Roberto Bolaño

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Chaosmose
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Roberto Bolaño

Message par Chaosmose »

Intense émotion littéraire, invitation au voyage poétique pour quelque féru d'Amérique du sud ;-)

Poète et romancier chilien, Roberto Bolaño est né à Santiago du Chili en 1953. Après avoir vécu au Mexique (depuis 1968) il retourne dans son pays d'origine au moment du coup d'État de Pinochet (en 1973).Il y sera brièvement incarcéré. Revenu au Mexique en 1974, il fonde "l'infraréalisme", groupe littéraire d'avant-garde héritier de Dada et de la Beat Generation, entre autres. Vers la fin des années 70, il s'installe en Espagne où il exerce divers métiers, tels que vendeur de bijoux ou veilleur de nuit dans un camping.

Il faut attendre le milieu des années 90 pour que son œuvre soit reconnue et qu'il soit perçu comme l'une des figures les plus importantes de la littérature hispano-américaine. Il est décédé à Barcelone le 14 juillet 2003. Dans ses oeuvres, il faut noter "la mystique du perdant".

Bibliographie :

* Nocturne du Chili
* Étoile distance
* Amuleto
* Des putains meurtrières
* La Littérature nazie en Amérique
* Monsieur pain
* Le Gaucho insupportable
* Anvers
* Appels téléphoniques
* La Piste de glace
* Les Détectives sauvages
* La Littérature nazie en Amérique
* Étoile distante


http://medias.lemonde.fr/mmpub/edt/doc/ ... 060309.pdf
http://www.lmda.net/din/aut_lmda.php?Id=5269

quelques ouvrages :


LES DETECTIVES SAUVAGES
(le chef d'oeuvre)

L'oeuvre majeure de l'écrivain chilien, " Les Détectives sauvages", monumentale caisse de résonance de sa propre vie, s'étire sur trois continents et deux décennies. Y palpite un chant rimbaldien.

Voilà quatre ans que les livres de Roberto Bolaño sont publiés en France, laissant le lecteur à chaque nouveauté aussi perplexe qu'enthousiaste. Chacun cherche son titre de référence : La Littérature nazie en Amérique ? Étoile distante ? Nocturne du Chili ?ou encore le très bref Amuleto ? Les uns assurent que 2666, somme conséquente en passe d'être traduite, contient l'oeuvre maîtresse. D'autres attendent son premier ouvrage au titre prometteur, Conseils d'un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce. L'énorme Détectives sauvages pourrait bien mettre tout le monde d'accord, autant sur le fond que sur la forme.

D'abord, parce qu'il balaie une période allant de 1975 à 1996 qui correspond pour Bolaño comme pour son héros au passage de l'adolescence à l'âge adulte, en quelque sorte d'un rêve flamboyant à la confrontation à une réalité bornée. Basé sur des faits autobiographiques séjours au Mexique, voyages en Europe et en Afrique , il dévoile un nouvel hétéronyme, Arturo Belano. Ensuite, parce que d'autres romans se satellisent autour des Détectives, instaurant un dialogue ainsi qu'une relation holographique. On retrouve ici le personnage d'Auxilio Lacouture, cette mère des poètes, héroïne d'Amuleto qui assiste à l'invasion de la faculté de Mexico par les forces de police, prostrée sur un trône de chiottes. L'épisode africain, où le héros suit des correspondants de guerre au Libéria fait écho à une nouvelle des Putains meurtrières. Ce qui fait dire à Robert Amutio, traducteur de Bolaño, que Les Détectives sauvages offrent une " sorte de portrait fractal ". Avis que renforce la forme même du roman composé de trois parties coupées de manières inégales et abruptes. La première et la dernière, composées d'extraits d'un journal intime, enserrent une sorte d'énorme cahier de dépositions. Dans ce dernier sont consignés des témoignages sur une poétesse quasi-inconnue Césarea et deux " clochards célestes " Arturo Belano et Ulises Lima. Chaque fait révèle tout un écheveau d'histoires que complètent, recoupent les différents témoins. Histoires dont les dénouements importent finalement peu, mais dont le résumé s'avère ardu.

