La place des femmes dans les milieux dits "alternatifs&

Discussions sur les enjeux politiques et socio-culturels des musiques populaires ou savantes.

Modérateur : drÖne

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LLB
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Message par LLB »

Moi je crois que je ne pourrai pas m'intéresser à une fête à inversion de rôles obligée. ça fait trop inversion de rôle, même si l'idée est bien sympa, ça me fait penser à la parité. Mais une fête où on se donne le temps que les rôles bougent d'une manière qu'on a pas forcément prédéfinie alors oui, avec joie.
Disant cela je ne fais pas beaucoup avancer les choses. Mais de toutes façons en ce qui me concerne, l'intérêt de la discussion n'est pas dans ce qui se passe dans les milieux alternatifs qui ne m'intéressent pas plus que ça en fait, j'ai toujours eu du mal avec les "milieux", j'aime bien les gens qui ont l'air de voyageurs de commerce et qui sont originaux dans leur tête, j'ai eu des étudiant(e)s qui revendiquaient leur enthousiasme pour Gérard Oury ou pour l'accordéon dans des groupes où ça passait mal, et ça me plaisait, cet individualisme. Ca a fait qu'un jour, le milieu jungle de cette fac a organisé un concert de godspel pour qu'un nana black pratiquante et persuasive de l'amphi qui pratiquait puisse chanter, alors qu'ils ne pouvaient pas supporter le godspel (on les comprend) mais ils n'ont pas déchu ni rougi d'une telle énorme faute de goût, ils se sont laissés porter par des envies de transgression de la transgression, et ont organisé, c'était super, plein de gros mots mais bien. Après ils se sont organisé une énorme teuf pour faire passer le goût mais tout était différent dans cet amphi.
Je n'ai pas aimé les milieux alternatifs affichés comme tels que j'ai fréquentés dans mon jeune temps (politiques il est vrai et non festifs, ça change peut-être beaucoup de choses) parce que je n'aimais pas l'affichage de l'appartenance, mais ça, chacun a son parcours, et je ne fais pas une règle du tout de cette histoire.
Je suis donc assez hors sujet en fait, mais tant pis, j'y vais, je suis en retard, je me remets dans le sujet à la prochaine.
Le Lion Bleuflorophage
>patman

Message par >patman »

La place des femmes dans les milieux dits "alternatifs", et in the world :
un petit mot sur les femmes de notre belle planète, on parle depuis klkes années de "féminisication de la pauvreté", chiffre de base 67 % anaphalbètes, 10 % des revenus, 1 % de la propriété, c'est ce que les femmes représentent in the world. Aaah ya celui la ké pas mol, 67% des heures de travail prestées dans le monde le sonsse par les femmes :?:
ouai le plan, la femme dans la rizière avé le bébé otour du coup ou encore celle avé sa cruche sur la tête, les mères dans les champs afin de nourrir les enfants.

moi dans mon avant-dernière réincarnation, caverneux j'ai po le souvenir des rapports ommes/femmes mais plus dominé/dominants, alors bon sa change du coté occidentaux ou c'est ptête l'image, l'impression que cela donne...nan sure sa bouge, doucement, pa le choix non plus, po bousculé pépère. Le coup de la vaisselle ou djettes entre otres, montrent k'elles ont un problème, savoir si c'est conscient ou po...L'otre jour j'ai essayé dans attrapé une par les tifes et bien elle c'est violamment rebiffé...les femmes que je croise ou connaisse, très souvent, c les chaperonnes de la teuf comme partoot, elles sont comme ki dirait "invisible" mais essentiel.
comment valoriser les différences, pluto que les supprimer, et tout en réduisant les discriminations dues aux différences? heinhein...je m'échapapatasse :sm27:

hummmmmmmm
rael is real real is rael
hammmmmmmmmmm
rael is real real is rael
himmmmmmmm
rael is real real is rael

Image

hoummmmmmm
revoissssssiiiiii céééééééés cooooorrrdooonnnnnéééééésssss :

raêl member : 5987-5289-5412-89630

++
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LLB
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Message par LLB »

Raph, ne t'inquiètes pas pour ces détails de relecture et d'écriture, il n'y a pas de problèmes, pas la peine de t'excuser, vraiment pas de quoi, c'est vrai que j'ai le temps de relire (ce qui n'empêche pas de dire des conneries non plus!), et c'est un exploit de pouvoir écrire dans les conditions où tu dois être, alors plutôt merci.
Je me demande si ce que tu dis en dernier - mais pourquoi est-ce qu'elles ne se montrent pas lorsqu'elles font des choses - ne recoupe pas ce que disait Juko : lorsque les filles se montrent résolument, c'est peut-être rattaché plutôt à des enjeux de séduction (ou de défi : "faire aussi bien"), même si ce n'est évidemment pas toujours le cas. Mais il y a ce soupçon qui traîne, et il y a peut-être une tendance à préferer ne pas en faire trop pour ne pas risquer le soupçon. Il paraît que dans le boulot, les femmes aiment bien les tâches d'organisation au service du collectif, ça permet de faire quelque chose et de se sentir efficace mais sans se mettre en avant. Je dis ça et à la fois je sais bien que les choses ont quand même énormément changé, comme ça a été dit plusieurs fois dans cette discussion, et qu'il absolument éviter les caricatures inversées du genre " elles sont de discrètes héroïnes altruistes face à des égoïstes machos et m'as-tu vu", pire que tout. Mais c'est peut-être ça aussi qui entretient les choses : je veux dire par là que ce n'est pas désagréable d'être dans le rôle du dominé héroïque, c'est un rôle qui a été bien mis au point , co-construit, cultivé par les deux parties, même si l'une des parties l'a construit par défaut, faute d'avoir le choix. A la Réunion, quand un métropolitain qui veut être aimable et montrer qu'il n'est pas raciste et veut rendre hommage aux gens de là-bas dit que ce sont les créoles qui sont fabuleux alors que eux les métropolitains blancs n'ont que des défauts, c'est une position détestée, celle du zorey repenti. On risque parfois d'être dans cette situation aussi. Comment aimer nos différences respectives sans en faire des rapports de domination ou à l'inverse de la culpabilité.... Espérons qu'on trouvera des moyens plus sympa que dans "le meilleur des mondes"!
Le Lion Bleuflorophage
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drÖne
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Message par drÖne »

Hello les roomeux z'et les roomeuses ! (enfin, je mets le pluriel, mais "où sont les feeeeeemmes ? Aaaaavec leurs rires pleins de chaaaaaaaaarmeueueueue ? où sont les feeeeeeemmes ?"

Bon, il suffit que je quitte mon PC pendant à peine 2 jours pour que la discussion reprenne de plus belle et que tout le monde s'y mette : bien !

