Eloge de la co-errance

Par Le Lion Bleuflorophage

Texte écrit en réponse à Convergences

Ce texte a été écrit par Le Lion Bleuflorophage dans le cadre de la Nuit des meutes

 

Tout semble converger en effet vers un changement d’échelle : il faut être gros, très gros, faire vite, très vite, et faire beaucoup, le plus possible. C’est cette injonction qui rend acceptable et presque naturelle, partout, la concentration des pouvoirs, la menace sur tout ce qui est émergent au profit d’une consolidation systématique de ce qui est déjà gros et installé, et partout l’argument des logiques de changement d’échelles (l’Europe, la mondialisation, les réseaux, les intelligences collectives, etc.). Ce qui devient inacceptable, insupportable, ce sont les résidus, les grumeaux, les choses émergentes ou survivantes, les petits trucs qui font « tache », qu’on ne sait où caser, les individus ingérables, les petits collectifs (deux, trois), égoïstement créatifs, heureux et interstitiels. A pourchasser aussi ceux qui sont insuffisamment dynamiques, bizarrement dépourvus d’ambition et de besoin de prouver quoi que ce soit.

En quoi nous gênent les atypiques, pas seulement les créatifs, mais aussi ceux qui ne veulent pas à tout prix prouver, accomplir, réaliser ? La figure de l’artiste solitaire et méconnu – mais productif – a encore de l’allure et une légitimité. Mais celle du RMIste heureux de l’être est reniée y compris par ceux qui veulent s’opposer aux logiques actuelles. Car le goût pour le développement, la performance, le gros, le vite, affecte en premier lieu les mouvement culturels eux-mêmes. Et les plus grands dangers ne viennent pas de ce qui nous est imposé de l’extérieur, mais du zèle avec lequel nous intégrons l’idéologie dominante jusque dans nos méthodes pour la dénoncer. Qui de nous ne se sent pas flatté d’obtenir de l’argent pour un projet qui paraît d’autant meilleur, même pour soi-même, qu’il a mérité un financement ? Nous devrions être simplement satisfaits d’avoir les moyens de faire ce que nous avons décidé, mais nous ne pouvons nous empêcher d’être heureux et fiers d’avoir été récompensés et de correspondre à des critères d’excellence vis-à-vis desquels nous devrions pourtant être méfiants.

Qui de nous ne se sent pas attiré par les logiques de développement ? Créer génère déjà l’insatisfaction : tout est toujours une sorte de test d’autre chose de plus important. Ces logiques nous rendent vulnérables, dépendants d’une conception économique de nos activités : une chose n’a de valeur que si elle génère du développement.

Hugues de Varine, à qui on doit l’ouvrage si mal connu « L’initiative communautaire », éditions W-MNES, Mâcon, 1991) a dit des mouvements communautaires qu’ils ne devaient pas avoir peur de disparaître : le pire ennemi de ces initiatives quand elles réussissent, est souvent leur succès même, et l’institutionnalisation qui en découle presque automatiquement. C’est la logique de développement qui l’emporte sur les raisons pour lesquelles un mouvement naît et se structure. Mais, à moins d’être des saints ou des sages, comment vivre du seul sentiment de son existence ? Il nous faut le regard et le partage avec autrui pour vivre, penser, créer. C’est pourquoi même si nous souhaitons à tout prix résister et rester contre le courant, nous pouvons le vivre très mal, dans l’échec, si nous n’avons pas la masse critique des témoins avec qui partager des valeurs et des expériences. La tendance au repli identitaire (et à l’endogamie), de certains mouvements très radicaux est peut-être liée à ce besoin vital d’évoluer au quotidien dans un tissu non troué de sentiments, d’expériences et d’idées partageables et compréhensibles. Le dilemme est alors : comment défendre le « small is beautifull » sans céder pour ce faire à la tentation de la performance, du développement, mais en supportant l’isolement et l’inconfort d’une pensée à contre-courant y compris par rapport aux formes classiques de la contestation, même quand celle-ci fait mine d’être dans le registre marginal et petit (on est toujours le petit ou le pauvre ou le marginal de quelqu’un) ?

Mais quand même, à ce stade, il faut rajouter quelque chose : à mon avis l’important n’est pas du tout qu’un mouvement fédère très largement au-delà du milieu où il naît, parce qu’on ne peut pas susciter quelque chose qui s’expérimente et se partage authentiquement sans mobiliser le réseau même où ça prend sens et forme, en l’occurrence musical et festif. Par exemple, même si des problèmes proches se posent dans la recherche, on ne peut pas mobiliser des chercheurs peu fêtards et peu artistes sans forcer la convergence. On ne peut pas être à la fois dans l’ouverture totale et dans une dimension culturelle véritable, à moins de se retrouver dans la tentation d’exploiter systématiquement la moindre convergence pour faire monter artificiellement en généralité des mouvements. C’est pourquoi, la convergence réelle, d’un grand nombre de mouvements ou de pensées même quasi individuelles, est aussi une co-errance : il faut supporter d’agir à son niveau propre, sans nécessairement forcer la convergence constatée, qui nécessite de tirer l’Autre sur son propre territoire.

L’anthropologue Pierre Clastres, dans « La société contre l’Etat » évoque le suicide symbolique de certaines sociétés amérindiennes qui ont refusé de se transformer en Etat, même lorsque leur survie était en jeu, avec le choix de l’errance comme mythe. Dans d’autres textes, on retrouve ces sociétés dites sans Histoire, dont l’Histoire consiste en fait à déployer des efforts considérables pour éviter d’avoir une Histoire au sens où nous l’entendons.

Le problème est de résister pour faire exister des dimensions, sans faire disparaître ces dimensions en voulant les protéger. On rejoint entièrement la pensée de Certeau, mais aussi celle de la nouvelle théorie de l’évolution, avec des généticiens comme Ersnt Mayr qui ont très fortement contesté l’idée que l’unique moteur de l’évolution biologique était la sélection des caractères les mieux adaptés au milieu. Ces généticiens ont montré, il y a plus de vingt ans, que même chez les drosophiles, créatures sommaires, on constatait l’existence de dispositifs pour maintenir des caractères rares dans la population, et donc, favoriser la diversité à tout prix : (les dames drosophiles ont ont préférence pour les types rares). On cultive sans doute dans la tendance actuelle, le mythe du darwiniwme social si souvent associé à la montée du capitalisme, alors que ce mythe repose sur des savoirs dépassés depuis des décennies.

Le Lion Bleuflorophage

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