La première partie intitulée " Mexicains perdus à Mexico ", datée de 1975, décrit la découverte du monde, de la poésie et du sexe par un jeune homme de 17 ans, Juan Garcia Madero. Il rejoint les tenants d'un courant poétique underground, le réalisme viscéral. Ses deux chefs de file sont Arturo Belano et Ulises Lima, poètes grandes gueules et petits trafiquants. Avec eux, l'adolescent entreprend d'affranchir une jeune prostituée, Lupe, de son maquereau. Pour y parvenir, ils empruntent une somptueuse voiture américaine, une Impala et foncent vers le désert. Le ton est enthousiaste, un souffle épique balaie la route.

La deuxième partie (1976-1996), au titre éponyme, nous mène dans les pas de Césarea, Belano et Lima sur trois continents (Mexico, Barcelone, Collioure, Rome, le Libéria). Leurs pérégrinations sont consignées sous forme de dépositions par des témoins que souvent seuls la poésie et l'art rapprochent. Dépositions faites non pas à un policier, mais à un agent mémoriel inconnu, peut-être un ange ? Parmi ces témoignages, on retiendra celui d'Amadeo Salvatierra, un vieil homme lettré, ravi de recevoir des jeunes gens qui le questionnent sur la poésie mexicaine. Ils évoqueront, tout en vidant quelques bouteilles, la mystérieuse Césarea... La plupart des personnages présents dans la première partie, transis de poésie, révolutionnaires en avance d'une révolution apparaissent ici, vingt ans plus tard, vivant dans un univers aseptisé et friqué, toujours liés à un art dont ils n'approchent maintenant que la valeur marchande. Une douce et sombre mélancolie empreint cette partie du récit. À l'instar de ces peuples de l'océan Indien qui retournent les morts quand ceux-ci les appellent dans leurs rêves, Bolaño retourne les âmes, les confronte à leurs passés. Si son hétéronyme, Arturo Belano reste fidèle à lui-même, sa vie sentimentale apparaît bien pathétique et crépusculaire. Il tombe fou amoureux de femmes qu'il perd peu à peu. Folie, insécurité matérielle, peur de la routine, soif d'aventures détruisant le couple, mais pas l'amour.
La dernière partie du roman (1976) boucle la première. Retour au désert, dans lequel les " clochards célestes ", Lupe, la prostituée et le jeune narrateur s'enfoncent pour échapper au maquereau et retrouver des traces de Césarea. Césarea n'est au départ qu'une intuition, un désir, qui peu à peu se matérialiseront. Les quelques vers laissés avant de fuir renverront à une histoire, un corps. Le corps du poème ? Non. Le corps et l'âme de la poétesse. Il y aura des morts violentes, de vraies fausses révélations. Le livre se termine sur des dessins de carrés et cette devinette insidieuse : " qu'est-ce qu'il y a derrière la fenêtre ? " Et laisse alors une sensation à la fois amère et douceâtre.

Bolaño travaille le réel, la mémoire, les malaxe, en fait une pâte, un métabolisme qui devient peu à peu réalité poétique. Il substitue une réalité faite de tous les possibles mais intrinsèquement tragique par l'instauration d'une autre réalité, lieu d'une palpitation, proche de celle de Rimbaud, d'une idée d'éternité. Tout en assurant une certaine continuité avec Borges ou Cortazar, Roberto Bolaño amène une rupture formelle et propose une nouvelle planche de saut sur laquelle il refait de la poésie la matière première d'une nouvelle littérature, d'une nouvelle exigence dans le rapport au réel et à la fiction.

Les Détectives sauvages
Roberto Bolaño
Traduit de l'espagnol (Chili)
par Roberto Amutio
Christian Bourgois
880 pages, 28 e
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=52054


LA LITTERATURE NAZIE EN AMERIQUE
Incroyable présentation du champ de la littérature nazie, à lire et à relire, et surtout, à mourir de rire...

L'écrivain chilien, installé en Catalogne, construit-il une oeuvre littéraire en créant son propre cyber-espace? Deux ouvrages, virtuellement fictifs et vibrant d'humanité, semblent le confirmer.

Que reste-t-il de la tapisserie que Pénélope tissait et détissait en attendant le retour d'Ulysse? Rien, absolument rien! Que représentait-elle? Qui pourrait aujourd'hui nous la restituer? Un sorcier, un voyant, un poète, un tisserand? Roberto Bolaño possédant ces quatre dons, paraît un des plus aptes à nous connecter à cette fameuse toile et à tous ses palimpsestes. Malgré ses affirmations, truffées de mensonges, il parviendra par d'infinis détails, des conversations avec des témoins oculaires fussent-ils descendus aux Enfers depuis des millénaires, à nous amener au plus près du réel, voire de l'irréel.