Plusieurs remarques :

Quand j'ai lancé la discussion en la centrant sur les milieux "alternatifs", ce n'était pas par fascination pour ce type de "milieu". D'une part, je suis tout à fait d'accord avec LLB : je connais des gens "straights", propres sur eux, et qui sont bien plus originaux que certains kaki-piercés. D'ailleurs, le piercing et les signes ostentatoires de l'originalité ne sont rien d'autre que des codes, donc des systèmes de normes, et les respecter n'est rien de plus... qu'une forme de soumission à des normes. En plus, la techno telle qu'elle m'intéresse, c'est tout sauf un mouvement où l'on devrait forcément affirmer son appartenance à grand renfort de dégaine : je suis passé par le punk et ses "excès" vestimentaires, et quand je vois ce que certains sont devenus, ben ils auraient mieux fait de commencer d'entrée par mettre une cravatte et par acheter un attaché-case. Enfin, je suis bien conscient que nos identités culturelles évoluent dans le temps, et en fonction des situations de communication que nous rencontrons, et que la notion de "milieux alternatif" en devient très floue ! Quand je fais cours, pour des étudiants, ou quand je négocie des quadriennaux de formation avec des institutionnels de l'enseignement supérieur, suis-je encore "alternatif" ? Et quand je mixe en free, suis-je encore "straight" ? Schizo, ouais...

D'autre part, si j'ai ciblé cette discussion sur les "alternatifs", c'est justement pour pointer les limites de cette prétention à réformer la société qui est si affirmer chez ceux qui revendiquent cette étiquette. Si sur des points aussi quotidiens que les rapports hommes-femmes ces milieux n'ont rien pensé d'original, ça signifie pour moi que c'est l'ensemble de la démarche qui pose problème. On voudrait bien refaire le monde, se poser de grandes questions, oui mais alors en commençant loin du quotidien et des zones du social où l'on pourrait pourtant avoir une action concrète ! Les alternatifs sont souvent d'accord pour repenser en bloc la société, le marché, le capitalisme, la politique, les grandes choses quoi, mais alors sur la place des femmes, on ne les entends que rarement. Ou alors, leur préoccupation devient quasi-obsessionnelle pour des détails relativement triviaux : les sacs poubelles et ceux qui participent au ramassage des déchets à la fin des teufs ! En gros : soit les grands problèmes irrémédiablement insolubles (Dieu, la vie, le système, la mort...), soit les petits tracas quotidiens (les sacs poubelles...). Le problème, c'est que c'est entre ces deux extrèmes qu'il y aurait sans doute le plus à faire, et à réfléchir, et que c'est justement là que ça ferait le plus mal d'y réfléchir.

Ensuite, OK aussi avec LLB et Patman pour dire, en gros, que c'est en ne niant pas les différences qu'on pourra établir des formes de respect mutuel véritable. je crois que ce n'est pas spécifique des rapports hommes-femmes, mais que c'est bien la leçon numéro 1 des rapports interculturels, comme le soulignait LLB. Ne cherchons donc pas à symétriser une opposition (dans le cadre des teufs), car alors on se retrouverait avec... un opposition identique.

Bon, mais alors, que faire ? Car c'est bien un problème d'action qui se pose, si l'on veut que les mentalités évoluent et que tous, hommes et femmes, nous y trouvions notre compte. J'avoue que je n'ai aucune réponse toute faite, si ce n'est que je suis certain que l'action commence par le débat. Il faudrait s'obliger, dans chaque teuf où l'on va, ou bien dans chaque réunion dans nos milieux respectifs, à porter ce type de débat "homme-femme" avec toute sa compléxité et toutes ses contradictions et ses zones d'indétermination. Il faudrait se forcer (et je le fais !) à imposer ce type de discussion comme intéressante et porteuse d'enjeux aussi bien pour les nanas que pour les mecs. Il faudrait ensuite accepter de dire - et de penser - qu'on n'a pas la solution à ce problème, voire qu'on ne sait même pas trop où se niche le problème (en dehors des certitudes, comme celles que rappelaient Patman sur le travail des femmes). Il faudrait ensuite accepter d'entendre la vision du problème par les femmes : où se situe-t-il pour elles exactement ? Bref, en débattre, mais aussi agir, quand les inégalités deviennent trop visibles : désigner les clivages et les rapports de domination quand ils sont visibles, y compris (et surtout ?) dans les contextes "alternatifs" comme ceux de la teuf. Et on pourrait commencer par redistribuer les rôles, mais pas en les symétrisant : en en, discutant avant et ensemble ! Exemple : qui va nettoyer ? Qui va faire la bouffe ? Qui va mixer ? etc., le tout sans poser des légitimités a priori ni d'un côté ni de l'autre. Et il faudrait le faire vraiment, sans mauvaise foi, sans faire semblant que la réponse serait évidente dans quelque sens que ce soit ! Bon, certes, ça transformerait nos habituelles teufs en mini-réunions d'agit-prop, mais qu'est-ce qu'on aurait à y perdre ? Moi, je suis pour casser les dispositifs trop établis. Par exemple, lors de la chicken, on aurait dû penser à prendre le micro et à demander que les teuffeurs se demandent pourquoi c'étaient les nanas qui avaient nettoyé, et pourquoi c'était pas les mecs. Genre faire de la provoc dans la teuf : pas pour faire chier, mais bien pour forcer les prises de conscience. Je suis persuadé que ça serait faisable sans que ça devienne lourd comme un meeting politique avec Arlette Laguiller ! L'humour et l'autodérision sont peut-être l'une des clés du truc...

+A+
drÖne
d'où, chose remarquable, rien ne s'ensuit...
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LLB
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Message par LLB »

Hier soir je fus à ma soirée de nanas (les chéries dont je vous ai déjà parlé), impossible à raconter, multiwomen show, humour d'inversion, la prochaine fois on fera payer l'entrée, promis, je vous avoue qu'on se vautre dans tout ce qu'il ne faudrait pas, mais c'est pour le fun : les zomes sont au centre des super méchantes développements réthoriques hilarants, on ferait comme si on était des langues de vipères qu'on est supposées être en tant que nanas, mais c'est juste pour l'effet boomerang, je sais que ce n'est pas malin mais c'est pas nous qu'avons commencé d'abord, et je vous avoue que je cet humour là est le seul qui me fasse rire carrément à gorge déployée, je sais je sais, ça va à l'encontre de tout ce qu'on dit dans le room, mais un petit shoot, promis l'avant avant dernier, c'est culturel d'abord! Humour de dominé : patrimoine mondial. Ensuite, on invite des zomes, promis juré, vous venez dans ze big show et on on va derrière les platines. Ah non c'est vrai, c'est pas comme ça qu'on doit faire. Voilà, j'ai enfin compris : on se fera tellement confiance les uns les autres qu'on sera capable de renoncer à tout à ça pour l'amour de l'Autre, parce qu'on aura confiance dans le fait qu'on fera des trucs encore plus chouette avec l'Autre.
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Message par qweestion_taag »

Salut à tous.
Et bien voici la 2nd intervention féminine sur le sujet :)
Personnellement, lorsque je dis que je mix(ais), j'entends le plus souvent "waaaaaaou, c'est rare les djettes". A cela, je répond 2 choses:
- Ce n'est pas parcequ'il n'y a pas bcp de fille dans le milieu que j'ai décidé de faire ça, donc je n'ai pas de quoi être particulièrement fière.
- Je trouve ce terme de "djette" particulièrement ridicule.

