Slumil K’ajxemk’op / Les Zapatistes arrivent !

Zone de discussion libre, sans thème précis.

Modérateur : drÖne

Répondre
Avatar du membre
Ël Rapha
Hikikomori !
Messages : 2497
Enregistré le : 13 août 2009, 01:00

Slumil K’ajxemk’op / Les Zapatistes arrivent !

Message par Ël Rapha »

Les Zapatistes arrivent !

Prendre une bouffée d’espoir et respirer
John Holloway
paru dans lundimatin#292, le 14 juin 2021


Les Zapatistes arrivent !
« Now we can Breathe Hope »
Prendre une bouffée d’espoir et respirer

« Au nom des femmes, des enfants, des hommes, des anciennes et des anciens et, bien sûr, des autres, je déclare que le nom du territoire que les autochtones appellent aujourd’hui « Europe » sera désormais SLUMIL K’AJXEMK’OP, ce qui veut dire « la terre insurgée » ou « la terre qui ne se rend pas et ne faiblit pas ». C’est ainsi qu’elle sera connue par ses peuples et les autres tant qu’y vivra encore des individus qui ne se rendent pas, qui ne se vendent pas et qui ne se soumettent pas. »

Selon le SupGaleano, voilà les mots que prononcera Marijosé quand ille posera le pied sur le sol européen après avoir traversé l’Atlantique sur La Montaña, le bateau qui a quitté le Mexique le 3 mai et qui atteindra les côtes espagnoles en juin. Marijosé fait partie de l’Escadron 421 formé de sept zapatistes (4 femmes, 2 hommes et 1 autre) qui traverse actuellement l’Atlantique pour entamer le Voyage de la vie, une expédition dans laquelle illes seront rejoint.e.s par un second groupe de zapatistes et les guidera à travers une trentaine de pays européens. Ce sera le premier des voyages marquant la volonté des zapatistes d’établir des liens avec les autres luttes pour la vie sur tous les continents.

Merveilleux ! Absurde ! Surréaliste ! Brillant ! Incroyablement magnifique !

La déclaration de Marijosé est teintée de l’humour, de la simplicité et de la profondeur théorique que nous connaissons : ce que nous font entendre les zapatistes depuis qu’ils ont déclenché leur rébellion le 1er janvier 1994. Dans leur lutte pour la vie qui est aujourd’hui si clairement menacée, illes mettent le monde à l’envers. Illes traversent l’océan, dans la direction opposée à celle empruntée par Christophe Colomb et les conquistadores, pour aller découvrir un monde fait de rebelles. Illes ne vont pas à la rencontre de conquérants pour leur demander des excuses, illes vont vers des insurgé.e.s pour les rejoindre dans leurs luttes. Ici, il n’est pas question d’impérialisme et de colonialisme, et sûrement pas de suivre cette vieille tradition de gauche consistant à imposer des définitions territoriales sur des antagonismes sociaux. Ici, c’est bien plus simple et plus direct : les insurgé.e.s d’un territoire – une géographie comme disent les zapatistes – rejoignent les insurgé.e.s d’un autre territoire. Car c’est la seule manière dont nous pouvons envisager le futur.

Ce n’est donc pas une invitation à exprimer une solidarité avec l’héroïque peuple indigène du Chiapas (le concept de solidarité créant inévitablement une tierce personne, un « eux »), c’est la volonté de reconnaître-et-créer Slumil K’ajxemk’op, la terre insurgée connue sous le nom d’Europe, un territoire habité par des peuples qui sont nés dans une myriade de géographies différentes. Un territoire où l’argent est roi et qui fait manifestement partie de l’Empire de l’Argent, cette force nocive qui règne sur tous les continents et qui nous attire avec force, et de plus en plus vite, vers la destruction et l’extinction. Cette force nous domine et fait sa loi, certes. Mais pas complétement puisque le continent européen, comme tous les autres, est une terre insurgée où les gens ne se rendent pas, ne se vendent pas et ne se soumettent pas.