Sa pensée holographique, un infime détail permettant toute une vue d'ensemble, une extra-lucidité héritée de la fréquentation des poètes et notamment de celui de Charleville-Mézières, une érudition d'autodidacte (lecteur d'anciens et modernes, d'écrivains inter-galactiques, de revues, fanzines...), une propension à mettre tout en relation, avenir, présent et passé, vivants et morts lui permettent toutes les audaces, toutes les ambitions. Roberto Bolaño, né il y a une cinquantaine d'années à Santiago du Chili, a quitté son pays après le coup d'État de Pinochet; incarcéré, il a réussi à fuir, a beaucoup voyagé en Amérique latine, fait mille métiers, rencontré (dans la vie réelle, les rêves, les bibliothèques, au Royaume des morts) les plus grands écrivains sud-américains Borges, Cortázar, Jodorowski, Neruda, Jara, Lihn ... Sa carrière littéraire entamée dans les années quatre-vingt-dix lui valut en un rien de temps les plus prestigieux prix littéraires latino-américains.

Trois livres Étoile distante, Nocturne du Chili (Christian Bourgois) et Amuleto (Les Allusifs) (lire Lmda N°40) ont permis au public français de le découvrir lors de l'été 2002. Six mois après, voici deux autres ouvrages La Littérature nazie en Amérique et Des Putains meurtrières édités chez Christian Bourgois. Le premier, publié en 1996, se présente sous la forme d'un essai encyclopédique imaginaire dans lequel Bolaño invente et répertorie des auteurs favorables aux thèses nazies. Auteurs des XXe et XXIe siècles, certains notamment Argentino Schiaffino, alias le Graisseux ne mourront qu'en 2015, leurs oeuvres multiformes (importantes, hyper-pointues, voire obscures et très mineures) vont de la poésie, au roman en passant par les revues spécialisées de critiques littéraires, science-fiction, jeux de rôles, de supporters de football ultras, incorporant même les volutes poétiques d'un avion à réaction déclinant des vers latins, haïkus martiaux, piloté par un poète tortionnaire, fidèle du régime de Pinochet.

Plus d'une quarantaine d'écrivains sont ainsi passés en revue, bibliographies fictives décrites d'une manière fort exhaustive en annexe. À travers leurs productions, Bolaño trace des portraits psychologiques qui font ressortir créativité, médiocrité, barbarie, haine, mais surtout contradictions. Il n'explicite pas leurs dérives, évoque surtout leurs relations à la solitude, à la mort, à la folie, au désir, à l'amour, à la reconnaissance. Parmi ces salauds pathétiques figurent de nombreuses femmes. Luz Mendiluce Thompson (Berlin 1928-Buenos Aires 1976), photographiée bébé dans les bras d'Adolf Hitler, aura une carrière fulgurante de poétesse, sombrera dans l'alcool et la drogue, deviendra amoureuse éperdue d'une poétesse trotskiste que la junte militaire argentine éliminera. "Au bout de deux mois, le cadavre de Claudia apparaît dans une décharge de la zone nord de la ville. Luz retourne à Buenos Aires dans son Alfa Romeo. À mi-chemin, elle s'écrase contre une station d'essence. L'explosion est gigantesque." Les premiers portraits ont parfois la sécheresse du langage encyclopédique. Mais peu à peu ces vies, ces influences, ces créations se mettent en réseaux, forment des cercles, se prodiguent des amours ou des haines farouches, créant ainsi des communautés très vivantes d'écrivains nazis. La problématique des relations qu'entretiennent l'art et le mal occupe une place très importante chez Bolaño. Chez lui pas de manichéisme, même si son engagement, son action contre la dictature de Pinochet et celles de nombreux pays américains sont gravés dans sa chair et son âme. Il lutte en réinventant l'horreur, la folie contre le négationnisme, le silence, l'occultation.