Je trouve curieux qu'il n'y ai pas plus de fille que ça, c'est vrai. A ce sujet, un dj m'avait dit que selon lui, le mix était plutôt une activité féminine car elle requière une certaine sensibilité. Je suis partiellement d'accord car je n'affirme pas que les mâles sont tous des brutes dénudés de tout tact. Et moi même je suis loin de n'écouter que des zolies mélodies à l'eau de rose.
Peut être que les filles dans l'éléctronique se font rares car il faut se servir de machines... Pourquoi il y a si peu d'informaticiennes, de mécaniciennes, de camionneuses et de taxiettes?
Il me semble que la femme n'a pas à triturrer des faders dans la "culture occidentale"...

?Qweestion_Taag?
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drÖne
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Cyborg as a small & beautiful woman

Message par drÖne »

A question complexe, réponse compliquée... ou absence de réponse, et plutôt une série de questions et d'hypothèses posées par Michelle Mattelard dans un article tout à fait intéressant sur ce sujet, et qui relie justement la question des genres à celle du rapport à la technologie et aux pratiques culturelles. Sa lecture est certes un peu ardue (c'est un article de sciences humaines et sociales, pas un roman ni un pamphlet), et plutôt longue, mais ça ne sera pas une perte de temps !
Le mieux serait de l'imprimer et de le lire tranquilement, mais je le copie-colle ici tout de même.
Sinon, on le trouve en pdf à cette adresse :

http://www.er.uqam.ca/nobel/gricis/acte ... telarM.pdf

Michèle Mattelart

Auteure et consultante

FRANCE

Identité ou affinité? Genre, réseaux et cyberfables


Qui ne le sait ? Le monde de la femme est traditionnellement associé au monde de l'affectif, au monde du sensible, des mondes coupés, pour le dire très vite, du changement scientifique et technique. Le monde de la technologie est en rupture avec ce qui s'est constitué comme le sens commun de la féminité qui appartient aux évidences qui s'inscrivent dans le temps long de nos sociétés. Dans son ouvrage Malaise dans la civilisation, Freud proposait, dans la ligne de ses théories, une explication de cette coupure lourde de résonnances : "Les femmes, écrivait-il, ne tardent pas à contrarier le courant civilisateur; elles exercent une influence tendant à le ralentir et à l'endiguer. Et pourtant ce sont ces mêmes femmes qui, à l'origine, avaient établi la base de la civilisation grâce aux exigences de leur amour. Elles soutiendront les intérêts de la famille et de la vie sexuelle alors que l'oeuvre civilisatrice, devenue de plus en plus l'affaire des hommes, imposera à ceux-ci des tâches toujours plus difficiles et les contraindra à sublimer leurs instincts, sublimation à laquelle les femmes sont peu aptes. Comme l'être humain ne dispose pas d'une quantité illimitée d'énergie psychique, il ne peut accomplir ses tâches qu'au moyen d'une répartition opportune de sa libido. La part qu'il en destine à des objectifs culturels, c'est surtout aux femmes et à la vie sexuelle qu'il la soustrait... La femme, se voyant ainsi reléguée au second plan par les exigences de la civilisation, adopte envers celle-ci une attitude hostile"(1).

L'impensé de la technique

Certaines écoles de pensée anthropologique qui se sont particulièrement consacrées à l'étude de l'évolution technique fournissent un point de départ intéressant, car polémique. Ce sont celles qui, à la suite de Leroi-Gourhan, loin de démoniser la technique, loin d'en avoir une vision catastrophiste, la conçoivent comme partie intégrante du processus d'"hominisation" de l'humanité (2). L'homme est un être de manque, un être prothétique. Il a besoin de la technique pour construire le devenir humain. L'histoire de l'humain, depuis son origine même, est décrite comme un processus d'extériorisation technique des facultés physiques, biologiques, nerveuses, intellectuelles et symboliques des individus et des groupes. Le processus d'extériorisation est voué à la conquête de l'espace et du temps. La télé-société qui s'annonce et même se précise en est un effet.

Or la télé-société, c'est ce dont on peut être acteur, ce par quoi on peut étendre son rayonnement très loin du territoire où l'on est implanté, mais c'est aussi ce que l'on peut subir, ce par quoi on peut devenir dépendant. Le mot homme se réfère, bien sûr, dans ce discours et dans cette dynamique , à un ordre masculin qui n'a pas besoin de se justifier pour prétendre , dans un jeu normalisateur, caractériser l'humanité dans son ensemble. Dans son ensemble, ai-je dit. Or, que faire de l'observation selon laquelle même dans les sociétés que l'on perçoit comme assez mixtes, la technique reste, de façon largement préférentielle, entre les mains des hommes ? Dans un ouvrage récent au titre évocateur "La construction sociale de l'inégalité des sexes : des outils et des corps", une anthropologue, Paola Tabet, souligne à nouveau ce que nous savons tous , à savoir que les femmes sont bien moins équipées que les hommes, même si ce sont elles qui assurent la subsistance du groupe. Il s'agit là d'une constante. "On doit se demander, écrit-elle, ce que signifie le fait que l'un des deux sexes détient la possibilité de dépasser ses capacités physiques grâce à des outils qui élargissent son emprise sur le réel et sur la société, et que l'autre au contraire se trouve limité à son propre corps, aux opérations à main nue ou aux outils les plus élémentaires dans chaque société". "Toute nouvelle technique, dit l'anthropologue, est résolument masculine, et plus ou moins interdite aux femmes". Ce titre "La construction sociale de l'inégalité des sexes : des outils et des corps" évoque la fameuse petite phrase de Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe dont on fêtait il y a peu le cinquantième anniversaire : "On ne nait pas femme, on le devient " (3). Petite phrase qui a débouché d'une manière si féconde sur l'analyse du rapport sexe/genre -- le genre est une construction sociale -- et sur le refus d'expliquer le confinement des femmes dans un état d'infériorité par des arguments d'ordre naturel ou biologique. Cette remarque nous invite à déborder les visions d'un certain déterminisme technique, ici fondé sur une biologisation de la technique. Ici comme ailleurs, il convient de se méfier des explications "biologisantes" des phénomènes sociaux. Il faut regarder et questionner les contextes sociaux, économiques et politiques dans lesquels se mettent en place les techniques, se demander quels sont les acteurs qui président à leur développement, qui définit l'architecture des réseaux techniques, qui en détermine les finalités ? Une socio-anthropologie de la technique devrait ainsi avoir à coeur de se demander quels sont les secteurs sociaux qui se l'approprient, comment et pourquoi ? Avec quels décalages les uns par rapport aux autres. Elle devrait pareillement s'interroger sur une éventuelle discontinuité des valeurs hypostasiées d'un "devenir-homme" et d'un "devenir-femme" dans cette affaire.

