A la recherche de Salvador

par le Lion Bleuflorophage

– On dit que c’était un chemin de braconnier ici, il y a longtemps
– Quand ?
– Je ne sais pas, il y a longtemps. Longtemps. Longtemps, ça veut souvent dire avant la ou les guerres, longtemps, quoi.

Nous sommes trois : Angela, et nous deux, Léna et Diego en train de marcher dans la forêt en laissant filer le cours d’une conversation fureteuse, prête à changer de cap au moindre relief, à la moindre diversion, la course du chien, une trace dans la boue, le débouché d’un sentier, le mot « longtemps » progressivement rythmé, sur le bruit soudain audible et mélodieux des brindilles cassées sous les pas.

– Il y a quelqu’un de la famille qui a été braconnier, pendant une guerre…
La déclaration d’Angela leste cette conversation d’un tel poids que celle-ci tombe immédiatement dans un trou de silence imprévu, profond, aspirant une attention qui ne sait où se donner d’emblée. La première question trahit une tension toute nouvelle…
– Qui ça ?

Angela semble regretter d’avoir suscité un intérêt déjà presque trop passionné. Elle répond du ton de qui se lasse déjà de devoir donner des détails trop évidents ou superflus. A moins qu’elle ne se donne le temps de trouver un ton à cette histoire jamais racontée, qui n’avait jamais demandé à l’être et qui aurait pu ne jamais l’être sans quelque chose de particulier lié à cet instant. C’est une marche en forêt, à l’intérieur de vacances bouleversées par une séparation, événement difficile qui donne une réalité tangible à la possibilité d’avoir une histoire familiale, ce qui appelle tout ce qui peut en constituer un récit plus vaste, tout ce qui dort, ce qui est caché, tout ce qui lui manque tant…

– Et bien, Salvador (elle répond sur le ton « Salvador évidemment ! »)… Salvador Hierro Izquierdo déclame t-elle comme on évoque un personnage célèbre, ce qui donne immédiatement une présence presque autoritaire à l’inconnu.
– On l’appelait El Rojo. Il circulait, il faisait passer des gens et des choses entre l’Espagne et la France pendant la guerre, il avait un chien noir et blanc comme Lulla… Lulla ! Lulla !…
El Rojo et son chien noir et blanc, nous arrachent à la verdure tranquille de cette forêt domestique sillonnée de chemins balisés. Il y a des déjà des cris et des éclats dans ces contrastes rouge, noir, blanc, dans une montagne orageuse.
-Lulla, viens ici !

Et Angela tente d’attirer leur l’attention sur Lulla, sans aucun succès… Le chien revient, remue la queue, disponible, mais nous ne nous occupons pas de lui. Sans rancune il repart dans le chemin devant, trottinant indifférent. « And Philip ! Don’t trott ! » ? Ce sont les bibelots kitsch de la mémoire, ébréchés, dépareillés, qui surgissent n’importe quand, par fragments absurdes, jamais suffisants pour constituer une véritable épaisseur des choses, tout juste pour s’y coller en surcharges : le serviteur du dessinateur anglais surgit dans mes souvenirs avec sa perruque moutonnante sur le gazon anglais. Les gens des camps, tout l’inverse, qui ramenaient sur eux tout la couverture magnifique, serrée, sans trous, d’un monde poétique retenu par cœur, Primo Lévi et son compagnon, qui récitaient quoi déjà ? Dante peut-être ? Je ne sais plus, voilà bien le problème, je ne peux pas même dire le nom, et ces russes qui récitent des vers en Sibérie. Ou cet aviateur chilien qui chante à tue-tête tout son répertoire de tangos des heures durant. Comment ferions-nous aujourd’hui, à la première citation nous séchons, le fragment ne recouvre encore presque rien qu’il s’interrompt déjà : « j’aime l’âne si doux marchant le long des houx ». Comme ces coins de villes touristiques, la « Venise du Nord », la « Venise du Périgord » qui ne font illusion que depuis un point de vue étriqué : au bout de quelques pas, la vue se dissout aussitôt. Salvador ne pouvant chanter, ou chantant silencieusement, chantant dans sa tête tout son répertoire sur les chemins clandestins du braconnier, a-t-il rencontré ou connu Demetrio et sa guitare crasseuse « qui vous colle le noir »…

– Mais c’était qui ce Salvador ?
– Oui, c’était qui dans la famille ?
Diego appuie la question de Léna, comme s’il avait compris lui-aussi qu’il y avait encore quelque chose à forcer pour obtenir d’Angéla que cette histoire nous concerne enfin sérieusement
– C’était le fils d’une des sœurs de la Tia.
– Le fils… d’une des sœurs de la Tia… mais alors c’était ton cousin germain ! Elle se penche vers Diego, elle le prend à témoin « c’est son cousin direct ! » précise-t-elle comme si le terme « cousin germain » était trop technique pour Diego, ce qui lui permet d’insister sur l’anomalie que constituait la réponse d’Angela.