Des Putains meurtrières, publié en 2001, propose treize nouvelles dans lesquelles Bolaño brouille toutes les pistes, déstabilise lecteurs et personnages, mélange univers des vivants et celui des morts, réel et monde onirique, entremêle sainteté et pornographie, hyper-violence et compassion, parle de lui-même (le narrateur s'intitule B. ou devient Arturo Belano, bel hétéronyme rimbaldien), des autres, inconnus ou personnages célèbres, mais avant tout et toujours de littérature. Il peut ainsi dresser des ex-voto à des poètes français apparus fugacement dans des revues minuscules, réinventer leurs vies, les désirer, les lustrer, et les faire briller dans son firmament, son Panthéon, son cyber-espace ou construire des fictions multimédias comme Préfiguration de Lola Cura. Le narrateur, fils d'un prêtre débauché et d'une mère actrice porno, retrace sa vie en visionnant la filmographie maternelle. Il se voit foetus dans la rondeur de son ventre, alors que deux étalons la pénètre par tous les trous. "La tristesse des verges, Bittrich la comprit mieux que personne. Je veux dire : la tristesse de ces queues monumentales dans l'immensité et la désolation de ce continent." De sa plume, Roberto Bolaño enserre furieusement, fraternellement le monde, le vrai, le faux, sa beauté son horreur. Ses chants ironiques et mélancoliques nous aident autant à vivre qu'à mourir dignement et nous proposent d'entrer en vibration avec les mots, la poésie, le Cosmos, peut-être tout simplement pour triompher de l'immonde? "On ne finit jamais de lire, même si les livres s'achèvent, de la même manière qu'on ne finit jamais de vivre, même si la mort est un fait certain."

RoberTo Bolaño
La Littérature nazie en Amérique
et Des Putains meurtrières
Traduits du chilien par Robert Amutio
Christian Bourgois - poche 7euros
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=16558



ETOILE DISTANTE
Suite de la dernière bio de la littérature nazie

Étoile distance

Les premiers romans traduits du Chilien Roberto Bolaño offrent une profondeur de champ étonnante, confrontant mythes grecs et victimes des dictatures sud-américaines. Un travail d'une rare ambition.

De quel lieu peut bien écrire Roberto Bolaño? Du ciel, de la terre, de ses entrailles? Tout surprend chez lui, estomaque, fascine. La construction de ses ouvrages, l'ampleur de son écriture, son humilité, un côté chien fou iconoclaste, une connaissance érudite des anciens et des modernes, un farouche désir de vouloir tout montrer, tout dire, l'essentiel et le superflu, l'organique et l'inorganique, les vivants et les morts, le rêve et le réel. En d'incessants allers et retours spatio-temporels, de balayages panoramiques, d'effets de zoom qui isolent et démultiplient les personnages, tous liés à la fission vitale qu'est la poésie, il crée des constellations, des magmas en fusion de sens et d'humanité. Roberto Bolaño, à bras le corps, travaille sur l'écume poétique du monde qu'il malaxe, dilate, souille, anoblit, un peu à la manière d'un Dante faisant émerger ses poètes tutélaires des Ténèbres. Ce que réfute cet autodidacte né à Santiago du Chili en 1953 et résidant près de Barcelone.

Dans Étoile distante, Bolaño confronte les relations qu'entretiennent la littérature et le mal à la barbarie bien réelle de la dictature de Pinochet. Un ange de la mort s'introduit dans des cercles poétiques. Après le coup d'État militaire, il opère une série de crimes aux mises en scènes macabres, entamant en parallèle une carrière de poète officiel de la dictature. Avec Nocturne du Chili, il dénonce l'absence de remords des tenants de la dictature. Un critique littéraire, le père Icabache, professeur de marxisme de Pinochet, revoit les fantômes de sa vie, sur son lit d'agonie. Amuleto, enfin, dresse le portrait ahurissant d'une presque SDF, amie des poètes qui échappe à la rafle et au massacre de l'Université de Mexico en se réfugiant sur le trône d'un chiotte, un livre de poésie à la main. Présent sur la scène littéraire espagnole au début des années quatre-vingt-dix avec La Littérature nazie en Amérique, puis Les Détectives sauvages (romans non traduits) Bolaño a reçu deux des plus prestigieux prix littéraires d'Amérique latine.


La poésie occupe dans vos romans une place primordiale. La considérez-vous comme un matériau de base?

