de mécontentement : la grogne des commerçants.
- Le Robert : n. f. (XIVe ; de grogner). Fam. Mécontentement exprimé en grognant. " La hargne, la rogne et la grogne " (de GAULLE).

Les journalistes professionnels font donc état de l’expression d’un mécontentement, notamment de la part de ceux qu’ils identifient comme des enseignants.

Premier problème : le mouvement dans l’Éducation nationale ne concerne pas les seuls enseignants.

Ensuite, un mot fait généralement partie d’un champ lexical qui va en partie conditionner ses connotations. Dans le cas de " grogne ", ce terme évoque bien vite : grognard, grognasser, grognement, grogner, grognon, grognonne, grognonner et bien entendu : groin.

A leur origine, on trouve grunditus, substantif latin qui désigne un des sons émis par les porcs. Cette étymologie est directement présente dans " grognement ", qui désigne le cri des porcins d’après le dictionnaire Larousse, et dans grogner, qui signifie " pousser son cri, en parlant du cochon, du sanglier et par extension de l’ours " mais aussi " émettre un bruit sourd, une sorte de grondement. Chien qui grogne ", d’après Le Robert.

Deuxième problème : à travers leur usage de " grogne ", les journalistes professionnels esquissent une réduction, une animalisation d’un groupe social en action.

Les journalistes professionnels, Fillon et Aristote

Or, cette réduction - certes non explicite et probablement très involontaire - peut être lue dans une perspective politique. En effet, elle évoque l’analyse que fait Aristote lorsqu’il traite de ce qui fonde le politique, lorsqu’il distingue radicalement les animaux doués de parole et ceux qui n’ont que la voix, que le son :

" Seul de tous les animaux, l’homme possède la parole. Sans doute la voix est-elle le moyen d’indiquer la douleur et le plaisir. Aussi est-elle donnée aux autres animaux. Leur nature va seulement jusque-là : ils possèdent le sentiment de la douleur et du plaisir et ils peuvent se l’indiquer entre eux. Mais la parole est là pour manifester l’utile et le nuisible et, en conséquence, le juste et l’injuste. C’est cela qui est propre aux hommes, en regard des autres animaux : l’homme est le seul à posséder le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Or, c’est la communauté de ces choses qui fait la famille et la cité " [2].

Ce passage met en évidence la place centrale de la parole et donc du pouvoir des instances de légitimation de la parole dans le politique. Un des aspects du pouvoir est bien, en dernière instance, de discriminer qui a voix au chapitre et qui est condamné à voir sa parole considérée comme du bruit et donc à ne pas compter [3].

Gens qui parlent et gens qui grognent

Or, en qualifiant de " grogne " l’action et la parole de centaines de milliers de personnes en mouvement, les journalistes professionnels corroborent l’attitude du gouvernement qui fait celui qui n’entend pas. Qui fait celui qui n’entend que du bruit là où il y a une parole politique. Ainsi François Fillon, tout auréolé de son image " sociale " - qu’il s’est construite et qui a été construite par de bienveillants journalistes professionnels - peut-il prétendre n’entendre aucune alternative à ses propositions en matière de retraite. Les manifestants font du bruit, ils ne parlent pas. La " rue " " grogne " mais est incapable de produire une pensée, une parole, une action politique.

Ils confirment également le déni de politique de cette action et de cette parole lorsqu’ils reprennent telles quelles les expressions du gouvernement qui feint de ne voir - pour ce qui concerne les personnels de l’Éducation nationale - que l’expression d’un " malaise ", d’un " désarroi ". On retrouve là les propos d’Aristote qui reconnaît à la voix animale l’incapacité à exprimer autre chose que douleur ou plaisir.

On retrouve là aussi un des ressorts de disqualification de la dimension politique les plus à l’œuvre de nos jours : l’individualisation et la psychologisation des rapports sociaux. Si les enseignants grognent, c’est par douleur et non parce qu’ils ont quelque chose à dire.

Il est fâcheux que les grands quotidiens, stations de radio et chaînes de télévision aient comprimé leurs effectifs journalistiques au point de ne plus disposer de véritables spécialistes capables de suivre dans la durée les secteurs de la société actuellement mobilisés. Il est fâcheux que la formation des futurs journalistes professionnels soit à ce point tournée vers la production de chargés de communication interchangeables [4] .

Car en ces temps d’exacerbation des conflits sociaux, les porcs en ont assez des moutons qui hurlent avec les loups.

