Le geste

Par Le Lion Bleuflorophage

Ce texte est dédié au “chauffe-galet”, personnage fascinant des Hauts de l’île de La Réunion. Le chauffe-galet reste des heures immobile sur la pierre du trottoir ou de l’escalier, mais sans donner jamais l’impression de s’ennuyer ou d’être abattu, tout au contraire. Sans lui, la rue principale du village serait vide et triste. Il l’habite de tout son être.

Il existe un geste de Codjou qu’il faudrait arriver à fixer. Si j’étais peintre… non… si j’étais cinéaste, je chercherais pour toujours à reproduire de nouveau ce geste, mais sans y parvenir jamais, désésperant de l’obtenir, mais protégée par la certitude profonde de ne jamais y arriver, protégée pour toujours au moins de cette fin là. Je n’y parviendrais jamais puisqu’il est absolument unique, puisqu’il est lié à un moment qui n’a en lui même aucune consistance particulière, qui n’est que l’improbable configuration des circonstances qui l’ont suscité, et puisqu’il est lié à Codjou, à la conjonction presque tragiquement exceptionnelle de son âge, et de son attente.

Codjou a vingt ans, il est chômage depuis pas très longtemps et les souvenirs d’école, du lycée interrompu, font encore partie du présent quotidien. Celui-ci n’est qu’une vacance transitoire. Mais si cet état se prolongeait, bientôt Codjou se retrouverait au chômage depuis très longtemps. Il suffirait qu’un jour, le passé tout récent perde son fragile ancrage dans le quotidien.

Donc Codjou attend, assis au pied d’un muret, lisse et silencieux comme un ange, sombre et fermé comme l’adolescent qu’il est presqu’encore. Max et moi on descend le chemin, on apparaît dans son champ de vision, deux représentants du monde adulte, un dimanche après-midi, c’est-à-dire des êtres extrêmement sociaux avec leurs occupations, leurs relations qui leur occupent toute la tête et leur animent le regard et les gestes. Codjou nous regarde, il est dans l’immobilité particulière qui caractérise un sprinter avant le départ, c’est-à-dire qu’il est prêt, totalement engagé dans cet état d’être prêt, mais dans un relâchement de tout le corps au repos. On lui sourit et on lui dit légèrement avec gaité – pour s’expliquer sur notre brusque irruption dans son champ de vision et ainsi lui faire savoir combien sa propre apparition ne nous pose aucun problème mais tout au contraire, qu’elle s’intègre dans notre humeur, qu’il ne doit donc rien changer de lui-même ni rien déranger de la configuration qu’il forme avec l’atmosphère environnante – mais sans désinvolture – en veillant à ne pas donner l’impression d’avoir des raisons de penser que sa présence nous est indifférente, mais que tout au contraire, nous l’accueillons dans notre environnement d’adultes jeunes et non encore saturés de leur propre univers, mais ouverts à l’aventure de toute rencontre, de tout évènement pourvu qu’il ne soit pas a priori manifestement dangereux ou destructeur :

– on a perdu notre stylo tout à l’heure quelque part par là !

