Pour revenir au sujet initial, le référendum, on ne peut que constater que, comme au lendemain du 21 avril, la classe politico-médiatique se révèle totalement incapable de prendre rationellement la mesure de ce qui se passe en france. En témoigne le torchon libéral qu'est Le Monde et son éditorialiste à la solde du marché qu'est JM Colombani qui signait ceci (
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0 ... 951,0.html ) le 30.05.05 :
Franc et massif, comme aurait dit de Gaulle, le non français à la Constitution européenne n'est pas un accident. Il a été émis au terme d'un débat comme il y en a eu peu dans l'histoire de ce pays. Interrogés sur un texte, de nombreux citoyens ont pris connaissance de ses principaux articles et des commentaires opposés qu'en faisaient les promoteurs du oui et ceux du non. Personne ne prétendra que les Français se sont livrés à un pur exercice d'exégèse et qu'ils se sont prononcés pour ou contre le traité constitutionnel en raison de tel ou tel de ses 448 articles.
Une Constitution est en effet un contrat passé entre les citoyens. Comme tout contrat, les termes dans lesquels il est rédigé ont moins d'importance que l'attrait de ce qu'il promet. Le rejet du traité constitutionnel révèle, d'abord, qu'une majorité de Français n'a pas, ou n'a plus, envie de l'Europe. Au point d'avoir pris le risque, et de devoir assumer désormais d'avoir affaibli la position et les capacités de la France en Europe. "On a tous une bonne raison de voter non", avait dit Philippe de Villiers, donnant ainsi un parfait exemple de cynisme dans la démagogie. Tel était, en effet, le message du non. Peu importaient les motifs, pourvu que l'on vote non.
Dans ce scrutin, organisé par un homme qui risque désormais de passer à la postérité comme le Docteur Folamour de la politique, usant contre lui-même à quelques années d'intervalle, de la dissolution et du référendum, l'enjeu concernait en premier lieu une idée. Une idée à abattre. Les tenants du non voulaient en effet en finir avec ce qu'ils considèrent comme le mythe européen. Par nationalisme, par xénophobie, par dogmatisme ou par nostalgie, ils voulaient se débarrasser de cette Europe qui barre l'horizon, qui dérange les habitudes, qui impose des changements. D'autres, qui n'étaient pas anti-européens, se sont laissé convaincre qu'on pouvait dire non à "cette Europe-là" pour en obtenir une autre.
Je coupe le texte ici, mais voilà, tout est dit : le non est "nationaliste, xénophobe, dogmatique et nostalgique". La propagande libérale qui a fait rage avant le scrutin se poursuit en dépit de la défaite écrasante qu'elle vient de subir. Encore une fois, les journalistes de la "grande" presse (Le Monde n'étant pas le seul à tenir ce discours) sont incapables de prendre au sérieux l'expression populaire et préfèrent supposer que les gens auraient voté non pas sur le contenu qui leur était proposé (le texte du traité), mais pour des raisons "épidermiques", irrationnelles, etc. L'habitus journalistique de réduire le débat d'idée à de stériles confrontations partisanes ou interpersonnelles s'applique ici à la signification à apporter au résultat du scrutin. En toute illégitimité, bien entendu, car Colombani n'a aucun fait tangible à apporter qui prouverait que l'ensemble des gens qui ont voté non l'auraient fait sans avoir lu le texte et par pur nostalgie pétainiste. Il ne peut rien prouver, mais sa position d'éditorialiste, d'oracle libéral, d'herméneute du scrutin, de porte parole d'un journal dit "de référence", supposé sérieux, lui permet d'asséner des discours purement idéologiques puisque la seule et unique chose que l'on puisse dire du scrutin, c'est que le "non" l'a emporté massivement. Les raisons restent en dehors de toute explication, du moins rationnelles, car même si on peut tous avoir sa petite idée, nul ne peut prétendre dire quoi que ce soit qui serait simplement vérifiable, en l'absence d'enquête de type sociologique. Vérifier ses informations est pourtant le B.A BA du journalisme. Mais là c'est bien pratique de ne pouvoir rien vérifier, car ça permet à la position de l'herméneute, de l'oracle, de fonctionner à plein régime : la machine à sur-interpréter est, à chaque élection, le moteur du discours politico-médiatique qui se confond dans cette caracctéristiques aisément démontrable : "les Français pensent que...", "les Français ont voulu nous dire que...", etc., ces débuts de phrases rituels sur les plateaux de télévision au soir de chaque élection importante sont le signe tangible de l'impuissance intellectuelle des journalistes qui confondent opinion et faits, et qui rejoingent là les politiques de tous bords dans le mépris incroyable qu'ils expriment envers l'électorat. Si, comme le prétend Colombani, les français n'ont pas voulu qu'on change leurs habitudes, quie dire alors de l'incapacité des journalistes à sortir des leurs !
