A la recherche de Salvador

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LLB
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A la recherche de Salvador

Message par LLB »

Je mets ici les premières pages d'un texte que je mettrai ensuite sur la Drone_Zone : il est dédié à Salvador.


29 août 2005


- On dit que c’était un chemin de braconnier ici, il y a longtemps
- Quand ?
- Je ne sais pas, il y a longtemps. Longtemps. Longtemps, ça veut souvent dire avant la ou les guerres, longtemps, quoi.
Nous sommes trois Angela, et nous deux, Léna et Diego en train de marcher dans la forêt en laissant filer le cours d’une conversation fureteuse, prête à changer de cap au moindre relief, à la moindre diversion, la course du chien, une trace dans la boue, le débouché d’un sentier, le mot « longtemps » progressivement rythmé, sur le bruit soudain audible et mélodieux des brindilles cassées sous les pas.
- Il y a quelqu’un de la famille qui a été braconnier, pendant une guerre….
La déclaration d’Angela leste cette conversation d’un tel poids que celle-ci tombe immédiatement dans un trou de silence imprévu, profond, aspirant une attention qui ne sait où se donner d’emblée. La première question trahit une tension toute nouvelle…
- Qui ça ?
Angela semble regretter d’avoir suscité un intérêt déjà presque trop passionné. Elle répond du ton de qui se lasse déjà de devoir donner des détails trop évidents ou superflus. A moins qu’elle ne se donne le temps de trouver un ton à cette histoire jamais racontée, qui n’avait jamais demandé à l’être et qui aurait pu ne jamais l’être sans quelque chose de particulier lié à cet instant. C’est une marche en forêt, à l’intérieur de vacances bouleversées par une séparation, événement difficile qui donne une réalité tangible à la possibilité d’avoir une histoire familiale, ce qui appelle tout ce qui peut en constituer un récit plus vaste, tout ce qui dort, ce qui est caché, tout ce qui lui manque tant….
- Et bien, Salvador (elle répond sur le ton « Salvador évidemment ! ») ….. Salvador Hierro Izquierdo déclame t-elle comme on évoque un personnage célèbre, ce qui donne immédiatement une présence presque autoritaire à l’inconnu.
- On l’appelait El Rojo. Il circulait, il faisait passer des gens et des choses entre l’Espagne et la France pendant la guerre, il avait un chien noir et blanc comme Lulla…..Lulla ! Lulla ! ….
El Rojo et son chien noir et blanc, nous arrachent à la verdure tranquille de cette forêt domestique sillonnée de chemins balisés. Il y a des déjà des cris et des éclats dans ces contrastes rouge, noir, blanc, dans une montagne orageuse.
-Lulla, viens ici !
Et Angela tente d’attirer leur l’attention sur Lulla, sans aucun succès…..Le chien revient, remue la queue, disponible, mais nous ne nous occupons pas de lui. Sans rancune il repart dans le chemin devant, trottinant indifférent. « And Philip ! Don’t trott ! » ? Ce sont les bibelots kitsch de la mémoire, ébréchés, dépareillés, qui surgissent n’importe quand, par fragments absurdes, jamais suffisants pour constituer une véritable épaisseur des choses, tout juste pour s’y coller en surcharges : le serviteur du dessinateur anglais surgit dans mes souvenirs avec sa perruque moutonnante sur le gazon anglais. Les gens des camps, tout l’inverse, qui ramenaient sur eux tout la couverture magnifique, serrée, sans trous, d’un monde poétique retenu par cœur, Primo Lévi et son compagnon, qui récitaient quoi déjà ? Dante peut-être ? Je ne sais plus, voilà bien le problème, je ne peux pas même dire le nom, et ces russes qui récitent des vers en Sibérie. Ou cet aviateur chilien qui chante à tue-tête tout son répertoire de tangos des heures durant. Comment ferions-nous aujourd’hui, à la première citation nous séchons, le fragment ne recouvre encore presque rien qu’il s’interrompt déjà : « j’aime l’âne si doux marchant le long des houx ». Comme ces coins de villes touristiques, la « Venise du Nord », la « Venise du Périgord » qui ne font illusion que depuis un point de vue étriqué : au bout de quelques pas, la vue se dissout aussitôt. Salvador ne pouvant chanter, ou chantant silencieusement, chantant dans sa tête tout son répertoire sur les chemins clandestins du braconnier, a-t-il rencontré ou connu Demetrio et sa guitare crasseuse « qui vous colle le noir »…..