C’est à cet instant que l’improbable et merveilleux geste se produit. Codjou se détend comme un ressort tout en ne sachant encore ce qu’il va avoir à faire et se met debout d’un coup en développant à l’extrême l’attitude d’être prêt, en lui donnant une dynamique presque éperdue. Il se rend disponible à un point stupéfiant, et cette montée du geste s’est faite en une faction de seconde, dans un crescendo d’une brutalité presque maladroite, mais qui vient de sa générosité et de ses réserves d’enfance, et de la capacité de sortir en un clin d’oeil de sa torpeur adolescente quasi reptilienne, en une seule détente, pour atteindre dans le même instant une frémissante tension de toute sa stature et de tout son être vers nous. Le geste nous arrache au confort social du reconnu, de l’acceptable, du code, pour nous plonger dans le sentiment de la surprise qui ne sait ce qu’elle est, embarras ou intérêt, qui oscille un bref instant entre les interprétations, et finit par découvrir que ces interprétations sont déjà conventionnelles, émoussées, moins intéressantes que la contemplation aiguisée de la pure idiosyncrasie, du mystère enfin redécouvert de la singularité unique, intime, individuelle mais toute proche de rejoindre des significations universelles, du miracle de cette tension positive de l’individu trop jeune encore pour réguler tous ses comportements publics, mais tendu vers l’adhésion à ce monde public qui lui apparaît comme étant neuf et beau puisqu’il est si jeune, et nous apparaît à nous en retour comme étant quelque chose qui peut être neuf et beau et aventureux, et nous révèle que l’on peut être un presqu’adolescent opaque et fermé, et en même temps être tendu vers l’état social adulte ; à moins que Codjou ne soit encore mu par un respect enfantin, social lui aussi par nature, authentique, encore tellement vivant qu’il prend la forme d’un réflexe d’attention vif et confiant dénué de tout souci du paraître. Il s’agit peut-être également d’un trait spécifique de la société créole des hauts à laquelle appartient Codjou, par opposition à la métropole ou à la ville des bas où un adolescent comme lui risquerait le déshonneur en se privant ainsi du bouclier de son indifférence et de sa prise de distance d’avec ces « caves » que sont les adultes.

Tout cela explique notre surprise, qui a pris une brève fraction de seconde le canal de l’embarras honteux à la perspective du déshonneur éventuel auquel s’exposerait Codjou par l’incongruité de son geste empressé. Mais la beauté du geste s’est imposée et nous a gratifié, par effet de boomerang, d’une salutaire remise en question de la validité des tracés interprétatifs stéréotypés que nous étions prêts à suivre aveuglément, au risque de nous tromper totalement, au point de voir le laid là où était le beau inattendu.

Nous recevons le cadeau inouï de ce don d’énergie en notre faveur et de cette prodigue présomption de gravité concernant notre perte, à laquelle il est prêt à s’associer avec sérieux. Il est là, électrique, prêt à se mettre à chercher avec nous pourvu que d’une attitude de notre part (se pencher le nez dans l’herbe, regarder le sol), nous l’y invitions. Mais nous ne cherchons guère, nous n’accordons pas à la perte de ce stylo l’importance que Codjou est prêt à anticiper, nous nous en servions uniquement pour justifier notre intrusion dans son périmètre immédiat, d’une quiétude si profonde et si fragile, presque enchantée, que nous ne voulions à aucun prix nous rendre coupable de la troubler. Nous continuons donc d’avancer tranquillement sans que la perte de ce stylo ne semble troubler le moins du monde notre pas de promenade, et lui-même, Codjou interrompt alors son élan avec la même plasticité nerveuse que lorsqu’il l’a projeté. L’instant d’après il est de nouveau assis au pied de son muret, comme si un invisible mécanisme avait fait faire marche arrière à toute la scène pour la ramener au point initial. Le geste a été une parfaite trouée dans le moment et le lieu où il s’est déployé, et cette trouée s’est refermée immédiatement, engloutissant sa propre trace dans la torpeur de son immobilité à lui et dans la dynamique de notre trajectoire à nous.

Tout ce geste me remet en mémoire la séquence d’une autre perte de stylo un jour, dans un train entre Paris et Poitiers, alors que je somnolais avec un dossier et quelques notes sur les genoux. En face de moi, un voyageur feuilletait des revues de full contact et d’arts martiaux illustrées de photographies de combats et d’hommes luisants, de muscles bandés, de machoires verrouillées. Quand le stylo m’a échappé des mains, le voyageur a plongé vers le sol et s’est redressé en une seule détente fulgurante, le stylo tendu vers moi, avant d’esquisser un sourire qui, tout au contraire, a pris une éternité de secondes pour se développer tout à son aise et emplir tout son visage jusqu’au regard. Le voyageur devint alors à un degré infiniment supérieur à toutes les illustrations de sa revue, un héros de muscles et de nerfs, avec des arcs réflexes agressivement aigus, au service de la gentillesse émouvante d’un innocent quotidien.

Le Lion Bleuflorophage

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