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l’année foucault
Foucault-Marx, parallèles et paradoxes
Entretien avec Étienne Balibar. Pour le philosophe plutôt que l’idée d’une « grande alternative », le rapport des deux pensées si gnale les points de passage et de confrontation incontournables d’une politique de transformation.
« Sous des formes constamment renouvelées, un véritable combat avec Marx est coextensif à toute l’oeuvre de Foucault », écriviez-vous en 1989 dans Foucault et Marx, l’enjeu du nominalisme, à l’occasion d’un colloque organisé peu après la mort de l’auteur de la Volonté de savoir (1). Dans les hommages qui lui sont rendus aujourd’hui, la question de la rupture avec le marxisme apparaît des plus centrales. Qu’est-ce qui se joue dans cette confrontation ?
Étienne Balibar. Je ne me refuse pas à discuter de la confrontation Marx-Foucault ni Foucault-Marx dans ses aspects à la fois intrinsèques, du côté de l’interprétation des textes, mais aussi conjoncturels et idéologiques. De ce dernier point de vue, cela me semble réducteur. Je le dirais aussi bien pour ceux qui, aujourd’hui encore, et il faudrait s’interroger sur la raison pour laquelle ils en ont tellement besoin, continuent d’enfoncer le clou, et expliquent comment avec Foucault l’antidote au marxisme aurait été définitivement trouvé, d’autant plus efficace et convaincant qu’il ne s’agit pas d’une pensée conservatrice mais d’une oeuvre elle-même puissamment critique, ce qui permet de parer par avance à toute forme de soupçon et d’accusation, et qui présente le bénéfice de mettre en évidence les aspects conservateurs, traditionalistes ou autoritaires du marxisme et de la politique qui s’est réclamée de lui. J’ai moi-même contribué à ce débat à différentes occasions. Mais dans la préface de la Crainte des masses, je reviens sur le parallèle Marx-Foucault en en faisant deux représentants à plus d’un titre opposés, mais aussi nécessairement voisins et apparentés de ce que j’appelais la politique de la transformation, au sens de la transformation des structures de pouvoir et de domination. L’avantage de ce parallèle a toujours été à mes yeux non pas de trouver des terrains d’entente artificiels ou des convergences forcées, mais d’aiguiser des différences. Et par là même de mettre pleinement en évidence le bénéfice d’ouverture et de pensée critique que peut comporter pour des philosophes et aussi des militants, dans le monde d’aujourd’hui, le fait de se référer à des discours multiples. Du point de vue philosophique, la stricte confrontation est réductrice car il y a chez Foucault des problèmes dont il n’y a pas de trace chez Marx. Ce qui met en évidence que le marxisme n’est plus heureusement une conception du monde sans extérieur, ce qu’elle n’était sans doute pas du temps de Marx.
Suivant les questions, le face-à-face n’est pas exact, dans la mesure où d’autres références doivent intervenir, à Weber ou Freud en particulier. Il n’y a donc pas une grande alternative : ou Marx ou Foucault. Il y a un terme dans les Mots et les Choses dont je me suis souvent servi : le « point d’hérésie ». Au sens du point de divergence radicale. Sur la question du pouvoir, du rapport entre société et norme juridique, il y a des points d’hérésie Foucault-Marx. Mais il y a des points d’hérésie Foucault-Freud sur la sexualité qui sont d’une actualité brûlante. Tout comme il y a sur d’autres sujets des points d’hérésie Weber-Marx.
Si l’on délaisse l’idée de grande alternative, et que l’on cherche à spécifier les articulations et les « points d’hérésie », apparaît la question du collectif et de l’individu. De Marx à Foucault, on semblerait, pour simplifier, passer d’une théorie des structures collectives à une pensée du sujet micropolitique...
