"Devant l'orphelinat, deux beaux enfants d'Afrique sont accroupis pour mieux observer un scarabée doré, perché sur un brin d'herbe. Soudain Brigitte lève la tête. Vers le portail, elle les voit, arrêtés au bord du chemin ! Saisie de crainte, elle prend le petit Olivier par le bras…
- Regarde ! chuchote-t-elle, des soldats ! Il y en a un qui vient vers notre maison ! J'ai peur. Cachons-nous.
Bientôt, entre les larges feuilles du bananier, deux paires d'yeux inquiets suivent l'homme dont les bottes font crisser le gravier du chemin. Nous sommes sur l'île Idjwi, en territoire zaïrois. En cette fin d'après-midi d'octobre 1992, les vertes collines inondées de soleil se découpent sur le bleu intense du grand lac Kivu.
La première fois que Joseph et Ilse Houdusse sont venus sur cette île, ils ont été émerveillés. Mais bien vite ces missionnaires ont eu le cœur serré. Que d'enfants aux regards tristes, marqués par l'abandon et la misère ! Faute d'eau potable et de nourriture saine et suffisante, beaucoup étaient malades.
- Il faudrait faire quelque chose pour ces pauvres petits ! ont dit Joseph et Ilse.
Alors ils se sont démenés. Ils sont même allés voir le "Mwami" Ntambuka, roi du sud de l'île. Cet homme ignorait qu'il allait mourir deux mois plus tard. Mais sans hésiter, il a offert aux missionnaires quatre hectares de terrain pour y construire un orphelinat entouré d'un jardin potager, d'un poulailler et d'une grande plantation d'ananas.
Il a fallu du temps, aussi pour intéresser à ce projet des chrétiens de France, de Suisse et d'Allemagne. Sur place on a creusé. On a mis de la terre dans des moules de bois. Après une semaine au soleil, on avait des briques. Amenés en pirogue, puis portés sur la tête, de lourds sacs de ciment sont arrivés jusque sur la colline. Des eucalyptus ont été abattus pour faire la charpente…
Les deux enfants aux aguets derrière le bananier, que savent-ils de tout cela ? Pas grand-chose. Brigitte avait deux ans quand les missionnaires l'ont accueillie chez eux, à Bukavu, en 1989. A ce moment-là il n'était pas encore question d'un orphelinat sur l'île. Selon la coutume, le père de Brigitte avait d'autres femmes. Délaissée, la mère était trop pauvre pour nourrir cette petite. "Prenez-la, je vous la donne ! a dit le père, indifférent.
Et Olivier ! Quand il est né, les siens ont été frappés par la couleur de sa peau, un peu moins foncée que celle des autres bébés. Alors on l'a nommé Muzungu. On prononce Mouzoungou, et cela signifie "celui qui a la peau claire, l'étranger".
La mère de Muzungu est morte en lui donnant la vie. Sans se soucier du petit, le père est parti peu après, on ne sait où.
Muzungu avait un an et demi quand les missionnaires l'ont trouvé, sous-alimenté et bien misérable chez un oncle qui cherchait à se débarrasser de cette bouche inutile.
Joseph et Ilse n'ont pas hésité. Pour le soigner et pour l'aimer, ils ont pris chez eux le pauvre petit être. Ils l'ont appelé Olivier, nom qu'il a préféré de beaucoup au premier.
Olivier et Brigitte s'aiment comme frère et sœur. Joseph et Ilse Houdusse sont leur papa et leur maman. Peu à peu, les deux enfants ont appris le français. Ilse leur a enseigné de beaux chants qui sont devenus comme des amis pour eux : "Toc, toc, toc, quelqu'un frappe à ma porte", "Qui a créé le monde ?" Mais le chant préféré d'Olivier, c'est toujours "Oh, viens à Jésus, viens au bon Berger". Chaque fois qu'il l'entonne, l'enfant qui a cinq ans maintenant se concentre pour y mettre beaucoup de conviction.
Derrière le bananier, quatre yeux inquiets suivent le soldat. Il est devant la maison. Ilse sort pour saluer ce visiteur inattendu qui n'a pas l'air content.
- Vos papiers ne sont pas en ordre. Vous devez me suivre jusqu'à Bukavu !
Ilse fait asseoir le militaire dans la paillote, abri rond, couvert de chaume, à quelques mètres de la maison. Assis, cet homme sera peut-être un peu moins désagréable.
- Je sais que les autorités doivent encore mettre un tampon sur mon passeport, répond calmement Ilse. Je passerai à leur bureau dès que je retournerai à Bukavu.