L'imagination comme force sociale

Je voudrais partir d'une enquête faite à un niveau européen sur les jeunes et l'écran qui analyse la construction du genre dans la sphère médiatique et nous permet de repérer quelques-unes des caractéristiques qui marquent le rapport différentiel des sexes aux nouvelles technologies, les différences entre les temps et les intensités des usages que font les filles et les garçons des différents moyens (4). J'évoquerai cette enquête de manière assez brève pour fixer surtout l'attention sur deux types de réactions très différentes à cette situation, qui s'inscrivent à mon avis dans deux points de vue contrastés sur la question des sexes dans le rapport aux technologies, deux manières divergentes de la projeter dans le futur et d'en envisager le sens par rapport aux stratégies d'émancipation. Parcourons rapidement certains constats.

Alors que la télévision avait joué un rôle unificateur entre les sexes, l'usage des écrans digitaux accuse des écarts importants entre filles et garçons. Les filles sont moins équipées en consoles de jeux vidéo que les garçons (47% en ont une contre 66%), pratiquent moins (18% jouent tous les jours contre 34%) et surtout moins longtemps (11% plus de deux heures d'affilée contre 30% des garçons). Autour des jeux vidéo, s'est constituée toute une sociabilité masculine. Très peu de relations intergénérationnelles, mais un réseau horizontal. Le manque d'intérêt des filles est sans doute dû à la prédominance de thèmes stéréotypiquement masculins (combats, violence). La plupart des jeux sont du type "bleed and twitch" ("saigne et tressaute"). Mais l'investissement relatif des filles s'explique aussi par la mise à distance dans le dialogue avec la machine. Contrairement aux garçons qui montrent un investissement massif et quasi libidinal dans le dialogue avec la machine comme source de projection de l'ego, les filles ne sont jamais subjuguées par la dimension technique des jeux et se montrent réticentes à l'interface avec la machine. Pour elles, les relations humaines sont primordiales, privilégiées par rapport à l'interaction avec la machine.

Du coup, paradoxalement et malgré sa technicité, l'ordinateur se prête mieux que la console à une appropriation par les filles et elles sont de plus en plus nombreuses à se connecter à Internet qu'elles utilisent surtout pour écrire, pour la correspondance et la narration du moi. En définitive la shère médiatique des filles s'articule autour du "lien" (téléphone et télévision) et de l'émotionnel (musique et lecture). Alors que la sphère masculine est centrée sur la console et l'ordinateur (5). J'ai évoqué deux types de réaction face à cette dualité de comportements. Deux types de réaction qui expriment deux manières d'apprécier ces différencesd'attitudes et de comportements. Quand le journal Libération qui soutient despositions ""branchées", d'avant-garde, présenta les résultats de cette enquête, il résuma une des positions en affichant le titre suivant à la Une :"Face à l'informatique, la femme n'est pas l'égale de l'homme. Qui a dit que c'était grave ?". C'est-à-dire : acceptation de la différence, et surtout décision de ne pas convertir cette différence en constat d'infériorité. Au contraire, la valoriser, la projeter comme une dimension significative de la richesse de la pluralité, l'embryon d'une attitude de résistance. Ce qui contraste fort avec l'autre réaction, synthétisée dans le titre d'un article paru dans une anthologie publiée par l'Université d'Illinois dans le cadre d'un programme de soutien à une Association, le Women 's Networking Support Program, qui travaille dans la ligne des recommandations de programmes de formation prises lors de la dernière Conférence Mondiale des Nations-Unies pour les femmes à Pékin en l995. Ce titre est le suivant : Women and Information Technology and Scholarship. Perform or Perish. C'est-à-dire : Formez-vous. Mettez-vous à l'informatique. Soyez efficaces. Soyez performantes ou Mourez.

Ces deux positions se réfèrent aux deux pôles qui se trouvent souvent mêlés en fait entre lesquels les luttes des femmes ont oscillé. La dernière évoquée répond à l'appel du moderne quand elle revendique l'égalité avec la sphère masculineet l'esprit universaliste, quand elle situe la lutte comme une étape du progrès del'humanité, dans une tension historiciste qui a comme axe cette idée de progrès. L' autre, celle qui met l'accent sur la différence, répond aussi et en même temps à l'appel post-moderne quand, sautant par dessus la hiérarchie et l'oppositionbinaire des sexes, elle installe partout la différence et l'hétérogénéité. Aussi ai-je été intéressée par l'intervention sur ce thème du sociologue Alain Touraine qui a beaucoup travaillé sur les mouvements sociaux, comme chacun sait, et pour qui le mouvement des femmes occupe une position d'avant-garde dans le mouvement social, à cause de l'importance des changements culturels obtenus, la contraception par exemple. (Ceci dit, je ne partage pas les prises deposition théoriques de Touraine sur le Sujet, acteur de sa vie, quelles que soient les structures sociales. Mais en l'occurence, son avis est significatif).