Étienne Balibar. C’est le genre de question qu’il faut aborder en deux temps. En commençant par la simplifier pour comprendre l’alternative, avant de compliquer les choses pour rectifier ce qu’il y a de mystificateur dans les - oppositions terme à terme. Il y a un côté profondément collectiviste dans la pensée de Marx, aussi bien au niveau de l’analyse du rapport social, des forces motrices du procès historique et des objectifs politiques. La critique de l’individualisme chez lui est essentiellement celle des formes bourgeoises de l’individualisme, celles qui sont enracinées dans l’emprise universelle du marché, dans la formalisation juridique de l’individu propriétaire comme atome de base de la société. C’est un aspect très profond dans la pensée de Marx que d’envisager le communisme non comme l’anéantissement de l’individu dans la masse, mais comme l’émergence de possibilités d’individuation écrasées par la société bourgeoise. Si l’on veut situer Foucault immédiatement en regard, il faut reconnaître que le fond de la pensée de Foucault, tant du point de vue philosophique que du point de vue éthique et politique, est un très puissant individualisme libertaire. Dont les racines sont complexes. Il y a une référence nietzschéenne qui est absolument permanente d’un bout à l’autre de l’oeuvre. Mais elle n’est pas la seule. Il y a une référence kantienne qui, avec le temps, a pris de plus en plus d’importance. Même des références hégéliennes et, du point de vue de la critique des normes, des références à la tradition sociologique et anthropologique française. Donc, d’un point de vue éthico-politique, Foucault est un penseur libertaire très profondément individualiste. Mais du point de vue de l’analyse de la formation et de la transformation des rapports de pouvoir, ce n’est pas du tout la négation de la dimension sociologique des problèmes. De même qu’il y a un correctif individualiste dans le communisme marxien, il y a un correctif anthropologique et sociologique dans la pensée de Foucault. En particulier pour tout ce qui concerne la partie analytique de l’oeuvre, que l’on découvre de plus en plus à travers la publication des cours, dans laquelle il s’est proposé une sorte d’intelligibilité des formes de la modernité. Foucault était confronté en permanence à la nécessité de reprendre les questions qui étaient au coeur de la pensée critique de la seconde moitié du XXe siècle, à savoir les questions de l’aliénation et de l’émancipation. Ces questions-là ne pouvaient être abordées dans une perspective strictement individualiste.
Pourtant, il existe bien une lecture « libérale » de Foucault, défendue entre autres par François Ewald, qui n’est pas le moins avisé de ses lecteurs.
Étienne Balibar. Même lorsque Foucault s’est approché très près de certaines formes de pensée libérale, que certains de ses disciples les plus proches ont ralliées tandis que d’autres au contraire lui demeurent tout à fait irréductibles, il n’a jamais été ni un théoricien de l’autonomie de la volonté ni du sujet, ni un théoricien de l’homo economicus. La question de savoir si ces interprétations libérales se réclament abusivement de l’héritage foucaldien est importante. Elle devra être reprise soigneusement lorsque seront publiés les textes qu’il a écrits pour ses cours sur le libéralisme. Il ne faut pas exclure que l’on ait alors à faire aux énoncés les plus complexes et les plus ambigus de la pensée de Foucault.
Le pouvoir est partout chez Foucault. Jusque dans la constitution même du sujet individuel, qui est aussi l’échelle de la résistance. Celle-ci peut-elle ouvrir sur une dimension d’action collective ?
Étienne Balibar. Je formulerais les choses pour mon compte de la façon suivante : il y a une tentative d’appropriation permanente de concepts venant de Marx ou de Foucault, que je fais jouer les uns contre les autres de façon à les retailler pour les utiliser les uns et les autres. Il faut commencer par ce qui oppose très manifestement les deux perspectives, qui ne correspondent pas simplement à l’opposition entre le collectif et la macropolitique d’un côté, l’individuel et le micropolitique de l’autre. Il faut partir je crois des oppositions entre les notions d’exploitation, de domination et de pouvoir. Ce qu’avaient en commun des écoles aussi différentes les unes des autres que la deuxième génération de l’École de Francfort en Allemagne, l’althusserisme français, l’opéraisme italien et une certaine école anglo-américaine, c’était de prendre la question des rapports d’exploitation et de pouvoir dans une unité indissoluble. Ce qui n’est pas le cas de Foucault. Ce qu’il a fait, c’est donner un contenu empirique, historique et sociologique à ce qu’Engels avait dénoncé comme la métaphysique du pouvoir. En quoi il renouait avec d’autres traditions de la pensée anthropologique et socialiste. Il y a en effet un côté proudhonien chez Foucault. Il a introduit une terminologie et une problématique qui permet de reformuler deux grandes questions : d’une part la multiplicité des modes d’assujettissement et de domination, et d’autre part la corrélation des phénomènes d’assujettissement ou de sujétion - l’exploitation en est un - et des processus de subjectivation, dont la résistance et l’émancipation sont une dimension fondamentale. Il n’y a pas de difficulté à appliquer cette grille à la relecture de l’oeuvre de Marx lui-même.