Arno Gauthey
(27 mai 2003)


_________________________________________________

[1] Systématisé ces derniers mois, ce terme a déjà servi sous un gouvernement de " gauche " : par exemple, Le Monde daté 23 janvier 2001 titre une page entière (sur six colonnes) : " Le gouvernement face à l’offensive du patronat et à la grogne sociale " (note d’Acrimed).

[2] Aristote, Politique, I, 1253 a 9-18 ; cité par Jacques Rancière, La Mésentente, Politique et Philosophie, Galilée, Paris, 1995.

[3] Sur ce point, les travaux de Jacques Rancière sont éclairants. Et notamment : La Nuit des prolétaires, Archives du rêve ouvrier, Librairie Arthème Fayard, Paris 1981. Réédition Hachette, collection Pluriel, Paris, 1997.

[4] Voir à ce propos : François Ruffin, Les Petits soldats du journalisme, Les Arènes, Paris, 2003. Note d’Acrimed : Lire notre rubrique "Les Petits Soldats du journalisme".
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LLB
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Message par LLB »

Les sciences sociales ont contribué à la construction de cette posture de porte-parole bienveillant d'un public qui de toutes façons reste largement abstrait, et qu'il est donc facile d'assimiler à la population construite par le sondage d'opinion.
Je suis d'autant plus agacée par ce souci du public que c'est ce qui m'intéresse personnellement, mais je ne supporte plus cette mobilisation permanente de la figure du public pris en charge par des grands loups aux crocs souriants (cher petit usager viens ici me dire tes problèmes, je sais que tu as confiance dans ceux qui ont la parole publique, et tu fais bien je suis ton ami).
On sait très bien que cette figure du consommateur devient la figure intégratrice de tous les statuts sociaux : citoyen = usager consommateur. Ceux qui revendiquent la parole et l'action sont hors cadre, ils sortent du rôle d'usager-consommateur. Or cette figure d'usager existe, elle n'est pas méprisable, mais elle finit par être tellement colonisée par l'idéologie du citoyen/consommateur actif (c'est à dire bricoleur débrouillard symapthique, pauvre Michel de Certeau qui a créé cette figure devenue marionnette caricaturale) qu'on ne sait plus comment la mobiliser sans traîner avec toute cette glu.
Du coup, les étudiants jettent les journalistes dehors, ils sont raison.
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Zed
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Message par Zed »

Un autre article intéressant qui case le mythe de "La France, pays gréviste"et qui est la base d'un débat sur le forum http://www.ecclipse.net/forum/index.php?showtopic=30722 :
La France serait une nation «grévicultrice» : le pays du «droit de paralyser» (le Figaro, 17 février 2004), qui préfère la «guerre sociale aux compromis» (le Monde, 26 mai 2003) et souffre d’une «forme d’infirmité que ne partagent pas nos voisins européens» (Christine Ockrent, les Grands Patrons, 1998) car «nul autre pays occidental ne se comporte ainsi» (l’Express, 5 juin 2003). Un bref rappel de la réalité historique et statistique de ce phénomène n’est donc pas sans intérêt.

Premier élément du mythe, la France serait un pays de grévistes. Le nombre de journées individuelles non travaillées pour fait de grève était de 4 millions en 1976, 3,5 millions en 1984, 2,1 millions en 1988, 900 000 en 2000, 1,2 million en 2005. En dehors de pics spécifiques (1982, 1995, 2001), l’ampleur et la fréquence des mouvements sociaux ne cessent de diminuer alors même que la population active ne cesse d’augmenter. La fonction publique se substitue par ailleurs progressivement aux salariés privés dans le cadre des conflits sociaux. En 1982, 2,3 millions de journées grevées étaient comptabilisées dans le secteur privé, pour 200 000 seulement dans le secteur public. En 2005, 224 000 dans le privé pour 1 million dans le public. La part du public dans les mouvements sociaux est passée de 3 % dans les années 70 à 30 % à la fin des années 80 puis à 60 % à compter du milieu des années 90.