Pour bien souligner l'importance, à ses yeux, de l'appropriation de l'informatique pour les femmes, il prend l'exemple de la jeune fille qui risque d'être la plus soumise et la plus menacée par le poids de la tradition culturelle du patriarcat, celle qui éloigne le plus la femme de l'appropriation de la modernité (6). Il prend, dans la société française, la jeune "beur", c'est-à-dire la jeune fille née en France de parents provenant d'Afrique du Nord, immigrés de première génération. De fait, quelques-unes de ces jeunes filles donnèrent des preuves de leur désir d'émancipation en prenant la tête de mouvements d'élèves des collèges techniques pour des revendications concernant l'amélioration de la qualité de l'enseignement. Cet exemple me parait tout à fait approprié car il fait intervenir le thème de l'immigration qui devient un thème central dans l'étude du devenir des sociétés. Le sociologue souligne la nouveauté de l'action de ces jeunes femmes qui disent : je ne veux pas choisir. Je suis femme et je suis beur. Je suis beur et je veux faire de l'informatique. Je ne veux pas choisir entre ma vie personnelle et ma vie professionnelle. Je veux avoir au moins deux vies en même temps. C'est-à-dire que, en même temps qu'elles parlent au nom d'un droit universel, le droit àl'égalité, le droit de pouvoir participer à la vie ouverte sur le monde technologique nouveau, ces femmes revendiquent aussi leur capacité à reconnaitre, à faire reconnaitre et à administrer leur différence. Elles luttent aussi - et c'est en cela que Touraine voit en elles un véritable nouvel acteur social - pour un droit culturel en rupture avec une certaine tradition, etpour la défense de leur subjectivité : être femme, être beur et choisir comme profession l'informatique. Touraine voit dans cet acte de "réponse" un exemple tangible de la re-création d'acteurs sociaux, pouvant à la fois participer à une économie et une technologie mondialisées tout en réclamant le développement de leur propre projet nourri à partir de leurs sources culturelles. Le point de vue qui souligne la positivité en soi de l'informatique et des nouvelles technologies au service du projet de vouloir "au moins deux vies" et d'une stratégie d'"empowerment", comme on dit à l'envi aujourd'hui, n'est pas sans évoquer la pensée de l'anthropologue indien, résidant aux Etats-Unis, Arjun Appadurai, qui dans Modernity at Largemet l'accent sur l'impulsion que donneraient à l'imagination les flux médiatiques et les flux migratoires, double entrée donc qui correspond assez bien à notre exemple. Flux concomittants qui feraient que l'imagination dans ses formes collectives soit devenue une véritable force sociale.

"Si elle est une force sociale, c'est parce que, grâce au riche stock perpétuellement renouvelé en vies possibles, mises en scène par les médias ou colportées par les voyageurs, davantage de gens dans davantage d'endroits du monde disposent d'un répertoire de vies possibles bien plus large que dans le passé" (7). C'est un des discours d'accompagnement de l'essor des médias et des nouvelles technologies de communication. Mais je suis obligée de signaler, en contrepoint, que beaucoup d'études ont à ce jour montré que le champ de l'informatique est marqué par un fort taux d'exploitation d'une main d'oeuvre féminine et ethnique, soumise à des conditions de travail marquées par la fatigue et la monotonie. Sans nier que le monde de l'informatique et du virtuel s'ouvrent comme de vastes chantiers d'innovation, il est illusoire de penser que leur administration échappe aux règles du monde réel. Soit dit en passant, l'apologie de leur positivité, de leur vertu libératrice, passe sous silence une question pourtant fondatrice, celle des codes, des formatages, des programmes, dans cet univers contraignant de la pensée du calcul, en ces temps où on ne croit plus aux dichotomies binaires, si ce n'est à celle qui est au coeur même de la pensée informatique !

La crise du logos occidental et le mythe du cyborg Dans les années soixante-dix, s'est produit en France un mouvement de pensée qui a convoqué nombre d'intellectuels très en vue ( je nommerai JacquesDerrida, Michel Foucault, Julia Kristeva, Gilles Deleuze et Félix Guattari) qui cherchaient dans la "féminité" la solution à la crise du logos occidental, qui était crise d'être celle aussi du phallologocentrisme, c'est-à-dire d'une culture trop exclusivement marquée par le point de vue de l'homme. Cette crise était identifiée comme étant celle du modèle linéaire du temps du progrès, de la domination de la nature, la crise de la raison instrumentale. Ils cherchaient à travers une réflexion sur la "féminité ", sur la femme, comme" personnage conceptuel " et non comme type psycho-social, un apport nouveau à la philosophie, pour subvertir les concepts de raison, d'humanisme et de progrès. Le "personnage conceptuel" du féminin était déployé pour contrecarrer le sujet universel neutre (et implicitement masculin) et exposer une autre figure du rapport au temps et à l'espace.

C'est sans doute Félix Guattari qui a le mieux formalisé cette tentative en disant que "toute sémiotisation de rupture implique une sexualisation de rupture". Guattari partait de la nécessité de faire vivre, au niveau du corps social, un nouveau désir qui ne soit plus pris dans les systèmes d'opposition qui marquent ce logos occidental et ne soit plus obligé de souscrire à des valeurs binaires, parmi lesquelles : le corps/l'esprit; le vécu/le conçu; et bien sûrl'homme/la femme (8). Il proposait de faire éclater ces "grosses" notions d'"homme" et de "femme", estimant que "les choses ne sont jamais aussi simples". Mais s'il y a quelquechose de sûr, c'est que l'opposition homme/femme sert de base à l'ordre social,avant les oppositions de classe ou de caste. Pour Guattari, la surenchère phallique est inhérente à toutes les formations de pouvoir. Inversement, tout ce qui brise les normes, tout ce qui rompt avec l'ordre établi, a quelque chose à voir avec un devenir-femme. Il ne s'agit pas ici d'un pôle maternel ou de l'Eternel Féminin, mais bien d'un devenir féminin, comme ligne de fuite du socius répressif. Guattari se rencontrait ici avec Deleuze attiré par un devenir-autre, non attrapé dans une identité contrainte, le désir de se soustraire à la raison du Logos occidental, la recherche d'une déterritorialisation des affects. Donc, un devenir-femme comme protection utopique vers un éclatement multiple des identités; de fait une alternative.

Or, les espoirs suscités par les technologies légères -- Guattari participa à ce mouvement --technologies légères, comme la vidéo par exemple, le "small isbeautiful" de ces années 70, avec ses nouvelles stratégies de discours, étaient symboliquement rattachés aux valeurs de ce devenir féminin, aux ruptures sémiotiques et à la poésie des dissidences qu'il évoquait. On s'est posé à l'époque des questions de lutte culturelle pour la création de modes alternatifs de narration, de production et de distribution. Cela seproduisit dans le cadre plus global de l'évolution du rapport entre la technologie et les groupes de la société civile. Des initiatives furent prises pour préserver des espaces de création spécifiques (cinéma, vidéo, télévision parcâble) où percevoir les changements de la société. Des ateliers furent créés, liés aux mouvements sociaux pour une distribution alternative. Or, qu'est devenu le "small is beautiful" de ces années 70 ? Délaissant les utopies, l'odyssée du "small" via la compression numérique et la miniaturisation infinie, a magistralement abouti aux guerres propres des missiles et à ces autres guerres, pleines de feux d'artifice et d'effets spéciaux, sur le marché des images et des sons. Dans cet impérialisme communicationnel qui s'exalte dans le fantasme d'exister sur tous les écrans, au coeur de tous les programmes.

