C’est l’histoire d’une ville d’un milliers d’habitants, située à la frontière de l’Argentine et du Paraguay. Comme toutes les villes d’amérique latine, elle obéit asez strictement à un plan géométrique qui semble directement inspiré par l’Utopia de Thomas More: toutes les villes sont en effet presque identiques et organisées autour d’une place centrale généralement unique et carrée, les rues étant disposées suivant des angles droits.

Toutes les 4 rues on trouve une avenue, l’espace compris entre les rues s’appelle une « cuadra » et fait très exactement 100 m, et celui compris entre les avenues une « manzana ». Quand on demandes sa direction à quelqu’un dans la rue, on s'entend donc toujours répondre quelque chose comme « dos cuadra a la izquierda y tres cuadra a mano derecha ». Rationnel, donc. Il y a même, dans les villes récentes, un abandon total des noms de rues qui sont, comme à La Plata, remplacés par des numéros : calle 1, calle 2, calle 3... calle 150, etc. Au centre les petits numéros, à la périphérie, les grands nombres. La ville dont je vais vous parler, comme toutes les villes, voit sa population s’organiser de manière concentrique : au centre les plus riches, à la périphérie les plus pauvres. Ainsi, à La Plata, si on vous dit « j’habite rue 5 » ou « je vis rue 250 », vous pouvez en déduire rapidement la classe sociale de votre interlocuteur.
Un jour, les autorités de la province décident de construire un barrage hydroélectrique, qui va noyer la ville et s’étendre sur 70 km carrés. Grosse polémique durant des annés car, évidemment, les habitants ne veulent pas partir. Au bout d’un moment, un consensus est trouvé : les habitants seront tous dédomagés en fonction de la valeur de leur maison et relogés dans une ville nouvelle en bordure du lac artificiel. Ils ne paieront pas d’impôts ni de loyer durant les 5 premières années. Chacun doit choisir entre un appartement à une, deux ou trois chambres en fonction de ses besoins. Comble de fonctionnement égalitaire à la More, on tire au sort, lors d’une tombola, la localisation des appartements : les classes sociales autrefois structurées topologiquement par rapport au centre sont alors dispersées par le hasard, garant d’un bon fonctionnement démocratique.

C’est du moins ce qu’on pense à la lecture de ce début de récit...
Sept ans après la construction de la ville nouvelle, eut lieu une grande sécheresse qui vida presque complètement le lac artificiel et fit réapparaître la vieille ville, émergeant comme un fantôme recouvert d’algues. Oscar et sa femme Nora, qui étaient en vacances dans la région, décidèrent d’aller voir cette ville fantôme.

Ils n’étaient pas seuls, puisque tous ses anciens habitants s’y étaient rendus comme en pélerinage, à la recherche de souvenirs. Devant un immeuble, ils discutent avec une vieille dame très émue qui pleure : ancienne directrice d'école, elle vivait là et se souvient de son passé. Classe moyenne : vous pouvez en induire sa position dans la topologie de la ville. Le soir, de retour dans la ville nouvelle, elle invite Oscar et Nora à prendre le maté et leur explique qu’après la période de gratuité des loyers et des impôts, les habitants pauvres qui avaient gagné des maisons au centre ville grâce au tirage au sort ont du revendre les maisons du centre ville aux riches qui avaient hérité de maisons excentrées. Ainsi, « grâce à Dieu, chacun a pu reprendre sa vraie place »...
D’après Oscar, cette histoire n’a pas intéressé un seul sociologue : trop bourdieusien peut-être ? Moi, je trouve ça à la fois terrible et fascinant. Mais qui se soucie aujourd’hui de l’Argentine, de ses déterminismes sociaux, des 150000 personnes qui vivent dans les poubelles à Buenos Aires en triant le carton pour survivre à la crise induite par le FMI et les banques, et des gens dont « Dieu » a figé la place sur l’échiquier trop rationnel des villes nouvelles ?
+A+