Je reprends ce vieux post, car je suis tombé récemment sur un article de sciences politiques qui confirme ce que nous disions à propos de l'élection de Sarkozy et du virage droitier en Europe (récemment, c'est l'Italie qui replonge dans le totalitarisme populiste) : le vote des vieux est en jeu partout, et c'est de ce changement démographique majeur que nous devons partir pour comprendre et agir dans ce que deviennent les pays européens, à savoir des hospices pour vieillards riches et égoistes.
L'article s'intitule "Effets de genre, effets de génération ? Le vote hommes/femmes à l’élection présidentielle 2007" et il a été écrit par Mariette Sineau (directrice de recherche au CNRS/CEVIPOF) dans la Revue française de science politique (Vol 57, n° 3-4, juin-août 2007, p. 353-369). Au début, il cherche à vérifier si la répartition entre hommes et femmes est déterminante pour expliquer le vote Sarkozy de 2007. Ce critère n'étant pas déterminant, il propose une seconde variable, l'âge, qui couplée avec le genre devient très signifiante.
Quelques extraits :
En 1946, la part des 18-24 ans et celle des 65 ans et plus dans la population étaient à peu près équivalentes (respectivement 12,9 % et 12,5 %). En 2007, la part des seniors est presque deux fois plus importante que celle des jeunes (respectivement 18 % et 9,8 %). En chiffres absolus, les 65 ans et plus ont dépassé les 10 millions.
En tant que favori des femmes âgées, le candidat de l’UMP dispose d’une base électorale au profil très typé, qui présente des caractères antinomiques avec celle de Ségolène Royal. Il est ainsi le leader préféré des femmes mariées (37 %) et plus encore des veuves (40 %), arrivant loin devant les trois autres candidats. Il trouve aussi un meilleur écho parmi les électrices pauvres en dot scolaire, conséquence logique de ce que, chez les seniors, les femmes sont déficitaires en diplôme. Nicolas Sarkozy concentre ainsi sur son nom plus du tiers des voix des femmes qui n’ont, au mieux, pour titre scolaire que le seul certificat d’études primaires (+ 11 points par rapport aux hommes), contre seulement 24 % pour Ségolène Royal, 15 % pour François Bayrou et 10 % chez Jean-Marie Le Pen.
La prise en compte de l’articulation entre le genre et la profession de la personne interrogée, l’appréhension de son statut ou encore de sa vulnérabilité face au chômage permettent de pointer d’autres « différends » électoraux (tableau 3). Quand on décrit la base sociologique du candidat de l’UMP, il vaut d’abord de souligner que Nicolas Sarkozy est le candidat « naturel » des femmes inactives, qu’elles soient femmes au foyer ou retraitées. Ainsi, 38 % des premières ont l’intention de voter pour lui comme 39 % des secondes (+ 5 points par rapport aux hommes), alors que Ségolène Royal ne polarise que 28 % d’audience auprès des femmes au foyer et 23 % auprès des retraitées.
Si on s’attache, maintenant, à dresser le portrait idéologique et culturel des électorats (tableau 5), on observe que le genre est porteur de divergences significatives, en lien plus ou moins direct avec les clivages sociologiques et politiques précédemment énoncés. Ainsi, Nicolas Sarkozy, parce qu’il est soutenu par les femmes âgées et même très âgées, attire tout naturellement les générations socialisées par les normes catholiques les plus strictes : plus de la moitié des pratiquantes lui accordent leur suffrage (+ 10 points par rapport aux hommes). D’ailleurs, 39 % des catholiques non pratiquantes le soutiennent aussi, contre 17 % seulement des électrices se déclarant sans religion (qui, elles, rallient Ségolène Royal à près d’un tiers). Parallèlement, le candidat de l’UMP exerce sa force d’attraction chez les femmes dont les valeurs les rattachent à un univers de droite, voire d’extrême droite, tant en matière de féminisme que de libéralisme culturel et économique, d’autoritarisme et d’ouverture aux autres. Ainsi, le porte-drapeau de l’UMP rassemble les voix de 45 % des électrices qui désapprouvent l’idée que « les choses iraient mieux en France si les femmes étaient plus nombreuses au Parlement » (+ 11 points par rapport aux hommes), comme 39 % de celles qui sont en désaccord avec l’idée que « les couples homosexuels devraient avoir le droit d’adopter des enfants » (+ 7 points). Expriment aussi un net penchant pour Nicolas Sarkozy (39 %) toutes celles qui, ayant une vision passéiste du rôle des femmes, les enferment dans leur rôle de procréatrices (39 %). De même, ce candidat fait une très bonne audience, de l’ordre de 40 % ou davantage, chez celles qui, libérales au plan économique, pensent que « les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment », ou adhèrent à l’idée qu’il faut donner « la priorité à la compétitivité de l’économie française sur l’amélioration de la situation des salariés ». Enfin, Nicolas Sarkozy fait aussi ses meilleurs scores chez les électrices marquées du sceau de l’autoritarisme, qui souhaiteraient le rétablissement de la peine de mort (39 % de vote en sa faveur), chez celles que taraude la préoccupation de l’immigration (40 %), l’augmentation de la délinquance (34 %), ou encore chez celles, empruntes de frilosité, qui voudraient que « la France se protége davantage du monde d’aujourd’hui » (36 %).