"Suis-je un homme ? Suis-je une machine ?" se demande Jean Baudrillard, très critique face à ces escalades du progrès technologique. "Suis-je un homme ? Suis-je une machine ?" Baudrillard répondait en l990 : "Il n'y a plus de réponse à cette question anthropologique". Mais déjà en l985, une biologiste, experte en cybernétique et très critique de cette science et de ses applications techniques, avait fait une réponse ironique à cette question qu'elle entendait elle aussi comme une question anthropologique. Elle avait répondu :"Je suis femme et je suis machine" dans un écrit intitulé "A Manifesto for Cyborgs", publié dans Socialist Review (9). Le mythe du Cyborg était convoqué par elle, sur un mode à la fois sérieux et ludique, comme sortie à la crise magistrale d'identité qui affecte, depuis plusieurs années déjà, le mouvement des femmes. Le territoire identitaire des femmes a été en effet profondément bouleversé. Dans le contexte général de la crise des grands récits d'émancipation et des modèles d'identification, on a assisté à l'éclatement des identités-femme. Ce sont les théoriciennes anglosaxonnes qui sont allées le plus loin dans la volonté de penser les différences entre les femmes, parce qu'elles durent faire face aux exigences de reconnaissance des communautés ethniques. Cette volonté apparut sous l'influence de deux phénomènes convergents : l'affirmation du discours post-moderne qui met fin aux grands récits pour donner lieu dans le langage à des sujets en création permanente (ce qui rend impossible une définition statique d'une identité de genre) et la critique que dirigeaient les féministes noires et, d'une manières plus générale, les femmes du Sud dans le Nord, aux blanches de prétendre représenter la femme universelle. Le mouvement des femmes découvrait le large monde; il découvrait l'histoire, le colonialisme, les migrations et les articulations du genre avec la classe, avec l'ethnie et l'ethnicité, dans l'histoire de chacune. Au plan du politique et de l'action publique, néanmoins, on expérimente la nécessité de trouver des lignes générales de mobilisation, une articulation des différences. Concrètement cela signifie la mise en mouvement de pratiques de coalition où les différences entre les femmes soient reconnues et écoutées. La conscience existe que, dans cette crise, il y a quelque chose de tragique, un des paradoxes de notre contemporanéité, à savoir le danger d'émiettement des luttes dans un contexte de globalisation des stratégies du capital et du pouvoiret d'amplification du processus de marchandisation.

Du point de vue du thème qui nous intéresse, on peut dire que cette crise met en relief une sorte de rencontre entre cette nouvelle situation où la notion d'identité est explicitement remplacée dans le discours de certaines protagonistes par celle d'affinité, et le nouveau schéma de la communication de point à point qu'offre un réseau comme Internet. Cette crise qui exprime la nécessité d'une harmonisation conceptualisée des différences et leur reconnaissance précise est contemporaine de ce modèle de réseau planétaire de communication de point à point, qui répond pour le moins en ce qui concerne l'offre technique, à une demande et à des aspirations à créer des situations de dialogue qui accueillent les positions spécifiques et le "savoir inachevé" de chacune. Ce "Manifeste pour cyborgs" (le cyborg étant un hybride d'organisme et de machine) porte comme sous-titre : "Un rêve ironique d'un langage commun pour les femmes dans le circuit intégré". Il assume toutes les résonnances de la crise, la mise en doute d'une identité de femme centrée sur une essence, une nature commune, mais se fait l'avocat d'une coalition entre les femmes, en cette époque qui se caractérise par ce que l'auteure, Donna Haraway, appelle "l'informatique de domination", soulignant l'importance des changements advenus dans les rapports sociaux mondiaux liés à la science et la technologie. "Nos dominations fonctionnent par networking, communication redesign and stress management ". La politique de résistance du cyborg se confond avec la lutte contre la communication parfaite, contre le code unique, qui traduit parfaitement toutes les significations (qui est un code de commande et s'apparente à un code de guerre), le dogme central du phallologocentrisme.

Le cyborg en vient ainsi à être la figure de l'hybridation, qui symbolise la face utopique d'un monde médié par la technologie où les gens n'auraient plus peur d'identités partielles et de points de vue contradictoires, l'autre face de ce monde étant tournée vers l'imposition finale d'une grille de contrôle sur la planète. Ces figures hybrides, d'une identité mosaique, reconnaissent comme références incarnées, les "femmes de couleur", les "outsiders", les femmes noires qui payèrent très cher leur droit à l'alphabétisation et au savoir, et qui situèrent ce droit au-dessus de tous les autres. Et, plus généralement, les métisses qui ne peuvent se valoir d'une ascendance de légitimité dans la culture occidentale. Refus du lignage. Refus d'une image de femme, garante des origines.


"Je suis femme et je suis machine" : ceci est proféré comme le déni du mythe essentialiste de la femme associée à la vertu rédemptrice de la nature. La femme se refuse à continuer à être l'emblème de la mère/nature. L'organisme cyborg s'oppose à un féminin immuable, sacralisé comme lieu et métaphore du contre-pouvoir. La femme ne se veut plus promesse de rédemption et de salut, parce que cette valeur de rédemption justifie, innocente et exonère les progrès exhorbitants des stratégies de contrôle et de domination. Donna Haraway assume cette association femme-machine, cyborg, pour désigner, dans l'utopie d'un monde sans genre, le recours à une identité qui détrônerait ces oppositions binaires qui caractérisent le logos occidental (corps/esprit,nature/culture). Nier la structure des genres (l'un des genres étant irrémédiablement pensé comme l'alternative de l'autre) obligerait le pouvoir politique, scientifique et entrepreneurial à mesurer son inéluctable dimension. La nécessité de l'union des femmes et du combat solidaire contre l'informatique de domination fait renaître l'expression "small is beautiful", évoquant cette fois les petits doigts agiles des ouvrières du Sud-Est asiatique ou des frontières mexicaines, dans les usines d'assemblage de composants électroniques des firmes globales. C'est à propos de ces modestes figures incarnant le nouvel univers d'un travail "féminisé", c'est-à-dire vulnérable et précaire, que le mouvement des femmes réfléchit aux conséquences des fractures qui ont fait voler en éclats cette identité tutélaire de la femme qui avait inspiré et guidé ses luttes modernes. C'est en les évoquant qu'il se pose la question d'une unité toujours nécessaire mais vue aujourd'hui en des termes nouveaux. D'autres rêves d'un langage commun ont surgi, inspirés par une notion d'identité composite, hybride et métissée.

