Gothiques et vieilles lunes

posté sur le forum Usenet fr.arts.musique.rock le 15 avril 1999

Le terme “gothique” semble fort utilisé ces temps-ci, tant sur les forums de discussion que dans la presse spécialisée. Récemment, un AAD (Appel A Discussion) suivi d’un AAV (Appel A Voter) a même porté sur la création d’un newsgroup “gothique” pour la hiérarchie fr.rec.arts.musique.* d’Usenet.

Mais cette appellation ne renvoie-t-elle pas, tout d’abord, à une méconnaissance des idéologies fondatrices de la musique qu’elle désigne ? Ce terme ne recouvre-t-il pas enfin une incompréhension fondamentale des caractéristiques stylistiques de la période médiévale concernée ?

Telles sont les question du jour. Avant de vous livrer le résultat de mes fumeuses cogitations, je tiens à préciser :

1. je n’ai rien contre le “mouvement” gothique. Mais il ne m’intéresse pas.

2. je n’ai pas participé au vote concernant machin.gothique.fr. Je reste cependant perplexe en constatant que nombreux sont ceux qui ont voté contre. Belle tolérance du rézo…

3. mon argumentation est tirée d’un mail que j’ai envoyé, justement, à l’un des organisateurs de ce vote. Je ne pense pas qu’il m’en tiendra rigueur.

4. cette argumentation sera longue : je suis bavard et comme je n’interviens que très rarement, autant s’amuser et y aller franco. Mon propos utilisera une référence universitaire quelque peu… déroutante pour certains. N’y voyez pas de la pédanterie, mais une forme d’humour à froid et au n-ième degré.

Alors voilà :

Je me suis reposé certaines questions lorsque j’ai vu passer l’AAD : tout d’abord à propos du nom du “mouvement”, ensuite sur l’idée même d’un mouvement qui serait gothique, enfin sur l’attribut “gothique” accolé à un style de musique que j’ai eu fréquenté en mon temps.

Résultat des cogitations :

Concernant le nom : de mon temps (voix chevrotante de l’aïeul détenant un savoir ancestral et resté authentique), début des 80’s, je ne me rappelle que de l’appellation new/cold-wave, suivie du batcave. Bon, la référence au bestiaire médiéval était déjà là (corbeaux, chauve-souris, vampires, etc.), mais je n’ai aucun souvenir de l’existence d’une appellation “gothique”. J’ai vérifié récemment en consultant quelques vieux sages de mes amis ayant encore mieux connu cette époque : même constat. Ce n’est que bien plus tard que je me suis parfois vu attribué cet épithète en raison de mon affection maladive pour la couleur noire.

Alors, à quoi correspond ce glissement lexical contemporain, alors que, fondementalement, le style musical “gothique” et les fringues semblent avoir peu évolué (à ce que j’ai perçu dans certains concerts) ? La question reste ouverte.

Sur l’idée de “mouvement” : de mon temps (re-l’aïeul), c’est-à-dire juste après le punk (ce mouvement qui s’est sabordé quand il s’est rendu compte qu’il en était devenu un), les idées plus ou moins communautaristes ou fédératives étaient franchement rejetées. Il était de bon ton de les mépriser en référence à un individualisme “do-it-yourself” cynique et nihiliste. Donc, pas de mouvement. Ce qui ne signifiait pas forcément pas d’existence. En conséquence, le “mouvement” gothique me paraît constituer un paradoxe, ou se fonder sur une méconnaissance de ses propres origines idéologiques.

Ce “mouvement” constituerait-il alors une culture ou du moins une forme d’art populaire original ? Musicalement parlant, les ambiances sombres débordent les créneaux stylistique. Shostakovich a produit une musique sombre, Magma aussi, du côté du jazz-rock. Scorn et Dither aujourd’hui perpétuent cette tradition, hier c’était Skinny… Donc le gothique n’est pas spécifique en cela. Pour le reste, je ne saurais trop quoi penser : Maldoror, l’expressionnisme allemand, les gargouilles de Notre-Dame, mouais, bon… Quand on a donné là dedans il y a 15 ans, ça fait un effet bizarre de retrouver tout cela intact (en plan ?).

Le gothique comme une photo jaunie ?

J’ai un peu l’impression d’une sorte de simple revival nostalgique, voire de la perpétuation d’une lithurgie usée, comme l’industrie du disque et de la fringue savent en créer (baba-coolisme, hard-rock, punk, new-wave, un tour et on recommence, roulez jeunesse !).

Sur l’adaptation du terme “gothique” au style musical qu’il décrit : là, ça m’a titillé en raison d’une lecture récente (nécessités professionnelles). Il faut lire “Architecture gothique et pensée scolastique” d’Erwin Panofsky pour se rendre compte de la redoutable erreur historique que constitue le fait d’attribuer un terme comme “gothique” à la musique issue de Bauhaus, Roz, and Co.

Je m’explique (ton professoral, c’est l’universitaire qui parle) : ce que la “culture” dark a retenu du gothique (architecture allant du gothique primitif, vers 1150, en passant par le gothique classique, après 1205, pour arriver au style tardif, de 1337 à 1388), ce sont les gargouilles, et une certaine vision stéréotypée du moyen-âge comme lieu de barbarie et d’extase mystique. En bref, c’est le cliché hollywwodien du château fort avec ses douves et la cathédrale sombre sur fond de crépuscule. Un univers torturé où ne regnerait ni lumière ni ordre, sauf celui imposé par la brutalité et l’obscurantisme religieux. Certes. Mais ce que montre Panofsky, c’est que l’architecture des cathédrales gothiques correspondait, au contraire, à une volonté de clarification et de lisibilité des formes directement issue des écrits théologiques de la scolastique (décompositions ternaires des textes, organisation du discours selon des subdivisions logiquement ordonnées, etc.). La structure formelle des cathédrales hériterait directement de cette volonté d’ordre et de clarté : imbrication récurrente des formes les unes dans les autres, structures hiérarchisées, facades refletant l’organisation de l’intérieur du plan du bâtiment, détail des sous-structures et mise en évidence de leurs liens entre elles et avec l’ensemble).

Cette volonté de clarification des formes, analogiquement parlant, ne me semble pas correspondre au style musical dit “gothique”, mais plutôt à… la techno ! Depuis Karftwerk, c’est en effet la même recherche d’une trance obtenue à l’aide de boucles répétitives mathématiquement structurées, et appliquées à la musique populaire. C’est la même volonté de clarification de la musique et du son, sans doute liée aux instruments de musique rationalisés que sont les synthés et séquenceurs.

Par contre, l’utilisation de riffs de guitare (type Bauhaus), même sombres et noyés, au choix, dans la disto et/ou une reverb de trois jours de long, produit une confusion des sous-structures, un bloc sonore organique qui renverrait plutôt à une image romantique de la culture, disons, du XIXe. Genre dandy anglais. Les liens entre Bauhaus et Bowie sont d’ailleurs explicites.

Voilà pourquoi la techno est plus authentiquement gothique que la mère Sioux et le Gavin Friday de ce bon vieux temps, et pourquoi le “gothique” d’aujourd’hui se trompe d’époque.

Si, si…

Pour les acharnés : PANOFSKY, Erwin – Architecture gothique et pensée scolastique – Paris : Editions de Minuit, 1967. [Traduction et postface de Pierre Bourdieu. 1ère édition : 1951. Extrait d’une conférence de 1948]

Vachement rock comme citation… Celle là, il fallait la caser !

Ciao !


DRÖNE
par ici l’aspro !

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