J'aimerai croire que ce n'est qu'un simple hasard. Si j'étais un boucher, j'écrirais sur les bouchers et les boucheries. Si j'étais magicien, j'écrirais sur le monde, parfois plein de rancoeurs des magiciens. Je suis, ou plus exactement je fus poète, ce qui est la même chose que n'être rien. J'écris sur ce que je connais le mieux, sur ce qui m'a le plus déçu aussi et sur ce que j'admire le plus : le domaine de la poésie, le seul domaine avec celui de la douleur où il est encore possible de se perdre, de trouver des formules merveilleuses (ou plus exactement : la moitié d'une formule) et où l'on peut consciemment ou pas mettre sa propre vie en jeu.



La manière dont vous mettez les poètes en exergue tient un peu de la philologie. Quelle est votre formation intellectuelle?

Une formation qui n'a rien d'académique. J'ai arrêté mes études à l'âge de 16 ou 17 ans. J'ai beaucoup voyagé. En attendant de vivre exclusivement de la littérature, j'ai exercé de nombreux métiers. Tous humbles et mal payés mais qui m'ont énormément enrichis. Un paradoxe puisque la moitié de ces métiers sont appelés à disparaître. Pourtant ce sont des métiers enrichissants. Enrichissants et abrutissants à la fois. Et je ne dis pas ça pour moi qui finalement n'étais rien d'autre qu'un touriste dans les tripes du prolétariat, mais pour les gens que j'y ai rencontrés, des gens qui toute leur vie n'ont travaillé que dans ça et qui étaient des êtres nobles et courageux. Enfin ma formation n'est nullement académique, quoiqu'évidemment j'ai aussi lu. En fait, j'ai beaucoup lu, trop peut-être.



Quels ont été vos débuts littéraires?

Assez communs comme la plupart des écrivains. Apprendre à nager dans une mer de dieux grecs, dans une Athènes sub-aquatique et rapidement ouvrir les yeux et se rendre compte de ce qui flotte dans une piscine publique. Artaud disait qu'écrire était une cochonnerie, que tous les écrivains étaient des porcs, surtout les contemporains. Je l'approuve. Cependant, je continue à admirer les jeunes écrivains. De la même manière que j'admire les jeunes boxeurs. Quant à mon évolution, chaque jour j'écris moins bien, je me fatigue d'avantage, chaque jour je suis plus mauvais. Les années n'apportent ni sagesse ni sérénité.



Vous semblez travailler sur la même confrontation entre réel et imaginaire que Dante. Partagez-vous ce sentiment?

Non, je lis Virgile avec plus de plaisir que Dante. Quoique si j'étais réalisateur de cinéma j'aimerai faire un film sur la Divine Comédie, un film policier dont le titre serait Aventures dans le septième cercle qui est celui des violents. Concernant la confrontation entre le réel et l'imaginaire, je ne sais que dire, j'ai l'habitude d'écrire sur des choses réelles, en fait un de mes défauts est de beaucoup trop m'appuyer sur ce qui est autobiographique. Auxilio d'Amuleto par exemple existe. Tout ce que je raconte sur elle est vrai. Et d'après ce que m'a raconté un jeune écrivain chilien parti sur ses traces, elle vit actuellement en Uruguay, dans un hôpital psychiatrique.



Justement dans Amuleto où l'héroïne survit grâce à la poésie, vous écrivez "métempsycose, la poésie ne disparaîtra pas. Son non-pouvoir se fera visiblement autrement." Pouvez-vous commenter cette phrase?

Métempsycose est une allusion à mes lectures de Poe. La contre-image de la poésie c'est l'oubli. L'oubli absolu auquel chaque être humain est acculé. L'oubli, cette bataille perdue d'avance, la poésie le combat moyennant des changements, moyennant la magie des changements. Lorsque je parle de "non-pouvoir" je fais référence à quelque chose d'évident : la poésie est un objet somptuaire, dépourvu de pouvoir. Le discours poétique (celui de la vraie poésie) ne tend pas vers le pouvoir. Vers la révolution, mais jamais vers le pouvoir. Je parle de la poésie moderne de l'époque des Lumières jusqu'à aujourd'hui.



Amuleto fait référence au drame d'Erigone et développe une dimension antique, avec un choeur qui répète, ressasse presque jusqu'à l'hallucination, la transe...

C'est une affirmation bien généreuse de votre part. Moi, je souhaiterai que cela soit possible, malgré mes modestes moyens. L'apparition d'Erigone dans l'histoire (une Erigone, incarnation de la fragilité, contée dans un jargon mexicain et latino-américain des années soixante-dix, un jargon qui tend non seulement vers l'occultation comme tout jargon mais aussi vers une forme beaucoup plus pathétique, vers la félicité) ne sert pas que de contrepoint à l'histoire d'Oreste, mais aussi de représentation de la déroute politique latino-américaine. Une déroute qui même si elle a été annoncée, n'en a pas été pour autant moins atroce.