Pourquoi Angela n’a t’elle pas dit tout de suite qu’il était son cousin germain, pourquoi l’avoir éloigné de nous le plus possible, par une sorte de détour inutile, comme pour nous semer dans un début d’enchevêtrement de liens de parenté obscurs ? Elle fait mine de lui chercher une justification technique, pour rendre implicitement inadmissible toute autre raison.

– Tu ne le connaissais pas ?
Mais Angela ignore l’implicite, elle répond simplement.
– Si, il m’aimait beaucoup, il y a une photo où tu es toute petite, à deux ans, avec lui à Biarritz. Il a vécu là-bas, il s’y était réfugié après avoir été fait prisonnier pendant la deuxième guerre mondiale…Je pense qu’il voulait rester tout près de son Espagne natale.
– Attends, Angela, il a participé aussi à la seconde guerre mondiale ?
Le ton est presque scandalisé, il sous-entend clairement « et tu ne le dis que maintenant ? ». Il met en scène un crescendo dans l’expression d’une indignation incrédule, avec une exagération suscitée par l’indifférence d’Angela au ton de la question précédente.
– Raconte
C’est désormais une exigence, il y a quelque chose d’une impatience exaspérée dans la demande, quelque chose qui signifie « arrête de lâcher des bribes comme si celles-ci n’avaient aucune importance, et surtout arrête de le faire avec cette façon de ne même pas faire semblant de croire toi-même que ce sont des bribes sans importance, arrête de jouer le rôle de théâtre, le rôle forcé de qui lâche des bribes sans importance ».

Angela regarde au sol les ornières boueuses que survole parfois une libellule dorée, elle regarde Lulla, il y a quelque chose d’étrange dans son attitude. Elle semble à la fois gaie et ennuyée, contente d’être obligée de raconter cette histoire mais discréditant par avance les raisons suspectes pour lesquelles elle nous intéresserait. Peut-être s’est-elle obligée elle-même longtemps à ne pas s’y intéresser explicitement, peut-être s’est-elle obligée à l’exclure toute sa vie de l’histoire familiale. Et nous voudrions là tout de suite enjamber la barrière de ce sacrifice, en quelques secondes…..Léna se ramasse, tendue, pour sauter par-dessus ce barrage de réticences héritées, maçonné par de muettes et tenaces loyautés de clan.
Il faut avant tout affronter la banalité de l’intérêt qu’ils manifestent tous deux Diégo et elle, intérêt qu’elle sent trop vulnérable à la vulgarité de l’évidence, presque risible, à tel point qu’il pourrait en effet les priver à tout jamais d’un lien sérieux à ce Salvador. Il est aussi attendu et facile de s’intéresser aux héros qu’il est difficile d’en être un. Ou autre chose encore : ce destin qui épouse les formes de la Grande Histoire appelle un sentiment d’une grande simplicité, très loin de la complexité minutieuse, à la fois désolée et adorable, presque indéchiffrable, qu’inspirent les humbles détails de la vie de ses ascendants familiers, détails devenus presque allégoriques, mystérieux.
Et puis encore : Salvador était républicain, et les autres membres de la famille ont manifestement suivi la détestation toute rurale et catholique pour la politique, les rouges, les communistes, la désobéissance, l’orgueil, l’irrespect, le désordre, les éclats, le scandale.
Elle tient un là un moyen.

– Dire qu’on découvre aujourd’hui qu’on a un héros dans la famille !
Ainsi ce sera déjà fait, elle prend en charge la dérision, mais le mot « héros » a résonné bien clairement, et il porte à merveille son caractère d’évidence lumineuse.
Diego se tourne d’un bloc vers Léna, radieux. Elle a vu juste. Il exulte avec un enthousiasme outrancier de supporter, irrésistible.
– Oui ! Un héros.