- Mais c’était qui ce Salvador ?
- Oui, c’était qui dans la famille ?
Diego appuie la question de Léna, comme s’il avait compris lui-aussi qu’il y avait encore quelque chose à forcer pour obtenir d’Angéla que cette histoire nous concerne enfin sérieusement
- C’était le fils d’une des sœurs de la Tia
- Le fils….d’une des sœurs de la Tia…Mais alors c’était ton cousin germain ! Elle se penche vers Diego, elle le prend à témoin « C’est son cousin direct ! » précise-t-elle comme si le terme « cousin germain » était trop technique pour Diego, ce qui lui permet d’insister sur l’anomalie que constituait la réponse d’Angela.
Pourquoi Angela n’a t’elle pas dit tout de suite qu’il était son cousin germain, pourquoi l’avoir éloigné de nous le plus possible, par une sorte de détour inutile, comme pour nous semer dans un début d’enchevêtrement de liens de parenté obscurs ? Elle fait mine de lui chercher une justification technique, pour rendre implicitement inadmissible toute autre raison.
- Tu ne le connaissais pas ?
Mais Angela ignore l’implicite, elle répond simplement.
- Si, il m’aimait beaucoup, il y a une photo où tu es toute petite, à deux ans, avec lui à Biarritz. Il a vécu là-bas, il s’y était réfugié après avoir été fait prisonnier pendant la deuxième guerre mondiale…Je pense qu’il voulait rester tout près de son Espagne natale.
- Attends, Angela, il a participé aussi à la seconde guerre mondiale ?
Le ton est presque scandalisé, il sous-entend clairement « et tu ne le dis que maintenant ? ». Il met en scène un crescendo dans l’expression d’une indignation incrédule, avec une exagération suscitée par l’indifférence d’Angela au ton de la question précédente.
- Raconte
C’est désormais une exigence, il y a quelque chose d’une impatience exaspérée dans la demande, quelque chose qui signifie « arrête de lâcher des bribes comme si celles-ci n’avaient aucune importance, et surtout arrête de le faire avec cette façon de ne même pas faire semblant de croire toi-même que ce sont des bribes sans importance, arrête de jouer le rôle de théâtre, le rôle forcé de qui lâche des bribes sans importance ».

Angela regarde au sol les ornières boueuses que survolent parfois une libellule dorée, elle regarde Lulla, il y a quelque chose d’étrange dans son attitude. Elle semble à la fois gaie et ennuyée, contente d’être obligée de raconter cette histoire mais discréditant par avance les raisons suspectes pour lesquelles elle nous intéresserait. Peut-être s’est-elle obligée elle-même longtemps à ne pas s’y intéresser explicitement, peut-être s’est-elle obligée à l’exclure toute sa vie de l’histoire familiale. Et nous voudrions là tout de suite enjamber la barrière de ce sacrifice, en quelques secondes…..Léna se ramasse, tendue, pour sauter par-dessus ce barrage de réticences héritées, maçonné par de muettes et tenaces loyautés de clan.
Il faut avant tout affronter la banalité de l’intérêt qu’ils manifestent tous deux Diégo et elle, intérêt qu’elle sent trop vulnérable à la vulgarité de l’évidence, presque risible, à tel point qu’il pourrait en effet les priver à tout jamais d’un lien sérieux à ce Salvador. Il est aussi attendu et facile de s’intéresser aux héros qu’il est difficile d’en être un. Ou autre chose encore : ce destin qui épouse les formes de la Grande Histoire appelle un sentiment d’une grande simplicité, très loin de la complexité minutieuse, à la fois désolée et adorable, presque indéchiffrable, qu’inspirent les humbles détails de la vie de ses ascendants familiers, détails devenus presque allégoriques, mystérieux.