Vous exhumez d'un passé proche des événements terribles (dictature chilienne, assaut et massacre de l'Université de Mexico en 1968) que la modernité semble vouloir occulter. Vous les présentez avec gravité, mais aussi avec beaucoup d'humour comme si vous tentiez de mythifier des êtres ou des faits tout en les désacralisant.

Je crois qu'on ne peut rien oublier même lorsqu'on a envie d'oublier. Si on pouvait oublier on pourrait être de nouveau irresponsable. On pourrait chanter autour d'un feu en plein midi. Nous pourrions nous dévorer nous-mêmes. La culture est basée sur la mémoire. Depuis l'époque des Lumières, la mémoire engendre la responsabilité. Au sujet de l'humour : il n'y a que faire l'amour qui est un peu mieux que rire. Ou non, ça dépend. Au-dessus de l'humour et de l'amour il y a peu de choses sacrées, probablement aucune. Ce qu'il y a, c'est parfois un énorme silence facile à confondre avec quelque chose de sacré, mais qui ne l'est pas. Ou il y a de la peur, qui peut aussi se confondre avec le sacré. Mais non, généralement ce qu'il y a, c'est du silence. Et Rimbaud nous a appris ce qu'il faut faire quand on arrive à ces grandes prairies silencieuses, bien que nous l'oublions petit à petit.



Wieder, le poète fasciste d'Étoile distante est présenté comme un ange de la mort qui pousse son art jusqu'au paroxysme. Vous posez à travers lui la question des relations de l'art et du mal?

Les relations de l'art avec le mal sont nombreuses. Ou du mal avec l'art. J'ai connu quelques incarnations du mal. Il y a un mal que nous dirons ordinaire. Un mal d'ordre psychologique, un mal causé, auquel nous nous heurtons tous les jours. Un mal lâche, bien que tout mal par définition soit lâche. Mais il y a aussi un mal courageux. Un mal qui se transcende à lui-même. Un mal qui peut même aller jusqu'à nous paraître extra-terrestre. L'altérité totale! Un mal qui continue l'épique et le tragique, mais qui en réalité constitue le blindage parfait. Pour ne pas employer les termes de valeur et lâcheté, nous dirons qu'il y a un mal froid et un autre chaud. Le chaud est neutralisable. Le froid, non. Le mal froid est comme l'ombre de l'humanité et nous accompagnera toujours. Peu à peu il est difficile de les différencier.



Que pensez-vous de Pinochet?

Une honte toute chilienne. Une honte qui se transforme en verge du Roi Midas pour quelques écrivains chiliens très connus. Le tyran, comme icône postmoderne procure des bénéfices matériels. Tout s'échange, rien ne se conserve.
À travers le père Icabache de Nocturne du Chili, vous dénoncez les attitudes de collaboration et de mémoire sélective de certains Chiliens...
Dans Nocturne du Chili ce qui m'intéressait c'était l'absence de culpabilité du prêtre catholique. L'aplomb admirable de quelqu'un qui par formation intellectuelle se devait de ressentir le poids de la culpabilité. Moi je crois que la culpabilité, le sentiment de la culpabilité fait partie du peu de bonnes choses de la religion catholique. Il m'est toujours apparu comme une élucubration pseudo-dyonisiaque d'un homme dénué de culpabilité. En ce sens, bien évidemment, je suis totalement contre Nietzsche. Vivre sans culpabilité, c'est comme vivre hors du temps, dans un perpétuel présent, dans la prison de songes ou de drogues du Meilleur des mondes. Vivre sans culpabilité c'est abolir la mémoire, perpétrer la lâcheté. Si moi, qui ai été une victime de Pinochet, je me sens coupable de ses crimes, comment quelqu'un qui fut son complice par action ou par omission peut-il ne pas se sentir coupable?



Vous êtes extrêmement lucide par rapport à Nietzsche dont la formulation fut aussi très poétique.