L’insurrection prend des formes multiples dans la mesure où l’argent est une hydre à plusieurs têtes, chacune ayant un visage terrifiant et produisant son lot de souffrances, des peines que nous subissons toutes et tous. Parmi tout ce qui nous unit dans la différence, il y a deux éléments cruciaux liés à ce mal-être. D’une part, « nous faisons nôtres les souffrances du monde : les violences faites aux femmes, la persécution et le mépris de celles et ceux qui sont différents dans leurs identités affectives, émotionnelles et sexuelles, l’anéantissement de l’enfance, le génocide des peuples indigènes, le racisme, le militarisme, l’exploitation, la dépossession, la destruction de la nature. » Et d’autre part, « nous avons conscience que ce système est responsable de toutes ces souffrances. Ce système est exploiteur, patriarcal, pyramidal, raciste, voleur et criminel. Ce système, c’est le capitalisme. » La terre insurgée est un territoire fait de nombreuses luttes s’opposant aux multiples visages de ce monstre.

Le voyage des Zapatistes est une main tendue, non pas pour guider mais pour partager. Une poignée de main, un flux réciproque d’énergies et peut-être même une étincelle. Un échange d’expériences distinctes des luttes communes qui se dressent face à l’hydre capitaliste, un apprentissage qui est un enseignement, un enseignement qui est un apprentissage. Ce voyage n’est pas un échange improvisé mais l’approfondissement des liens qui se tissent et existent depuis des années et il a été préparé avec attention depuis le moment où les Zapatistes ont annoncé leur volonté de partir à la rencontre des autres.

Il y aura, et il doit y avoir, des mains qui se tendent à leur arrivée pour saisir les leurs : celles des personnes et des groupes qui, comme moi, se sont épris d’eux tout au long de ces années, depuis leur soulèvement de 1994. Mais ce sera, et il faut que ce soit, plus que ça. Nous devons espérer, et faire en sorte que, cette folle expédition atteigne bien plus que les « suspects habituels », qu’elle aille au-delà des milieux militants.

Pour des raisons évidentes, il y a eu de grandes éruptions de manifestations politiques ces derniers mois, en Europe comme ailleurs. Mais il existe également une terrible sensation d’étouffement et une explosion des frustrations. Nous ne pouvons plus respirer. Le sentiment que le système est en train de s’effondrer, que le capitalisme ne fonctionne pas, est de plus en plus partagé. Cela ne prend peut-être pas d’expression politique claire et évidente, ou des formes que nous pourrions reconnaître comme étant « les nôtres ». De plus, il est probable que pour la plupart des gens la préoccupation principale soit actuellement un retour à la normale, toute nocive que soit cette normalité. Il n’empêche qu’émerge une prise de conscience que le capitalisme est un système défaillant. C’est bien lui qui, par la destruction de la biodiversité, a engendré une pandémie qui a tué des millions de personnes et bouleversé les conditions de vie de la plus grande majorité d’entre nous. Une pandémie qui ne fait qu’annoncer la suivante. La recherche incessante et effrénée de profit détruit la planète, cela a d’ores et déjà des conséquences dramatiques pour la vie des humains et des autres espèces. Aujourd’hui, la plupart des parents s’attendent à ce que les conditions de vie de leurs enfants soient pires que celles qu’ils ont connus eux-mêmes, et évidemment ce sont les jeunes générations qui pâtissent le plus de la faillite du système.

Il existe tout un monde de prise de conscience dans l’échec du capitalisme, un monde d’individus qui « perdent la foi dans le système », un monde qui suffoque, un monde de frustrations. Un volcan est-il sur le point d’entrer en éruption ? Qui sait ? Moi-même qui vit au pied d’un volcan, je sais bien qu’il est difficile de prédire la date et la forme d’un tel événement. Ceci dit, il suffit de prêter attention à ce qui se passe en Colombie depuis quelques semaines pour comprendre la force phénoménale qui réside dans les tensions sociales refoulées.
Il y a urgence. Lorsque les Zapatistes se sont soulevés le 31 décembre 1994, il y a eu une énorme vague de soutien venue de tout le Mexique : des manifestations monstres ont forcé le gouvernement à stopper son offensive militaire contre leur soulèvement. Si les Zapatistes ont suscité beaucoup de sympathies, cela n’a pas suffi à abattre l’État et transformer la société mexicaine. On ne peut toutefois s’empêcher de penser que, si ce mouvement de soutien s’était transformé en une force d’action, il aurait pu mettre fin à la désintégration sociale que vivent les populations mexicaines depuis : des centaines de milliers de jeunes – hommes en particulier –assassinés, plus d’une centaine de milliers de « disparus », et de plus en plus de femmes tuées parce qu’elles sont femmes. En Europe et dans le monde, la fragilité du vernis de civilisation qui recouvre nos sociétés semble évidente pour un nombre grandissant de personnes. Les célèbres vers de Yeats dans La Seconde venue, « les choses s’effondrent, le centre ne peut plus tenir », sont de plus en plus cités. Mais la civilisation ne peut être sauvée depuis le centre. La seule façon de créer une société « civilisée », ou disons plutôt socialement acceptable, est d’abolir le capitalisme et de créer d’autres manières de vivre, des manières de vivre à l’écoute les unes des autres. Cette tâche est véritablement urgente car notre fenêtre de tir se referme.