En guise d'épilogue

Provocant, ce Manifeste se présente comme un plaidoyer radical contre l'idéologie du naturalisme qui continue à infiltrer nombre de courants a-critiques en sociologie, en histoire (dans la ligne de l'histoire des mentalités par exemple) et dans d'autres disciplines, qui conçoivent la construction du féminin et du masculin dans une perspective de complémentarité des rôles qui laisse intouchées les structures de domination et les rapports de pouvoir qui confèrent pourtant à cette construction son véritable sens.

Au sein initialement d'un groupe de chercheuses anglo-américaines (10), s'est constitué un corpus théorique important qui questionne les notions de genre, de corps, de subjectivité, en travaillant sur les glissements conceptuels qui, dans la philosophie contemporaine, ont débouché sur la crise de la représentation du Sujet, et en réfléchissant aux implications des avancées récentes de l'informatique et des technologies de communication, du génie génétique et de la manipulation du vivant. Le "Manifeste pour cyborgs" a, en fait, été un des tout premiers cris de ralliement (spectaculaire) du nouveau courant de pensée. Dont il ne s'agit de dénier ni la rigueur, ni l'intérêt, mais qui entraine beaucoup de confusion au sein du mouvement des femmes, considéré dans sa dimension internationale. La catégorie du genre, que la pensée féministe américaine a préféré à celle de "différence des sexes" de matrice franco-italienne, a été révisée par l'historienne Joan Scott, qui en a été la principale inspiratrice dans un travail important publié à la fin des années 80 où le genre était considéré comme une façon première de signifier des rapports de pouvoir (11). Joan Scott estime aujourd'hui que le"genre" n'échappe pas aux risques de généralisation et d'uniformité contre lesquels il est né et que cette catégorie a perdu de son pouvoir subversif, se prêtant chaque jour davantage au regard démocrate-libéral sur les différences sexuelles et sociales. Quant au corps, il n'est certes plus concevable comme l'invariant biologique qui fondait, en nature, l'unité des femmes. Il apparait lui-même, à l'instar du genre, comme une construction sociale .

Mais on peut se demander si ce n'est pas céder aux sirènes de la croyance en un strict déterminisme technique et si ce n'est pas conduire la réflexion dans de fausses surenchères que d'attribuer un caractère de transformation radicale au changement entrainé par le monde virtuel, la disparition des corps réels dans le cyberespace, l'ajout de prothèses à nos organes de perception et d'action et le brouillage identitaire sur le réseau. Ce changement, important certes, implique-t-il en profondeur la notion de Corps ? (Dans le cas des biotechnologies et de la manipulation du vivant, le débat revêt un autre caractère). En conclusion, j'aimerais convoquer les impressions d'Hannah Arendt qui, comme philosophe, ne s'est pas risquée à penser le corps et la féminité. De s'y risquer, elle aurait sans doute, de l'avis de Julia Kristeva qui en a dernièrement exploré la biographie, placé ce corps et cette féminité du côté du processus naturel dont l'humain se doit de s'extraire, l'espace politique, le seul espace noble qui soit, étant à conquérir "contre la vie biologique, contre les femmes et les esclaves" (12).

Et pourtant, il y avait chez Hannah Arendt une acceptation de son corps, comme ce qui est "donné". "La vérité est que je n'ai jamais prétendu être autre que ce que je suis. Et je n'en ai même jamais éprouvé la tentation. C'est comme si l'on disait que j'étais un homme et non une femme, c'est-à-dire un propos insensé". La féminité ne serait pas seulement une donnée originaire, mais une différence intrinsèque et indispensable à l'action qui est pour Hannah Arendt l'essence du politique. "La féminité ne se cantonne pas dans le corps serf, mais constitue d'emblée la pluralité du monde duquel elle participe".

Michèle Mattelart

Notes et références bibliographiques

(1) Freud,Sigmund, Malaise dans la civilisation, Presses Universitaires de France, Paris, l971.
(2) Leroi-Gourhan, André. Le geste et la parole, Albin Michel, Paris, l964.
(3 Beauvoir, Simone de, Le deuxième sexe, Gallimard, Paris, l949.
(4) Josiane Jouët et Dominique Pasquier, "Les jeunes et la culture de l'écran" (volet français d'une enquête comparative européenne), Réseaux, Vol.17, n°92-93, l999.
(5) Idem
(6)Touraine, Alain. Intervention au cours de l'émission de TV "Le Cercle de Minuit" consacrée au thème Mondialisation et Démocratie, France 2, Avril l999.
(7) Appaduraï, Arjun, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, Minneapolis, l996, p.6-7.
(8) Guattari,Félix, La révolution moléculaire, Editions Recherches, Paris, l977.
(9) Donna Haraway, "A Manifesto for Cyborgs : Science, Technology and Socialist Feminism in the l980s", Socialist Review,Vol.15, n°2, mars-avril l985.
(10) Cf. Butler,Judith et Scott, Joan (edited by), Feminist Theorize the Political, Routledge, New York et Londres, l992.
(11) Scott, Joan, Gender and the Politics of History, Columbia University Press, 1988.En français, "Le genre de l'histoire", Cahiers du Grif, Paris, printemps l988.
(12) Kristeva, Julia. Le génie féminin, Hannah Arendt, (tome premier),Fayard, 1999, p.290-291.
Modifié en dernier par drÖne le 28 mars 2003, 01:13, modifié 1 fois.
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LLB
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Message par LLB »

Voilà un article qui permet de se rappeler que ce dont nous discutons a fait réfléchir des gens qui y ont consacré des travaux et une partie de leur vie. Cette histoire de Cyborgs me fait penser à ce qu'on disait des clones et du meilleur des mondes : au fond, il y a un imaginaire de mutations techniques et biologiques qui "traiteraient" ou anéantiraient, la différence des sexes. Dans une exposition d'objets du Mexique ancien, je viens de voir des tas de petites figurines qui montrent les mutations des chamanes qui se transforment en animaux, et du coup, je remarquais qu'il n'y avait pas des figures du passage homme/femme, mais bien du passage homme/animaux apparemment parce que ce qui était en jeu, c'était le lien à la nature. Peut-être que par contre, c'est la la technique qui à voir avec cet imaginaire du passage homme/femme parce qu'elle est toujours un rêve de maîtrise sur les choses qui résistent.
Pour ce qui concerne l'autre volet de l'article, et ce que disait Qweestion Taag : c'est vrai que personnellement je ressens très fort le côté "nana mal à l'aise avec la technique" et que je ne vis pas très bien ce sentiment d'incompétence humiliant, alors même que j'ai manipulé des objets techniques et de machines quand j'étions jeunette. Il paraît que je me débrouillais très bien avec les réglages de la microsonde que je manipulais au labo, et que j'avais de l'ingéniosité dans les solutions techniques pour expérimenter, mais au fond je n'aimais pas du tout et je n'ai pas continué en partie parce que je savais que contrairement aux apparences, je ne dominais pas du tout cet univers technique et j'avais peur de rencontrer très rapidement mes limites. Je n'ai pas du tout eu confiance dans la possibilité même de pouvoir dominer cet environnement et comme tant et tant de mes consoeurs, j'ai déserté le champ parce que je n'étais pas à l'aise, je ne me sentais pas créative voilà tout, et c'est ça qui m'embête au fond : pourquoi cette aversion (vécue immédiatement même à l'époque comme étant probablement un truc de nana) alors même que ce n'était pas un problème d'accès à ces environnements. Au moment même où j'écris ces lignes, je m'aperçois qu'on pourrait prendre ça pour une justification "voyez d'abord moi aussi j'ai touché des machines et même des compliquées" et ça participe de ce même malaise honteux. Tout ça pour dire que je trouve effectivement très pertinente l'idée qu'il y a un problème de rapport à la technique qui joue dans la faible présence des filles dans les milieux machiniques, même si on saute à pieds joints dans les clichés les plus douloureux hélàs.
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drÖne
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Message par drÖne »