Je n'aime pas les grandes sentences poétiques. J'apprécie la valeur des poètes. Mais comme penseur il n'y a pas plus mauvais qu'une ruelle sans sortie : c'est une porte qui mène directement aux abîmes. Je préfère Pascal, qui cherche des ponts dans les abymes. Et plus encore Lichtenberg, qui a opté pour la dérision et qui espérait que les temps futurs seraient meilleurs, quoiqu'il savait parfaitement qu'ils ne le seraient pas.
Vous avez la volonté de donner une vue d'ensemble la plus complète possible, est-ce dû à votre situation d'exilé, coupé de ses racines?
Je ne me suis jamais senti exilé dans le sens que l'on donne habituellement au mot exilé. En plus d'une occasion, j'aurais aimé m'exiler pour de vrai, mais pour cela il aurait été nécessaire soit de me suicider, soit qu'un vaisseau extra-terrestre m'enlève et m'emmène dans une planète lointaine. Mes racines, d'autre part, ont toujours été électives. Ma bibliothèque comprend beaucoup d'auteurs européens, les amis et amies de toutes les nationalités.



Y a-t-il chez vous un désir de rapprocher Amérique latine et vieille Europe?

Pour moi, l'Amérique latine, c'est l'asile de fous de l'Europe. Au début, on l'imagina comme l'hôpital ou le grenier, mais aujourd'hui c'est l'asile. Un asile sauvage, appauvri, violent, où pèsent le chaos et la corruption, si on ouvre bien les yeux, il est possible d'y voir aussi l'ombre du Musée du Louvre.

Dans vos ouvrages, Julio Cortázar est souvent cité, tout comme Borges.

Que je parle de Borges ou de Cortázar, c'est comme si une fourmi parlait du passage de deux éléphants. J'ai connu Cortázar à Mexico, j'ai parlé avec lui dans la rue, très peu, pendant que lui et Carlos Fuentes attendaient un taxi. Tous deux étaient avec leurs femmes. Moi, j'étais avec un groupe d'amis et nous ressemblions à des mendiants. Je n'ai pas connu Borges, mais c'est l'auteur moderne que je relis le plus. Celui qui m'a le plus appris.



L'humain avec toutes ses approximations, erreurs, ses intuitions, son génie est aussi à l'instar de la poésie, votre matériau premier?

Sans aucun doute. L'être humain et ses envies de vivre. Ses envies de rire. L'être humain qui sait que rien n'a de solution et qui pourtant lutte pour trouver des solutions. Ou parce que son naturel le pousse à lutter. Ou parce qu'il lui semble plus élégant, plus sexy, de lutter que de ne pas lutter.

(Merci à Martin Ochoa pour la traduction)

Roberto Bolaño
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Chaosmose
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Message par Chaosmose »

LE livre sorti ce mois ci, attendu depuis près de deux ans... Pas encore terminé la dégustation, et de toute manière Lançon en parle tellement mieux que je ne pourrais le faire :
Livres

Apocalypse 2666


Préférence. Du Mexique moderne à l’Allemagne nazie, un long roman de chevalerie à la gloire de l’avant-garde, «machin monstrueux» et posthume du Chilien Roberto Bolaño.

PHILIPPE LANÇON
QUOTIDIEN : jeudi 20 mars 2008

Roberto Bolaño 2 666 Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Christian Bourgois, 1 018 pp., 30 euros.

Si le foie est l’organe de la mélancolie, c’est parce qu’il est l’encrier d’un autre destin. L’expérience s’y dépose, l’écrivain fait sa joie : c’est le pays où les vies ont une seconde chance, celle de l’imagination. Un mois avant de mourir, à l’été 2003, l’écrivain chilien Roberto Bolaño nous disait en fumant qu’il était perdu dans le labyrinthe d’un «machin monstrueux» dont les cinq parties, à la fois autonomes et faisant écho l’une à l’autre, l’amenaient de l’Allemagne nazie vers la frontière mexicaine, où entre des usines d’esclaves de jeunes femmes sont tuées en série. Il déposa le manuscrit de 2 666, une date moderne et apocalyptique, chez son éditeur barcelonais, avant d’entrer à l’hôpital où l’attendait la greffe d’un foie qui ne vint pas. C’est ce texte qu’on peut lire aujourd’hui : une folie sécrétant ses métastases, récits et récits de récits, comme si, à la maladie de l’auteur, correspondait, sous forme d’épopée, la multiplication insolite de cellules narratives.