Surréaliste ? Sans aucun doute. La dimension absurde et improbable du voyage zapatiste n’est pas un effet de manche, c’est le cœur de leur pensée et pratiques politiques. À de très nombreuses reprises les Zapatistes nous ont surpris avec leurs initiatives, mais celle-ci est peut-être la plus audacieuse et la plus belle. Alors que le monde est encore marqué par la pandémie (et les Zapatistes ont été rigoureux dans l’observation de mesures de prévention, ils les ont même appliquées avant que l’État mexicain ou d’autres les préconisent), ils créent une étonnante pièce de théâtre dans laquelle l’océan Atlantique est leur scène, à partir de laquelle illes vont se répandre sur une trentaine de géographies de cette terre nouvellement nommée (et sûrement pas baptisée) Slumil K’ajxemk’op. Leur volonté est de pousser la pensée révolutionnaire dans des développements où elle ne s’était jamais aventurée. L’idée est d’amener le combat pour la vie et contre le capitalisme (car le combat pour la vie est nécessairement une lutte contre le capitalisme) vers une nouvelle dimension surréaliste : car c’est celle-ci, la force de l’improbable, qui casse la logique du capital et de son État, cette logique qui ramène et happe inlassablement tous nos rêves et nos désirs dans le giron de la reproduction d’un système mortifère.

Lisez-les et écoutez-les ! Lisez ce que les Zapatistes sont en train de dire. Lisez les six parties du texte qui annonce cette folle expédition. Lisez-les en suivant l’ordre dans lequel ils ont été publiés, en allant du sixième au premier (bien-sûr). Lisez ce qu’illes disent à propos de leur voyage, regardez leurs photos et leurs vidéos, vous les trouverez dans différentes langues sur Enlace zapatista (https://enlacezapatista.ezln.org.mx, ou encore sur https://viajezapatista.eu/en/blog/ et https://karavanizapatista.espivblogs.net/). Suivez les débats et les discussions liés à ce périple sur les pages comme Comunizar
(http://comunizar.com.ar), lisez ce qui se dit sur ce voyage – pour ma part, j’ai lu avec intérêt les textes de Jérôme Baschet ( « L’invasion zapatiste » commence !) et Ines Duran (« Ein Kampf für das Leben, für alle »)
. Mais surtout, rejoignez-les dans cette folle et absurde expédition. Rejoignez-les et laissez-les vous rejoindre. Partagez vos luttes et vos volcans-surréalistes-et-bien-réels. Cela nous aidera peut-être à prendre une grande bouffée d’espoir et enfin respirer.



ohn Holloway, mai 2021
Remerciements à Edith González, Panagiotis Doulos, Néstor López, Marios Panierakis, Azize Aslan, Eloína Peláez and Lars Stubbe pour leurs commentaires sur la première version de ce texte.

John Holloway est né à Dublin en 1947, il enseigne la sociologie et la philosophie à l’Université Autonome de Puebla (Mexique), il développe une pensée politique marquée par l’expérience zapatiste. Son dernier livre est Avis de tempête (Libertalia, 2021, 80p., 5e). Également disponible en français : La Rage contre le règne de l’argent (Libertalia, 2019, 80p., 5e), Lire la première phrase du Capital (Libertalia, 2015, 96p., 8e), Crack Capitalism (Libertalia, 2012, 496p., 13e) et Changer le monde sans prendre le pouvoir (Lux/Sylepse, 2008, 320p., 20,5e).

Traduit de l’anglais par Julien Bordier
Répondre