
Le retable avait été peint pour un hôpital où on soignait le mal créé par un champignon du seigle, une maladie qui donnait des visions et causait de terribles souffrances. Les malades étaient conduits dans la chapelle devant la crucifixion : ils y voyaient l’hallucinante image du christ au bout de sa propre souffrance à lui.
Les jours de fêtes religieuses on ouvrait les autres panneaux : soit celui avec l’annonciation, la naissance du christ et la résurrection, soit celui avec la tentation de Saint-Antoine et la conversation entre les ermites Antoine et Paul.
Je me méfie de toutes les histoires de délectation esthétique, de la rencontre avec l’œuvre d’art, de la transcendance.
Mais une chose est sûre : ce tableau gigantesque avec des panneaux qui se plient et se déplient de façon à pouvoir montrer trois ensembles de scènes différentes, est saisissant, fascinant.
Il a fasciné d’ailleurs.
Karl Huysmans, écrivain, a décrit dans un roman la vision de ce christ en croix dont le corps est abominablement torturé et horrible à voir : pour lui le christ a la laideur des pauvres et des déshérités, loin des élégantes crucifixions dont les églises et les musées regorgent.
C’est le christ en croix, chez Huysmans comme chez bien d’autres, qui s’est imposé comme une vision inouïe.
Mais c’est tout le retable qui est inoubliable : face à lui, on est arraché à la cage étroite de ses perceptions et jugements ordinaires, immergés dans le mystère de ce que nos semblables faisaient et ressentaient il y a cinq siècles, et dans le mystère de la puissance encore agissante de leurs visions.
Contrairement à ce qu’il est souvent dit de l’état de délectation esthétique - le spectateur d’un tableau serait délivré des attachements et déterminations sociales liés à une configuration toute locale, pour être rendu à un statut de sujet autonome hors temps et hors espace, en seule relation avec lui-même et l’œuvre – le retable fait vibrer l’épaisseur de tout ce qui nous en sépare et de tout ce qui nous le rend proche, et qui rapatrie cinq siècles d’histoire et même bien plus, qui rapatrie tout le christianisme et son évolution, qui rapatrie ce que nous sommes aujourd’hui, de quoi nous avons hérité et qui implique nécessairement la conscience que nous avons perdu à jamais des états dont nous ne pouvons pas être nostalgiques ni rien de ce genre puisque ils ont disparu.
Mais ce dont il nous rend irrémédiablement nostalgiques, c’est de la possibilité de vivre des rapports au monde stupéfiants, immensément mystérieux dans un monde qui n’avait pas de limites.
Que ressentait un malade dont les jours étaient comptés devant cette vision ? Que ressentaient les hommes et les femmes de la renaissance devant ces images si nombreuses mais en même temps, tellement moins que les images que nous voyons aujourd’hui dans une seule journée de notre existence ? Comment était-il matériellement, socialement, psychologiquement possible pour un peintre, de travailler à ce type d’œuvre à plein temps pendant quatre années de sa vie ? Comment ça se passait dans l’atelier ? Comment se décidaient les commanditaires ? Tout ça on commence à le comprendre un peu mieux qu’il y a vingt ans mais dans le cas de Mathias Grünewald, tout est mystérieux, il n’y a presque rien à se mettre sous la dent. Il est contemporain de Léonard de Vinci et de Dürer mais on ne sait très peu de choses des contacts qu’il a eus, de ce qu’il a fait de sa vie, car il n’a pas été seulement peintre mais aussi ingénieur hydraulicien et chargé de divers chantiers.
Vu depuis notre siècle, il lui aura suffi de peindre ce retable pour être un des artistes les plus géniaux et les plus fascinants de la renaissance, après des décennies d’oubli.
Chacun a toujours envie essayer de chercher les raisons de la fascination qu’il éprouve, la machine à interpréter va bon train.
Dans la crucifixion, il y a le Crist bien sûr, à propos duquel tant de choses ont été exprimées, mais il y a aussi ce ciel noir, contre lequel se détachent deux groupes de part et d’autre de la croix. A droite de la croix, du côté où pend la tête du Christ, se tiennent Marie, presque évanouie de douleur, presque morte, les lèvres vertes, couverte de son voile blanc, dans les bras de Jean qui la regarde, les traits tordus de la tristesse de la voir en telle souffrance.
Elle n’a que la force de tendre encore les mains serrées vers son fils, mains fermées, coudes repliés. Marie Madeleine est agenouillée mais portée par l’énergie de son chagrin, elle tend les bras vers le Christ. Un pot d’onguents inutiles est posé devant elle : quelle médecine pourrait soulager cette chair si irrémédiablement meurtrie.
Tout le groupe est écrasé d’impuissance : Marie impuissante à sauver son fils, Jean impuissant à soulager Marie, Marie Madeleine impuissante à guérir. C’est le partage de la douleur qui ne se divise pas mais se multiplie entre les proches. Les femmes et le jeune Jean sont les seuls à être restés avec le Christ, ils sont sa famille. Il n’y a qu’impuissance ici en dépit de l’amour illimité, de cette qualité illimitée et supra-humaine dont chacun de nous est cependant capable.
Car nous sommes de ce côté lorsque nous le regardons, nous regardons Jean qui regarde Marie qui regarde son fils. Le malade du XVème siècle n’est quant à lui pas regardé par le Christ ni par personne ici qui pourrait le consoler, tous occupés totalement d’eux-mêmes. Mais il fait partie du monde où des mères, des fils, des proches, peuvent aspirer à partager sa douleur et souffrent avec lui, et c’est peut-être eux qu’il voit aussi.
A gauche de la croix, c’est un autre monde. Jean le Baptiste est mort avant le Christ mais il est présent pour désigner celui-ci et le mettre en relation avec la parole (il tient un livre et ses paroles sont les mots qu’il a prononcés au moment du baptême du Christ) et avec l’image de l’agneau mystique qui est à ses pieds, et dont le sang coule dans un calice. Jean Baptiste n’a pas de chagrin, il est du monde du verbe et de l’abstraction et non du monde des sentiments : à son intervention, la chair se fait à nouveau verbe. Ce que tout l’amour des proches ne peut faire, il parvient à le réaliser mais dans un ordre absolument distant : la résurrection a lieu dès maintenant dans l’écrasement immédiat, infiniment efficace, de la chair et du verbe.
Le malade du XVème siècle connaît à la fois l’immensité et l’impuissance de l’amour des siens à droite du Christ, et la sortie hors de la souffrance et de la mort dans l’autre monde, celui du verbe. Il n’y a pas d’alternative. Il n’y a pas de lien direct avec le Christ, aucun. Il n’y qu’une médiation et une transformation qui puisse établir ce lien, et cette médiation peut paraître bien froide et abstraite à côté de la puissance inouïe de toutes les souffrances et de toutes les solitudes de ce tableau. Mais tout le reste du retable raconte cette même transformation. La suite demain…..