En terme d’adhésion à l’univers des valeurs, on notera une inversion constante selon le genre au sein des deux électorats lepeniste et sarkozien : dans celui de Jean-Marie Le Pen, ce sont les hommes qui se donnent à voir comme les plus droitiers sur toutes les dimensions évoquées, alors que dans l’électorat de Nicolas Sarkozy, ce sont les femmes qui adhèrent le plus volontiers aux valeurs de la droite la plus conservatrice, sinon la plus traditionaliste. Ce résultat renvoie là encore à la structure par âge et par genre des deux clientèles électorales : alors que le candidat de l’extrême droite est délaissé par les « anciennes », le candidat de l’UMP fait florès chez elles.
Si on analyse le succès de Nicolas Sarkozy comme la victoire du candidat qui s’est réclamé « sans complexe » des valeurs de droite, alors on peut dire que sa stratégie a touché les femmes au cœur. Dans le même temps, il a su aussi incarner, auprès d’elles, le retour du politique et de la confiance dans cette élection reine de la Cinquième République. Plus de 40 % des électrices sarkoziennes croient que « les résultats de la présidentielle permettront d’améliorer les choses en France » (+ 4 points par rapport aux hommes), contre un peu plus du quart des électeurs de Ségolène Royal, qu’ils soient hommes ou femmes. Last but not least, ce sont près des trois quarts des électrices de Nicolas Sarkozy qui se disent confiantes dans la droite pour gouverner (+ 7 points par rapport aux hommes). Dans le camp d’en face, les électeurs et les électrices de Ségolène Royal ne sont que deux tiers à faire confiance à leur propre camp, la gauche, pour gouverner. Le vote d’adhésion que Nicolas Sarkozy a su déclencher, en incarnant, pour l’instant, une sorte d’idéal de l’action politique, a trouvé un écho encore plus grand, on le voit, auprès des électrices.
Les données de l’enquête pré-électorale PEF 2007 mettent au jour un effet genre et un effet génération qui se renforcent et se cumulent l’un l’autre dans les urnes. Plus on vieillit, plus on vote à droite ; plus on appartient à des générations âgées (qui n’ont pas été socialisées aux valeurs soixante-huitardes et post-matérialistes), plus fortes sont les probabilités que l’on adhère à des valeurs traditionnelles, aux antipodes de la modernité, du féminisme et de l’ouverture aux autres. Ce constat a pesé à l’évidence de façon décisive sur l’issue finale du scrutin. On a voulu faire de Nicolas Sarkozy le symbole de l’arrivée aux affaires d’une nouvelle génération tournée vers la France du 21e siècle. Le fait est indéniable, mais on peut remarquer parallèlement que, dans un électorat vieillissant – au sein duquel le poids numérique des seniors est double de celui des juniors –, le prétendant de l’UMP n’est pas le candidat des jeunes, qui sont l’avenir de la société et de l’économie, mais bien plutôt le leader préféré des vieux et surtout, comme nous avons tenté de le montrer, des vieilles femmes [19]. Bien qu’il ait fait campagne en réhabilitant la valeur travail, Nicolas Sarkozy doit son succès aux électeurs et surtout aux électrices qui sont, depuis longtemps, retiré(e)s du marché du travail. Or, les rentiers et rentières, auxquelles s’ajoutent les femmes au foyer, ne représentent pas la fraction du corps électoral la plus emblématique du désir de renouveau et de changement social.
Certains font le pari que, dans quelques années, quand les baby boomers seront parvenus massivement à l’âge de la retraite, alors la gauche pourra être portée au pouvoir par la conjonction entre le vote des jeunes et celui des personnes âgées (des deux sexes), qui, alors, continueront à soutenir les idées de gauche des générations ayant vécu Mai 68 et le féminisme. Le vieillissement ne sera plus, pour les analystes, synonyme de conservatisme [20]. L’appartenance aux générations âgées – qui, à l’avenir, seront beaucoup plus titrées scolairement – n’ira pas forcément de pair avec l’adhésion à un système de valeurs traditionnel.
Nous voilà bien renseignés. Ma conclusion, au plan de la pratique politique, c'est que la gauche de la gauche peut continuer à s'exciter sur les réseaux ou dans la rue, en continuant à chercher à convaincre les jeunes générations de s'engager ou de résister, elle n'a que très peu de chance, mécaniquement, de changer les rapports de force. Autrement dit, soit un processus révolutionnaire violent s'engage, soit ce sont les séniors qu'il faut arriver à faire évoluer.
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