Et puis encore : Salvador était républicain, et les autres membres de la famille ont manifestement suivi la détestation toute rurale et catholique pour la politique, les rouges, les communistes, la désobéissance, l’orgueil, l’irrespect, le désordre, les éclats, le scandale.
Elle tient un là un moyen.
- Dire qu’on découvre aujourd’hui qu’on a un héros dans la famille !
Ainsi ce sera déjà fait, elle prend en charge la dérision, mais le mot « héros » a résonné bien clairement, et il porte à merveille son caractère d’évidence lumineuse.
Diego se tourne d’un bloc vers Léna, radieux. Elle a vu juste. Il exulte avec un enthousiasme outrancier de supporter, irrésistible.
- Oui ! un héros.
Buck Mulligan burlesque, prenant son envol en secouant les pans de son veston, tout en grimaces et tirades, devant Stephen le héros. A cela prêt que la face aux joues pleines de Mulligan n’a rien à voir avec le beau visage mince de Diego. Autre bibelot de la mémoire, moins ébréché que le précédent, une scène lue vingt fois, mais quelle importance, elle semble n’interfèrer pour rien, pas même pour la tentation de singer quelque chose de l’expression de la singerie de Mulligan. Pourtant si, mais c’est Diego qui transforme Mulligan et donne enfin sa résolution à un problème ancien : il a toujours été difficile d’imaginer le folâtre étudiant irlandais avec des joues pleines et un visage de prélat italien. Diego lui ôte aussitôt ces attributs gênants. C’est ce geste-là, celui de Diego, qui devient Joycien, aussitôt fixé dans l’herbier des souvenirs à la fois intimes et littéraires, à jamais joyeux.
Il faut se moquer de soi-même pour rassurer Angela mais aussi pour la bousculer un peu : « tu vois bien, nous ne sommes pas dupes de notre propre intérêt pour la figure de Salvador, tu n’as rien à craindre, nous nous méfions de notre envie d’être séduits par un personnage si facile à admirer, avec le risque de trahir les figures si chères de tes ancêtres, la flamme presque invisible de l’honneur, de l’honnêteté, de la correction, ombres discrètes que tu t’emploies à chérir et à nous apprendre à chérir : admirer Salvador c’est non seulement voler des moments de souvenir à nos chers et sages aïeux mais c’est aussi se donner une arme pour pouvoir les soupçonner désormais ouvertement d’avoir été dans le camp des détestés. Mais tu sais bien que nous faisons la différence entre leur humilité toute apolitique et les sympathie franquistes, même si dans les joutes irritées de la mauvaise foi domestique nous en jouerons peut-être parfois, mais jamais sérieusement.
Oui il est plus difficile de rendre hommage à l’héroïsme contraint de ces humbles paysans et émigrants, qu’à l’héroïsme choisi d’une flamboyante singularité. Et le fait de nous moquer d’emblée de notre intérêt facile pour cet héroïsme-là doit te rassurer. Mais dans ce cas, tu dois supporter que nous le considérions comme un héros, même si tu as refusé de le présenter comme tel, refus dans lequel nous ne voulons pas te suivre ». Diego ressent soudain à quel point il s’était déjà presque s’interdit cette admiration et maintenant il crie « un héros, un héros ! » comme s’il brandissait un cerf-volant, bondissant et léger malgré le précieux lest de cette révélation sérieuse.
Angéla est silencieuse, désarçonnée mais désapprobatrice. Il y a de la grâce sa manière de reconnaître ainsi l’échec de sa tentative pour nous contraindre à une réserve prudente à l’égard de ce Salvador, en jouant sur notre aversion pour le mauvais goût de l’évidence et des associations faciles.