Buck Mulligan burlesque, prenant son envol en secouant les pans de son veston, tout en grimaces et tirades, devant Stephen le héros. A cela prêt que la face aux joues pleines de Mulligan n’a rien à voir avec le beau visage mince de Diego. Autre bibelot de la mémoire, moins ébréché que le précédent, une scène lue vingt fois, mais quelle importance, elle semble n’interférer pour rien, pas même pour la tentation de singer quelque chose de l’expression de la singerie de Mulligan. Pourtant si, mais c’est Diego qui transforme Mulligan et donne enfin sa résolution à un problème ancien : il a toujours été difficile d’imaginer le folâtre étudiant irlandais avec des joues pleines et un visage de prélat italien. Diego lui ôte aussitôt ces attributs gênants. C’est ce geste-là, celui de Diego, qui devient Joycien, aussitôt fixé dans l’herbier des souvenirs à la fois intimes et littéraires, à jamais joyeux.
Il faut se moquer de soi-même pour rassurer Angela mais aussi pour la bousculer un peu : « tu vois bien, nous ne sommes pas dupes de notre propre intérêt pour la figure de Salvador, tu n’as rien à craindre, nous nous méfions de notre envie d’être séduits par un personnage si facile à admirer, avec le risque de trahir les figures si chères de tes ancêtres, la flamme presque invisible de l’honneur, de l’honnêteté, de la correction, ombres discrètes que tu t’emploies à chérir et à nous apprendre à chérir : admirer Salvador c’est non seulement voler des moments de souvenir à nos chers et sages aïeux mais c’est aussi se donner une arme pour pouvoir les soupçonner désormais ouvertement d’avoir été dans le camp des détestés. Mais tu sais bien que nous faisons la différence entre leur humilité toute apolitique et les sympathie franquistes, même si dans les joutes irritées de la mauvaise foi domestique nous en jouerons peut-être parfois, mais jamais sérieusement.
Oui il est plus difficile de rendre hommage à l’héroïsme contraint de ces humbles paysans et émigrants, qu’à l’héroïsme choisi d’une flamboyante singularité. Et le fait de nous moquer d’emblée de notre intérêt facile pour cet héroïsme-là doit te rassurer. Mais dans ce cas, tu dois supporter que nous le considérions comme un héros, même si tu as refusé de le présenter comme tel, refus dans lequel nous ne voulons pas te suivre ». Diego ressent soudain à quel point il s’était déjà presque s’interdit cette admiration et maintenant il crie « un héros, un héros ! » comme s’il brandissait un cerf-volant, bondissant et léger malgré le précieux lest de cette révélation sérieuse.

Angéla est silencieuse, désarçonnée mais désapprobatrice. Il y a de la grâce sa manière de reconnaître ainsi l’échec de sa tentative pour nous contraindre à une réserve prudente à l’égard de ce Salvador, en jouant sur notre aversion pour le mauvais goût de l’évidence et des associations faciles.

Du coup elle y va carrément à son tour, elle joue de notre envie d’entendre des faits héroïques. Mais pour ce faire, elle n’a nul besoin d’enrichir l’histoire ou de travailler le ton : il lui suffit d’énumérer froidement les évènements qui apparaissent comme autant de clichés lassants, car la vie de Salvador les contient tous, tous les clichés de l’héroïsme romanesque, c’est à ne pas croire, c’est une merveille de vie.

– Salvador s’est marié très jeune, c’était un garçon incroyablement beau qui a gardé toute sa vie une prestance étonnante. Il est parti tout de suite se battre en laissant sa femme. Il a été blessé et est tombé amoureux de l’infirmière qui s’est occupé de lui, il a vécu avec elle ensuite. Il s’est engagé à nouveau au moment de la seconde guerre mondiale. Il a été blessé, fait prisonnier, décoré.