D’ailleurs certaines des sources de la pensée de Foucault sur ce point viennent du marxisme, qu’il l’ait reconnu ou non. Un certain héritage de la critique de la réification et de la rationalité bureaucratique passée par Lukacs a certainement favorisé la formulation des idées de Foucault sur la résistance au pouvoir disciplinaire. Et le rôle du voisinage d’Althusser ?
Étienne Balibar. Un de ses points de plus grande divergence avec le marxisme althussérien était la question de l’appareil d’État. Mais il est intéressant de voir comment quelqu’un comme Judith Butler (2) parvient à combiner de façon paradoxale des références foucaldiennes avec des références marxistes à travers Althusser, mais aussi freudiennes et lacaniennes. Chez Foucault, le discours est toujours un élément politique. Mais il me semble que Butler fait de cette question de la politique du langage quelque chose de moins abstrait et de moins individualiste que Foucault. Elle explore le discours comme un plan d’organisation des rapports de pouvoir dans la société où se jouent des rapports de forces collectifs. Dans la tradition marxiste, cela était plus ou moins recouvert par l’idée de lutte idéologique. Ce n’est pas un hasard si Butler s’est tourné vers Althusser, qui était hanté par la nécessité de développer cette dimension sous-développée de la théorie marxiste et de proposer un concept de la lutte des classes comme lutte dans l’élément de l’idéologie. Ce que tentent de faire Butler et quelques autres, c’est une - véritable prise en compte de la matérialité du discours. Il y a par ailleurs chez Foucault une difficulté à penser certains mécanismes de domination qui sont structurels, mais aussi invétérés et durables. Car il a concentré son attention sur l’idée que le rapport de pouvoir est un rapport instable et fragile. Pour cette raison existe - c’est cela l’idée du micropouvoir et de la microrésistance - la possibilité de renversement du rapport de forces et du rapport de pouvoir. Le point d’achoppement, marqué dans la discussion avec certaines féministes mais aussi à propos des transformations du capitalisme dans la société actuelle, c’est qu’il est extrêmement difficile de suggérer que toutes les structures de domination sont fragiles et réversibles. Cela ne veut pas dire que Foucault est un simple théoricien de la révolte individuelle, et qu’en ce qui concerne les grandes structures transhistoriques de la domination de classe ou de genre, il faut en revenir à des conceptions centralisées de la politique de masse. Au fond, il n’y a de résistance à la domination et de mouvement de transformation que dans la rencontre entre une révolte individuelle et une forme de mobilisation et d’organisation collective. On pourrait s’en sortir par une espèce d’oecuménisme de principe, dont des formules circulent du côté de Porto Alegre, avec l’idée qu’il faut un « mouvement de mouvements » qui ne réduise pas a priori la pluralité des formes d’organisation et des objectifs. Mais ce n’est là qu’une façon de nommer le problème. Ce qui est devenu un objet de réflexion critique fondamentale aujourd’hui, c’est bien la question des modalités de collectivisation des résistances individuelles.
Entretien réalisé par
David Zerbib
(1) In Foucault philosophe, ouvrage collectif,
Le Seuil, 1989. Texte repris dans la Crainte des masses. Politique et philosophie
avant et après Marx. Galilée, 1996.
(2) Philosophe américaine, auteur de l’ouvrage récemment traduit le Pouvoir des mots. Politique du performatif. Éditions Amsterdam, Paris 2004.
Article paru dans l'édition du 16 décembre 2004.