Du coup elle y va carrément à son tour, elle joue de notre envie d’entendre des faits héroïques. Mais pour ce faire, elle n’a nul besoin d’enrichir l’histoire ou de travailler le ton : il lui suffit d’énumérer froidement les évènements qui apparaissent comme autant de clichés lassants, car la vie de Salvador les contient tous, tous les clichés de l’héroïsme romanesque, c’est à ne pas croire, c’est une merveille de vie.
- Salvador s’est marié très jeune, c’était un garçon incroyablement beau qui a gardé toute sa vie une prestance étonnante. Il est parti tout de suite se battre en laissant sa femme. Il a été blessé et est tombé amoureux de l’infirmière qui s’est occupé de lui, il a vécu avec elle ensuite. Il s’est engagé à nouveau au moment de la seconde guerre mondiale. Il a été blessé, fait prisonnier, décoré.
Elle s’interrompt. C’est fini, en 10 secondes, la matière d’une vie hors norme est épuisée, tout ce qui constituerait la trame serrée d’une biographie mythique. Elle l’a fait exprès, nous sommes punis : Salvador ne mérite pas plus, avec sa vie romanesque, que Mateo, Basilia, Simeon, Generosa, chers, chers obscurs, qui ne pourraient compter que sur nous pour laisser une trace timide, émouvante, à l’abri fragile des mémoires intimes, ouvertes à tous vents. Nous comprenons. Mais l’intention est un peu injuste vis-à-vis de nous qui cultivons si fidèlement les quelques pauvres souvenirs de ces beaux visages et de ces gestes ténus, soigneusement évoqués à toute occasion. Nous ne demanderions pas mieux que d’avoir un peu plus à leur restituer, pour nourrir un peu la chronique familiale, mitée par l’oubli et la discrétion excessive : les souliers vernis du grand-père dans sa valise d’émigrant, les adieux de la Tia en tablier sur le pas de sa porte, minuscule noire et blanche entre ses géraniums rouges « que sean buenos », la photo de Siméon dans son portefeuille, la splendide natte de Basilia lorsqu’elle avait vingt ans et ses splendides yeux de grand-mère, et dans tous les regards, des douleurs domptées à quel prix, des joies cultivées sans relâche, une vigilance domestique épuisante.
L’allusion à son « incroyable beauté » les laisse à la fois émerveillés, et gênés d’y attacher trop d’importance peut-être. Ils n’en demandaient pas tant mais maintenant que c’est dit, ils éprouvent pour ce détail une fascination qui leur fait un peu honte. Comme si Angela avait cherché à les mettre à l’épreuve en leur révélant qu’ils mettraient à part égale l’attente d’une belle image d’homme, et l’attente d’un récit de la vie d’un proche.
Mais ils appartiennent à une famille où le poster de Che Guevara n’a jamais été épinglé sur aucun mur, par respect pour lui. Que faire de cette « incroyable beauté » à laquelle il serait surhumain de renoncer désormais ? La décoller des attributs de l’héroïsme et lui faire rejoindre les attributs des paysans de la famille : de faiblesse faisons force, d’une pierre deux coups, c’est là justement un moyen de créer un lien qui manquait avec les chers familiers. Dans la famille, les agriculteurs et les ouvriers ont des beaux visages. Il suffit de contempler Angela pour sentir bien vivant cet héritage involontaire qui n’appelle quand à lui aucun culte moral particulière.
Et du côté paternel, de l’évocation confuse et froide de physionomies sans charme, émerge la figure solaire d’Anton, tel qu’il apparaît sur une photo prise pour ses 20 ans, dans sa tenue de parachutiste, devant un avion, jeune lion, avec ses longues mèches rebelles, et quelque chose sur le visage d’une audace encore naïve et ignorante d’elle-même, infiniment séduisante pour des générations de petits-fils qui n’auront jamais eu la chance de le connaître.
- Est-ce qu’Anton s’entendait bien avec lui ?
- Oui, deux hommes de cette trempe….
Léna et Diego sont pris sur le champ dans une fulgurance de joie et de fierté pour avoir dégagé ce lien entre Salvador et le père et grand-père bien-aimé. Ils sont plein de gratitude envers Angela d’avoir dit enfin, grâce au souvenir d’Anton, quelque chose d’ambitieux : « deux hommes de cette trempe », poussée à son tour par un rêve d’héroïsme.