Elle s’interrompt. C’est fini, en 10 secondes, la matière d’une vie hors norme est épuisée, tout ce qui constituerait la trame serrée d’une biographie mythique. Elle l’a fait exprès, nous sommes punis : Salvador ne mérite pas plus, avec sa vie romanesque, que Mateo, Basilia, Simeon, Generosa, chers, chers obscurs, qui ne pourraient compter que sur nous pour laisser une trace timide, émouvante, à l’abri fragile des mémoires intimes, ouvertes à tous vents. Nous comprenons. Mais l’intention est un peu injuste vis-à-vis de nous qui cultivons si fidèlement les quelques pauvres souvenirs de ces beaux visages et de ces gestes ténus, soigneusement évoqués à toute occasion. Nous ne demanderions pas mieux que d’avoir un peu plus à leur restituer, pour nourrir un peu la chronique familiale, mitée par l’oubli et la discrétion excessive : les souliers vernis du grand-père dans sa valise d’émigrant, les adieux de la Tia en tablier sur le pas de sa porte, minuscule noire et blanche entre ses géraniums rouges « que sean buenos », la photo de Siméon dans son portefeuille, la splendide natte de Basilia lorsqu’elle avait vingt ans et ses splendides yeux de grand-mère, et dans tous les regards, des douleurs domptées à quel prix, des joies cultivées sans relâche, une vigilance domestique épuisante.

L’allusion à son « incroyable beauté » les laisse à la fois émerveillés, et gênés d’y attacher trop d’importance peut-être. Ils n’en demandaient pas tant mais maintenant que c’est dit, ils éprouvent pour ce détail une fascination qui leur fait un peu honte. Comme si Angela avait cherché à les mettre à l’épreuve en leur révélant qu’ils mettraient à part égale l’attente d’une belle image d’homme, et l’attente d’un récit de la vie d’un proche.

Mais ils appartiennent à une famille où le poster de Che Guevara n’a jamais été épinglé sur aucun mur, par respect pour lui. Que faire de cette « incroyable beauté » à laquelle il serait surhumain de renoncer désormais ? La décoller des attributs de l’héroïsme et lui faire rejoindre les attributs des paysans de la famille : de faiblesse faisons force, d’une pierre deux coups, c’est là justement un moyen de créer un lien qui manquait avec les chers familiers. Dans la famille, les agriculteurs et les ouvriers ont des beaux visages. Il suffit de contempler Angela pour sentir bien vivant cet héritage involontaire qui n’appelle quant à lui aucun culte moral particulière.
Et du côté paternel, de l’évocation confuse et froide de physionomies sans charme, émerge la figure solaire d’Anton, tel qu’il apparaît sur une photo prise pour ses 20 ans, dans sa tenue de parachutiste, devant un avion, jeune lion, avec ses longues mèches rebelles, et quelque chose sur le visage d’une audace encore naïve et ignorante d’elle-même, infiniment séduisante pour des générations de petits-fils qui n’auront jamais eu la chance de le connaître.

– Est-ce qu’Anton s’entendait bien avec lui ?
– Oui, deux hommes de cette trempe…

Léna et Diego sont pris sur le champ dans une fulgurance de joie et de fierté pour avoir dégagé ce lien entre Salvador et le père et grand-père bien-aimé. Ils sont pleins de gratitude envers Angela d’avoir dit enfin, grâce au souvenir d’Anton, quelque chose d’ambitieux : « deux hommes de cette trempe », poussée à son tour par un rêve d’héroïsme.
Mais celui-ci ne fait que nourrir le besoin de savoir vraiment, cette fois il ne faut pas laisser le champ à la maudite discrétion, au travail trop rapide d’un imaginaire qui ne se laisserait jamais oublier ensuite.
Nous voulons des détails.

– Comment est-il devenu contrebandier ?

Le fil du récit est plein de réticences, de nœuds qu’Angela prend plaisir à serrer, elle revient souvent sur certains détails, et brouille volontairement des éléments essentiels, la chronologie si limpide devient presque confuse.

– Salvador n’avait pas les mêmes opinions que la famille au moment de la guerre d’Espagne. Il s’était marié avec une fille de Casalareina, mais il est parti tout de suite, laissant sa femme qui attendait un bébé. Sa fille ne l’a jamais connu. Il faisait passer des gens de l’autre côté des Pyrénées.
– Mais tu disais qu’il avait été contrebandier ?
– Il a vécu aussi de la contrebande
– Pendant la guerre ?
Angela ne répond pas à la question.
– Il avait avec lui un petit chien blanc et noir avec lequel il passait sur les sentiers. Il s’est marié avec cette infirmière après la seconde guerre
– Il a été blessé pendant la seconde guerre mondiale alors ? Pourquoi est-ce qu’il y a participé ?
– Il avait peut-être envie de se distraire, il s’ennuyait à Casalareina.

Le Lion Bleuflorophage

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