Ce que tu dis, plus une rapide relecture du texte de Mattelart, me fait me rendre compte d'une chose : dans nos discussions, nous avons toujours identifié la "technique" à sa dimension informatique ou technologique (les ordinateurs, la microsonde, les platines, etc.). Or, en adoptant ce point de vue sans le questionner, n'est-ce pas déjà - et seulement - de la technique au sens masculin que l'on parle ? Quand tu dis que tu n'es pas à l'aise avec cette technique-là, comme beaucoup de femme tu négliges de dire que tu maîtrise d'autres techniques, d'autres types d'extensions des capacités physiques humaines : ne serait-ce que les trop fameux robots ménagers, symboles de l'exploitation/domination des femmes, mais dont on voit mal pourquoi ils seraient moins nobles que ceux désignés comme tels par les mâles, comme l'informatique. Dans tous nos raisonnements, nous avons avec Michelle Mattelart incorporé une définition masculine de la technique, ce qui ne va pas sans poser problème ! Sue serait une définition neutre, voire féminine de la technique ? Je n'en sais trop rien, car le terme "technique" est trop vague et empaquette trop de présupposé pour qu'on puisse l'utiliser sans précaution. Si on le définit comme "extention des capacités physiques humaines", alors tout est technique ! Mais le sens commun désigne par "technique", ou plutôt "technologique", un vaste ensemble d'outils liés aux systèmes de communication et au numérique, et c'est peut-être ça qui est typiquement masculin, plus que le fait "technique" en soi.

Ensuite, il y a l'idée du "small is beautyful" dans l'article de Mattelart, et de l'idée de féminité comme force subversive pour la philosophie. Mais d'une part, la philosophie - tu le sais bien ! - est un monde peuplé de mecs qui méprisent généralement les femmes et qui ne fondent leur action, au plan institutionnel, que sur des légitimités autoproclammées qui masquent mal qu'elles ne sont que des rapports de pouvoir... D'autre part, le "small" est-il à prendre dans son sens littéral (petit), ou plutôt dans un sens figuré, à savoir comme "modeste" ? Et si c'était la modestie (des projets, des réalisations, des investissements, des actions, des institutions, etc.) qui avait une force subversive ? Et si au lieu de la "Big science" des grands instruments de la physiques, des grosses idées membrées des philosophes, des grands projets prestigieux du monde de l'art et de la culture, et des gros calculateurs des informaticiens barbus, on avait, au plan social, plutôt besoin d'actions quotidiennes modestes, patientes et mesurées ? De petits événements, mais réellement festifs ? D'une science attentive aux enjeux de ses applications, et respectueuse des citoyens ? D'une pensée politique attachée aux ancrages locaux ? D'investissements peu prestigieux dans le socio-culturel associatif ? De petits collectifs et pas de grosses machines aveugles ?*

Autrement dit, hommes comme femmes, la question serait moins de dénoncer le clivage des genres ou la fusion hypothétique entre la machine et le biologique (fantasme littéraire, mais horreur anthropologique garantie), que de repenser nos rapports à la technique et au politique, et à la forme (au sens de l'extention, de la taille) de nos rapports avec ces deux réalités sociales.

Concrètement, ça rejoindrait ce que je te disais une fois : plutôt que d'instaurer la parité à l'assemblée, on ferait mieux de valoriser l'investissement associatif des acteurs locaux. Et alors on verrait remonter naturellement la représentation politique des femmes, car je pense qu'elles sont plus actives dans ce domaine modeste du "socio-cul" que les hommes qui passent par la politique et ses grosses idées.

+A+
drÖne
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LLB
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Message par LLB »

Je remarque une chose qui me gène un peu dans les arguments que met en avant Michèle MATTELART en faveur d'une reconnaissance du caractère relatif et culturel des comportements : c'est que dès qu'on sort de la vision qui infériorise les nanas, on a l'impression qu'on met en avant des arguments qui sont valorisants pour réparer le préjudice; ainsi le "small is beautiful" est carrément plus sympa que le "big business" viril. Ca peut susciter les mêmes réations contradictoires que chez les créoles qui sont insuportablement compliqués et susceptibles parce qu'ils ne sentent injustement infériorisés mais dès qu'on commence à leur dire mais non pas du tout, ce que vous faites est super, la culture la misère c'est génialement créatif et ingénieux, alors ils font des histoires parce qu'ils ont peur de la tolérance condescendante des vainqueurs qui ont le droit de dire "ce que vous faites est merveilleux" alors qu'eux ne peuvent ni dire " ce que vous faites est naze" parce que c'est revanchard et de mauvaise foi , ni "ce que vous faites est super" parce qu'ils ont peur de le dire au nom de leur infériorité. Ca me rappelle un texte de Calvino où en tant que jeune garçon Italien élégant, il enviait les touristes germains et hollandais dont il se moquait pourtant à cause du fait qu'ils étaient extrêmement mal habillés avec chaussettes dans les sandales, parce que ça représentait la supériorité de pouvoir se permettre d'être moche sans en souffrir. Ce sont toutes ces choses qui rendent tout compliqué et qui nécessitent qu'on ne prenne quand même pas tout à fait au sérieux ni une apologie du bricolage des dominés ingénieux, ou du moins, qu'on ait de l'humour, de l'auto-dérision des deux côtés, et de la dérision d'autrui aussi des deux côtés, pour ne pas être pris au piège des positions univoques, ce que permet justement ce forum!
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