Mais celui-ci ne fait que nourrir le besoin de savoir vraiment, cette fois il ne faut pas laisser le champ à la maudite discrétion, au travail trop rapide d’un imaginaire qui ne se laisserait jamais oublier ensuite.
Nous voulons des détails.
- Comment est-il devenu contrebandier ?
Le fil du récit est plein de réticences, de nœuds qu’Angela prend plaisir à serrer, elle revient souvent sur certains détails, et brouille volontairement des éléments essentiels, la chronologie si limpide devient presque confuse.
- Salvador n’avait pas les mêmes opinions que la famille au moment de la guerre d’Espagne. Il s’était marié avec une fille de Casalareina, mais il est parti tout de suite, laissant sa femme qui attendait un bébé. Sa fille ne l’a jamais connu. Il faisait passer des gens de l’autre côté des Pyrénées
- Mais tu disais qu’il avait été contrebandier ?
- Il a vécu aussi de la contrebande
- Pendant la guerre ?
Angela ne répond pas à la question.
- Il avait avec lui un petit chien blanc et noir avec lequel il passait sur les sentiers. Il s’est marié avec cette infirmière après la seconde guerre
- Il a été blessé pendant la seconde guerre mondiale alors ? Pourquoi est-ce qu’il y a participé ?
- Il avait peut-être envie de se distraire, il s’ennuyait a Casalareina
Angela se plaît souvent à sortir des énormités de ce genre, au risque d’obliger Léna et Diego à lui répondre comme si elle était une idiote, ce qui les rend presque fous. Diego crie presque : « c’est absurde, on ne risque pas sa vie dans une guerre pour se distraire ». Angela sourit, elle ne se défend pas, elle ne dément pas, confiante dans la solidité de leur respect à tous deux envers elle ; ce qui leur donne le vertige et ce qui lui donne raison à elle à chaque fois, mais de justesse, et de manière presque injuste. De fait, c’est Léna qui se charge de fournir une hypothèse sérieuse, pour empêcher la conversation de sombrer dans cette irritation virtuose qui est l’ornière familiale dans laquelle ils aiment tant tous les trois s’embourber, se vautrer, ressasser, se délecter avec complaisance et indulgence à la fois, par une exaspération rageuse, affectueuse, rancunière, confortable, solide comme une chaîne secouée sans arrêt.
Le risque est d’autant plus fort que le thème d’élection de la conversation familiale irritée est la politique. Elle se nourrit de la violence d’une digne résignation, d’une modeste revendication d’incompétence qui a auréolé les conversations politiques à table, des années durant, cultivant une sorte de méprisante indulgence à l’égard des prétentions de la jeunesse, laquelle, en la matière, dure tant qu’il y a un aîné présent, le « jeune » eut-il 40 ans passés. Il ne se passe désormais pas une journée sans que les « jeunes » - Léna ou Diego ou Dolfo - ne prennent leur revanche en tenant des meetings houleux face à quelque aîné qui finit parfois – enfin –par reconnaître quelque chose d’insuffisant dans sa réserve ambiguë, au moment exact où je « jeune » finit –enfin – par ressentir l’indignité de sa véhémence politique dissipée pour quelques braves gens qui l’aiment, à l’écart des risques, des combats, des ennemis.
Il y a l’épaisseur d’un cheveu entre le digne apolitisme du travailleur obscur et la complaisance du complice du pouvoir. La même épaisseur qu’entre la juste révolte du citoyen informé, et la complaisance du révolutionnaire en chambre.
Cette double épaisseur est maintenue pied à pied, avec effroi, avec colère, avec respect, avec regret quelque fois. Et voilà qu’il y a eu un Salvador pour enfin élargir les écarts, tracer des lignes de force dans cet univers hanté par l’étiquette et le doute.
C’est pourquoi, la récidive d’Angela est cette fois intolérable.