En effet, les principales causes de cet effondrement statistique concernent les salariés du secteur privé. Ainsi de la précarisation des emplois, du chômage, de la désindustrialisation, de la désyndicalisation ou du démantèlement progressif du droit du travail. Un salarié en CDD ou en CNE va-t-il faire grève ? Les restrictions budgétaires successives et l’effritement graduel des avantages spécifiques de la fonction publique, combinés au nombre relativement important des fonctionnaires, expliquent également ce glissement. Enfin, le statut particulier des agents de l’Etat facilite l’exercice du droit de grève, de plus en plus théorique pour de nombreux salariés privés. Dans le secteur privé, les 224 000 journées de grève en 2005 représentent, à l’aune d’une population active de 16 millions de salariés, 0,01 journée par salarié et par an. Sur une carrière professionnelle de quarante années, un salarié français fera donc grève moins d’une demi-journée, un fonctionnaire moins de quatre jours. Des chiffres à comparer avec les trente-trois millions de journées non travaillées pour cause de maladie en 2005. La grève apparaît cent quarante-sept fois moins pénalisante pour notre économie que les arrêts maladies. La réalité est donc fort éloignée des phénomènes massifs souvent évoqués.

Second élément du mythe, la France recourrait davantage à la grève que ses voisins. Sur la période 1970-1990, la France est onzième sur les dix-huit pays les plus industrialisés en termes de journées non travaillées pour fait de grève. Avec 0,15 journée grevée par salarié et par an, elle est 7,6 fois moins conflictuelle que l’Italie (première), 3,2 fois moins que le Royaume-Uni (septième), 1,6 fois moins que les Etats-Unis (huitième). Sur la période récente (1990-2005), la France demeure onzième sur dix-huit, avec une conflictualité qui s’est effondrée (0,03 journée de grève par salarié et par an) et demeure toujours inférieure à la moyenne (0,04 journée grevée). Les modèles nordiques – réputés en France pour la qualité du dialogue social qui y régnerait – se situent en tête du classement : le Danemark est premier, la Norvège quatrième et la Finlande septième. Ainsi la «flexsécurité», tant vantée par les dirigeants français, semble caractérisée par un niveau de conflictualité nettement plus important. Un paradoxe qui ne semble pas intéresser les défenseurs de son introduction progressive dans notre pays. La France, en dessous de la moyenne des pays industrialisés, n’est certainement pas le berceau de la «gréviculture» décriée par nos médias et nombre de nos politiques.

Troisième élément du mythe, les grèves françaises se caractériseraient par des journées nationales destinées à paralyser l’activité économique. Sur la période 1970-1990, les conflits localisés représentaient 51,2 % des journées non travaillées pour fait de grève, loin devant les 34,9 % de conflits généralisés (propres à une profession) et les 13,9 % de journées nationales d’action. Sur la période plus récente (1990-2005), les conflits localisés représentent 85 % des grèves, pour 14 % de conflits généralisés et seulement 1 % de journées nationales ! La France est treizième sur dix-huit en termes de mobilisation des grévistes. Que pouvons-nous en conclure ? Pays le plus faiblement syndicalisé de l’Union européenne, marqué par un taux de chômage élevé et une hostilité croissante des médias à l’égard des mouvements sociaux, la France n’est pas un pays de grévistes.

Pourquoi, dans ce cas, Nicolas Sarkozy promettait-il avant son élection qu’«au bout de huit jours d’un conflit social, il y aura obligation d’organiser un vote à bulletin secret pour que la dictature d’une minorité violente ne puisse imposer sa loi sur une majorité qui veut travailler» ?Outre le caractère insultant de cette promesse à l’égard des grévistes «violents» et «dictatoriaux» et la manifeste méconnaissance dont atteste notre président en ce qui concerne le droit de la grève, quel est l’intérêt d’une telle mesure dans un pays où 98 % des conflits sociaux durent moins de deux jours ? Le droit de grève est une liberté constitutionnelle et individuelle pour chaque salarié, ce qui est incompatible avec une quelconque validation majoritaire. De plus, son exercice se heurte à la liberté du travail : aucun gréviste ne peut entraver le droit d’un salarié non gréviste de travailler sans engager sa responsabilité civile et pénale. C’est là le paradoxe fondamental de cette proposition : dans le cas d’une validation par une majorité de salariés, la «dictature» de cette majorité imposerait sa loi sur la minorité qui souhaite travailler. Et ne le pourrait plus ! Nicolas Sarkozy inaugurerait donc la première législation sociale encadrant le droit de grève dans le secteur privé, mais contrevenant simultanément à la liberté de faire grève et à celle de travailler.