Comme beaucoup j'en suis arrivé à penser que le fonctionnement démocratique européen, en tout cas la dimension du débat public qui lui est essentiel et préalable, est de plus en plus mis en péril par les métiers du journalisme qui, loin de constituer un contre pouvoir ou une garantie démocratique, sont au contraire des freins à la construction d'espaces de débat authentiques, contradictoires et pluralistes comme devraient l'être tous les débats de société. Jamais depuis la France de Vichy et le national socialisme on n'avait vu les médias mis autant au service d'une propagande. Le fait même de remettre au goût du jour ce vieux mot de "propagande", mot que jamais il y a quelques années, je n'aurais accepté d'utiliser tant il était caricatural, en tout cas dans les milieux de l'analyse universitaire des médias qui sont les miens, est un signe préoccupant. Car cette certitude d'avoir affaire à de la propagande est maintenant assez largement partagée tant par la population que par les analystes des médias, qui n'hésitent plus à l'exprimer (pas encore par écrit, du moins pas dans les articles scientifiques, mais dans les discussions courantes on se lâche !).
En période de recomposition des rapports de force politiques et de décrochage entre les opinions publiques et leur représentants, les grands médias, loin de jouer le rôle de contre-pouvoirs et de portes parole de l'expression populaire (rôle qui leur était traditionnellement dévolu depuis le XVIIIème siècle), renforcent au contraire le consensus, brident l'émergence des nouvelles formes d'investissement du public dans la politique et mettent en circulation des discours de plus en plus uniformes et dogmatiques : Bourdieu, que je trouvais caricatural sur ce point à l'époque de ses écrits sur les médias, avait en fait totalement vu juste, et c'est notre habitus à nous d'universitaires, tellements obsédés par la "complexité" et la nuance, qui nous empêchait d'y voir clair.
En tout cas, la victoire du non n'est pas une fin en soi : c'est maintenant que les choses difficiles vont commencer, en particulier à cause de la propagande journalistique qui n'a aucune raison de s'arrêter, tout simplement car elle a des intérêts communs, en particuliers économiques et bien sûr idéologiques, avec les politiques libérales. Cette propagande ne va pas cesser de travailler le sens de ce scrutin pour le faire apparaître comme xénophobe et nationaliste, les journalistes se posant alors en héros de l'ouverture, de la liberté et du progrès social... on verra bien entendu une bonne partie du champ universitaire venir à leur rescousse, par atavisme, par lâcheté intellectuelle, par bêtise... toutes choses que nous partageons avec les journalistes et les politiques. Et il n'y aura pas d'avancée démocratique, ou du moins pas de réel changement social à attendre tant que l'université ne sortira pas de sa torpeur. Pour moi, l'espoir n'est plus du côté du savoir académique : il réside sans doute plus dans l'émergence d'une exigence de débat hors des cadres, voire d'une sortie générale des cadres idéologiques qui est peut-être en cours aujourd'hui. Avec tous leurs défauts, les mouvements altermondialistes sont sans doute ce que nous avons de mieux comme alternative à la pensée unique du libéralisme, pour autant que cette émergence conserve sa caractéristique principale : la diversité. Et qu'elle ne cède pas aux mythes et à la rhétorique, vieille comme le monde, du "s'unir pour être plus forts" (dans l'antiquité, on finissait rituellement les discours par des appels à la concorde, à l'union).
Pour finir par ce qui nous a occupé pas mal de temps ici même, l'exemple de la Nuit des meutes aurait pu être paradigmatique de cette sortie des cadres, de cette mise en valeur de l'émergence et de la diversité, s'il n'avait été rattrapé via le Karnageval et les tekniveaux par cette maladie, par ce cancer mental de l'union, de la masse, qui est la manière la plus rapide de recréer ce contre quoi on lutte.
+A+