- Il a peut-être voulu une autre vie que celle qui l’attendait au village, il a fui
Un masque de stupeur dans le regard orageux de Diego qui siffle entre ses dents : .
- Tu ne crois pas qu’il y a des manières moins risquées de fuir son village que de s’engager dans des guerres et de risquer sa peau.
Léna coupe court.
- Il faisait peut-être partie de ces espagnols qui voulaient remercier les gens des brigades internationales, en s’engageant à son tour.
Léna vient d’inventer cette information neutre, plausible selon laquelle il y aurait un caractère de généralité dans le fait de s’engager aux côtés des alliés pendant la seconde guerre et de fait, elle sent une approbation.
Angéla reprend la parole.
- Il a été décoré.
- A cause de la blessure peut-être ?
Diego est heureux d’avoir pu créer un lien entre des éléments du récit, lui donner un peu d’épaisseur…..
- Oui certainement. Il n’arrêtait pas de se masser la jambe quand nous allions le voir. Il y restait des éclats de métal.
L’accord est enfin trouvé entre l’orateur et son public. Angéla mime le geste de se masser la jambe avec une grimace de douleur que nous contemplons fasciné, comme si Salvador avait brusquement surgi devant nous. Désormais nous aurons de lui ce souvenir vivant du geste et de la grimace. Il y a aussi cette fameuse photo quelque part, qu’il faut retrouver. Comment avoir plus encore. Mais au fait…..
- Mais au fait, il vit encore ?
- Non, il est mort.
- Tu connais sa femme à Casalareina ? On pourrait peut-être la voir…
- C’est surtout Delia qui pourrait entrer en contact, moi je connais très peu cette partie de la famille
- Mais tu le connaissais, ce serait mieux que ce soit par toi
- Je pense qu’elle ne vous en parlera pas comme d’un héros
Léna a la tentation de lâcher prise
- Mais même sans parler de héros, ce serait bien de le connaître ;
Diego réagit et avant même qu’il ait parlé Léna lui donne entièrement raison et regrette sa lâche concession.
- Comment ça pas un héros ?
Léna tente de se rattraper, très difficilement, trop de choses à mettre au jour chez tous les trois pour que ça puisse être fluide et efficace. Elle voudrait tout à la fois que Diego sache qu’elle n’a jamais cessé de considérer Salvador comme un héros et ne pas renier entièrement ce qu’elle a forcément eu raison de dire. Les principes et la théorie sont un des moyens les plus éculés et les plus anodins de s’en sortir, sans honneur mais sans souffrance.
- Non, je veux dire sur le principe, même si c’était pas un héros, de son point de vue…
Elle développe assez longuement l’idée que des héros incontestables nous sembleraient peut-être insensibles ou même méprisables s’ils faisaient partie de notre famille et que nous devions souffrir de leur singularité extrême. Elle choisit son exemple préféré maintes fois ressassé, celui de Garcia Lorca, en espérant secrètement qu’Angela l’oublie d’une fois sur l’autre, ou bien qu’elle le trouve si intéressant qu’elle ne se lasse pas de l’entendre détailler à nouveau : lors de cette conférence pour dames bourgeoises cultivées à laquelle elles avaient un jour assisté à Séville, le génie de Garcia Lorca avait ému un auditoire de personnes dont pas une peut-être n’aurait supporté d’avoir un fils homosexuel, sans emploi, communiste.
Angela acquiesce de cette manière indulgente et ambiguë dont elle se sert parfois pour se débarrasser d’une conversation qui ne l’intéresse pas, au risque de vexer son interlocuteur, sans lui permettre cependant de pouvoir s’indigner de son indifférence à elle.
Cette fois c’est Diego qui flanche.
- Mais tu dis qu’il s’est marié avec l’infirmière, il était bigame alors ?
Le mot est laid est jette une ombre sur Salvador.
Angela ne répond pas, elle laisse entendre que c’était bien le cas sans le confirmer
- En ce temps-là il n’était pas question de divorcer, sa vie à elle, celle de sa femme, la Marta, était fichue.