Non ! vous devez partir avec moi tout de suite ! rétorque sèchement le miliaire. J'ai l'ordre écrit de vous emmener encore ce soir !
Que peut dire Ilse ? Son mari, parti au Ruanda pour annoncer l'Evangile dans les villages, n'est pas là pour prendre sa défense. Si elle suit ce soldat et sa troupe, que fera-t-on d'elle ? Pour aller à Bukavu, il faut une journée au moins: deux heures par un sentier raide jusqu'au bord du lac, puis trois heures de pirogue, puis encore de la marche. Bientôt la nuit tombera. Où Ilse la passera-t-elle ?
- Il est déjà tard, Monsieur ! soupire Ilse, bien embarrassée. Je ne peux pas partir et laisser ces quinze enfants seuls !
Mais le militaire est catégorique :
Allez prendre votre passeport, je ne veux pas attendre ! réplique-t-il durement, sa mitraillette au point.
Que faire ! Obéir ! Non, ce n'est pas possible. Acheter la clémence de cet homme ne lui donner de l'argent ? Non, les missionnaires ne peuvent pas faire cela. Résister aussi calmement que possible ? mais le militaire s'impatiente et refuse de comprendre.
L'homme est là. Il attend. Et il est armé ! Il a donné un ordre sur lequel il n'a pas l'intention de revenir. Et qui pourrait le faire changer d'avis ?
Ilse est seule avec lui. D'un regard elle fait le tour du terrain : personne ! Pourtant il y a des ouvriers sur la propriété, des aides à la cuisine, un gardien… A cette heure dramatique, où sont donc ces gens ? Apeurés, ils se cachent, et observent de loin.
- Seigneur, viens à mon secours ! soupire Ilse dans son cœur.
Au même instant, qui voit-elle, là-bas sur le chemin ? Le petit Olivier de cinq ans. Il a senti sa maman en danger. Il est à sa recherche…
Aussi calmement que possible, la missionnaire appelle aussitôt l'enfant, en lui faisant un geste amical :
- Chéri, viens vite vers maman !
Confiant, le petit s'approche à pas lents, et se blottit contre Ilse…
Comme elle le fait toujours, la maman passe son bras autour des épaules de l'enfant. Il est si sensible aux marques d'affection.
- Olivier ! lui dit-elle très doucement, regarde ce soldat, et chante pour lui le chant que tu préfères. D'accord ? Attends, je te donne le ton…
Alors, sous la paillote toute calme s'élève une voix très pure :
- Oh, viens à Jésus, viens au bon Berger. Oh, viens à Jésus, mais oui, tu es invité. Si tu veux choisir le chemin étroit, Jésus saura te conduire au palais du Roi.
Sans lâcher des yeux le soldat, déjà le petit enchaîne avec la deuxième strophe :
- Oh, viens à Jésus… Même si quelqu'un voulait t'arrêter, marche droit devant toi jusqu'au palais du Roi.
En lui enseignant ce chant, Ilse a montré à l'enfant comment, sur les mots "droit devant toi", il peut lever son bras pour montrer la direction à suivre. C'est ce qu'il fait aussi maintenant.
Le militaire ne peut détourner ses regards de l'enfant. A présent, Olivier entame la troisième strophe :
- Oh, viens à Jésus… Même si le doute veut troubler ton cœur, va, poursuis ta route jusqu'au palais du Roi.
Fasciné par cette voix et par le sérieux de l'enfant, le soldat oublie d'être dur. Les traits de son visage s'adoucissent un peu, au point d'y laisser paraître un pâle sourire.
Olivier s'est tu.
Le bras d'Ilse entoure toujours ses épaules.
L'enfant, le militaire et la mère de famille restent tous trois assis, sans un mot.
Enfin le soldat rompt le silence :
- Maman ! … je… je vois que vous n'avez pas de mauvaises intentions. Vous aimez les enfants… Vous faites du bon travail. Je vous souhaite pleine réussite avec eux. Les méchants sont les autres, ceux qui disent du mal de vous !
Puis il se lève, se met au "garde à vous" comme pour saluer un officier supérieur, fait encore un salut de la tête, et se retire.
Sans un mot, Ilse prend Olivier par la main. Avec l'enfant, elle accompagne le soldat jusqu'au bout du chemin, au portail du jardin.
Et l'homme s'en va, avec les autres, pour ne plus revenir."
je m'excuse si tu la lus

c bo nan ?
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