2 666 explore les rapports entre littérature et expérience, plusieurs manifestations de l’expérience : la solitude, l’amitié, l’amour, et, la plus étrange et la plus radicale de toutes, le mal. Il l’explore avec ironie, sans théorie ni résolution, par la grâce exclusive du récit. Bolaño semble avoir conté absolument tout ce que les phrases lui dictaient. Chaque récit est une aventure : une fresque infâme, délicate, grotesque, redondante, absurde, que découvrirait à la torche un enfant sur les parois d’une caverne dont il ne sortira plus.

Dans le premier livre, quatre critiques suivent aujourd’hui la trace de l’écrivain-fantôme qu’ils admirent : l’Allemand Benno von Archimboldi. Seul Kafka est selon eux à son niveau. C’est l’occasion d’une description comique des passions et congrès universitaires, où les participants semblent épuiser des textes pour ne pas avoir à tuer des hommes. L’œuvre d’Archimboldi est encore méconnue, mais on parle de lui pour le prix Nobel. Il a 80 ans et vivrait à Santa Teresa, annexe romanesque de Ciudad Juárez, où les centaines de meurtres de femmes n’ont pas été résolus. Les critiques ne le trouveront pas et l’un d’eux conclut : «Archimboldi est ici et nous, nous sommes ici, et jamais nous ne serons plus proches de lui.» Ce qui est une bonne définition de la critique, mais aussi des rêves qui nous alimentent et nous fuient.

Les quatre critiques de l’apocalypse selon Archimboldi ressemblent à tous les héros en miroir de Bolaño : à la fois solitaires et doués pour l’amitié, désenchantés et pleins d’illusions. Ils ont l’élégance de leurs échecs. La violence de leurs passions s’épanouit dans la discrétion : comme l’écrivain invisible, chacun «porte son armure sous son habit de fou». 2 666 est un long roman de chevalerie dont le Graal est l’avant-garde. Les quêtes s’effectuent naturellement aux frontières, là où l’on cueille toutes fleurs, dont celles du mal. Qu’est-ce que l’avant-garde ? Un espace purement initiatique. La ligne d’asymptote de l’expérience et de la liberté qu’elle nourrit.

La vie et l’œuvre d’Archimboldi, de son vrai nom Hans Reiter, ne sont racontées que dans le cinquième texte. Il faut attendre la page 889 pour lire comment il a choisi son pseudonyme. Comme toujours chez Bolaño, les vies imaginaires se mêlent aux vies célèbres, mais les devancent et les déterminent. Si le ton de 2 666 fait parfois songer aux ratiocinations de Thomas Bernhard, c’est d’abord à Borges que cette perception de l’histoire, une «putain toute simple», renvoie - au Borges qui, dans Histoire universelle de l’infamie, écrivait : «Le soupçon m’est venu que l’histoire, la véritable histoire, est plus pudique, et que ses dates essentielles peuvent demeurer longtemps secrètes. Un prosateur chinois a observé que la licorne, du fait même de son anomalie, doit passer inaperçue.» Archimboldi est la dernière licorne de l’héroïque tapisserie de Bolaño.

Entre ces deux parties, les trois autres font peu à peu descendre dans les sous-sols humains. La deuxième, celle d’Amalfitano, accompagne un universitaire de Santa Teresa qui a aidé les critiques dans leur recherche d’Archimboldi. L’université de Santa Teresa, où il enseigne, «avait l’air d’un cimetière qui à l’improviste se serait mis vainement à réfléchir. Elle avait l’air aussi d’une boîte de nuit vide». La quatrième partie explore les crimes des femmes à Santa Teresa. L’écrivain, qui a grandi dans un autre enfer, achève sa vie dans celui-ci. Pourquoi se cache-t-il ? Sans doute parce que «toute œuvre mineure a un auteur secret, et tout auteur secret est, par définition, un écrivain d’œuvres maîtresses», c’est-à-dire un aventurier dont l’ombre est la gloire, et dans les entrailles duquel, au fond, «il n’y a rien».

Trois ouvrages de Roberto Bolaño paraissent en poche dans la collection «Titres» des éditions Bourgois : le Gaucho insupportable, Appels téléphoniques et Des putains meurtrières.
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Message par konsstrukt »

(ça donne assez envie, tout ça. à rajouter sur la (très) longue liste des bouquins à lire avant de crever, si je me sors un peu les doigts du cul)
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