Léna se tait. Elle a encore le choix : admirer l’homme héroïque qui a donné sa vie à la cause, ou bien mépriser l’homme égoïste qui a quitté sa jeune femme…Dans ce moment particulier, la promenade en forêt l’été de la séparation, cette histoire lui est donnée, qui lui désigne des ouvertures miraculeusement riches dans un espace familial mille et mille fois arpenté « Venise du Nord » des romans familiaux, avec ses points de vue mille fois contemplés - et avec quelle indulgence – désespérément lacunaires et mystérieux.
Cette histoire lui est donnée dans ce temps de sa vie où lui est retiré quelque chose…Au moment de sa vie où lui retiré quelque chose, elle reçoit le cadeau d’une histoire.
Léna lève la tête vers Angéla. Celle-ci est en train d’appeler Lulla et d’ainsi faire en sorte de déclencher le rituel de l’irritation chez Léna et Diego. Chère, chère Angéla. Généreuse. Elle a pris un risque : elle n’aime guerre les Salvador, les charmeurs, les flamboyants, mais elle l’a quand même présenté à Léna et Diego, en comptant sur leur loyauté, pour ne pas faire des infidélités à la mémoire des modestes, des authentiques prolétaires en quelque sorte.
Léna regarde un instant Diego, avant de se décider à faire cavalier seul pour la suite : il n’y aura aucun dommage à rompre là avec la complicité qui grandi au cours de cette conversation : Diego est tout à ses enthousiasmes, sa curiosité, sa vie intérieure luxuriante, prodigues d’harmonies subtiles avec cette forêt vibrante et ensoleillée.
Léna a en effet envie de remercier Angéla, entre femmes en quelque sorte, sans rien vérifier surtout des hypothèses implicites qui lui font penser qu’il y a lieu de remercier, pour éviter de dissoudre la richesse de la situation, ce qui exige de ne surtout pas donner l’impression de remercier.
Elle a recours au consensuel Demetrio, plus pauvre que les plus pauvres de la famille, plus marginal que quiconque, tout aussi flamboyant à sa manière que Salvador, mais hors politique, hors héroïsme, hors Histoire, dans son lien à la musique et au mythique gitans.
- Démétrio aussi c’est une figure qui a quelque chose de mythique.
Angéla tressaille: quand elle était toute môme, Demetrio était son oncle favori, bien-aimé. Quand il passait au village, ses sœurs s’enfermaient à l’Eglise pour pleurer et prier et sauver son âme si possible. Mariée à une gitane, semi-vagabond, sa guitare en bandoulière, les cordes frémissantes sous ses longs ongles opaques, la guitare de Démetrio creusait une carrière de silence tout autour d’elle, le silence de la stupeur et du chagrin de perdre déjà ce qui était en train d’advenir, seconde après seconde, disponible et inaccessible, à couper le souffle.
Demetrio laissait des abricots sur l’appui de fenêtre pour le plaisir de savoir qu’Angela allait avoir la double joie de la découverte inattendue et du cadeau espéré. Mais Démétrio aussi a rendu sa femme malheureuse, toujours parti sur les routes, jamais de quoi faire vivre les siens. De ce chagrin là il n’est guère question dans la bouche d’Angela, jamais, sauf aujourd’hui. L’intérêt de Démétrio, c’est que le danger qu’il représentait pour Angela du point de vue de la Tia a quelque chose à voir avec le danger que représente Salvador pour nous du point de vue d’Angela. Traîtres à l’honneur prolétarien en quelque sorte, à la modestie, à la correction, à la droiture, tenté par quelque chose qui heurte et qui menace la résignation et la fidélité aux destins familiaux.
Lulla aboie après une libellule, et Angela se dégage soudain de la rumeur hypnotique du souvenir évoqué. Elle s’ébroue presque. Salvador, Démétrio, reculent dans l’irréalité de leur existence désormais si dépendante de notre humeur et de notre volonté. Léna les sent partir.
Salvador, nous irons chercher tes traces.
Le Lion Bleuflorophage
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