La loi du 21 août 2007, relative à la grève dans les transports, ne concerne que le secteur public et se contente pour l’essentiel de reprendre le dispositif de dialogue social préexistant en l’aménageant de gadgets (l’obligation d’un préavis au préavis, dont l’utilité laisse dubitatif). Elle ne prévoit aucune réquisition, n’empêche nullement l’ensemble des salariés d’une entreprise publique de faire grève. Elle ne garantit donc en rien un quelconque service minimum. Un texte pour l’essentiel vide de tout contenu autre que purement proclamatoire, très éloigné des promesses de campagne de notre président. Telle est peut-être l’explication finale de la position actuelle de nos dirigeants quant au droit de grève : des proclamations destinées à satisfaire tant l’hostilité (réelle) des médias que celle (supposée) de la population. Ainsi alimente-t-on, sans doute à dessein, les préjugés de ses concitoyens…

François Doutriaux enseignant en droit privé et consultant juridique indépendant, spécialisé en droit du travail et en droit pénal.
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Message par drÖne »

Toujours dans la même veine du "déconstruisons les clichés médiatiques", le site d'Arrêt sur Images, en attendant son retour éventuel à l'antenne, propose lui aussi un article sur la rhétorique de l'usager pris en otage par les méchants grévistes :

http://arretsurimages.net/post/2007/11/ ... 20h-de-TF1
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Message par LLB »

Moi pareil je viens de passer une demie heure à écrire dans la fenêtre un truc en réponse à Raph que j'ai maladroitement perdu mais là pas le courage de refaire, demain!
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Message par drÖne »

raph a écrit : ca vous gene pas vous de toujours voir les memes schema et methodes steriles de contestations decredibilises des mouvements bien souvent justifiés et necessaires

et ca vous gonflent pas de voir la depolitisation generale des etudiants travailleurs citoyens....
face au discours premachés et aux attitudes agressives et antidialogues des activistes de services toujours les memes les premiers a monter au front et les premiers a saborder synthese ou unité



moi vraiment je suis content que les etudiants bougent dans l absolu

mais leur moyens d actions apportent de l eau au moulin des cretins

bloqueR les amphis c est du deni d aprentissage
et ca gene que les etudiants c est juste con
Oui, c'est ce que je dis souvent en ce moment sur les réseaux où des étudiants interviennent. Mais bon, va essayer de discuter avec des gens qui confondent politisation et activisme pour l'activisme... au mieux, on te traite de sale con réactionnaire, de sociotraitre, ou de vieux bourgeois. Bref, les tartes à la crème habituelles. Oui, tu as bien raison : étudiants dian dian...
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Message par LLB »

C'est juste, je ressens aussi comme uen bêtise le fait de se priver de nos propres lieux de réflexion, d'enseignement, de réunion. Ce que disait Dröne à propos de cette copie tout faux du blocage de l'appareil de production, la fac comme une usine, alors qu'on ne produit pas.
Moi aussi je suis contente que les étudiants bougent mais on dirait qu'ils bougent soit pour les droits d'inscription, soit pour utiliser l'université comme point de départ de la Révolution.
Mais il faut se méfier parce qu'à entendre les profs au moment du vote de la loi d'autonomie on avait l'impression que ça ne correspondait à rien de ce qui était ressenti dans les facs : c'est toujours ce problème du choix de ce qui est entendu ou montré par les média, je me méfie très fort, mais en même temps, je ne sens pas dans nos lieux d'enseignement de désir de discuter, de passion intellectuelle pour ce qu'est ce que pourraient être les universités et plus largement la véritable société du savoir qui inclut des espaces de discussion invisibles (comme ici). Les étudiants dans les cours sont comme les profs. Ceux-ci sont convertis en travailleurs résignés ou amers ou cyniques. On n'échange pas une idée par jour dans les couloirs d'une fac.
Enfin j'exagère, il faut aller chercher là où ça s'exprime, ici, ailleurs.
Tiens, le comité des historiens de la Cité de l'Immigration, ils se sont exprimés; ils écrivent, ils sont vivants et fiers de leurs positions.
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pH
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Message par pH »

raph a écrit : LE FIGARO MAGAZINE N19687 et mieux les pages shopping pour avoir une idée du standing que revendique un pov riche d aujourd hui (pour les sondages j ai pas besoin de vous dire ce que vous savez deja)
à propos pour les feignants qui ne se payent qu'un torchon tous les deux mois le dernier manière de voir (n°96) sur "La fabrique du conformisme", un excellent cru qui propose son sommaire en trois parties éloquentes: captiver les masses, séduire le client, motiver le travailleur…
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TouF
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Message par TouF »

http://www.monde-diplomatique.fr/mav/96/
Finallement, je me suis réveillé.... :cry:
Mais la tête me tourne tellement de choses désagréables me restent à lire, alors que si peu de membres de mon espèce sont interessés par ces lectures...
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