Le dernier monde Céline Minard

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Chaosmose
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Le dernier monde Céline Minard

Message par Chaosmose »

Un auteur que j'ai découvert récemment; "le dernier monde", ouvrage qui mêle admirablement philo et fiction. La manadologie, ouvrage précédent à mourir de rire et d'une rare finesse, "R" en cours...


Quelques critiques issues du Matricule des Anges :

Le Dernier monde

Céline Minard confirme son étonnant brio : le dernier homme revient sur la terre dépeuplée et déroule le flot des histoires de l'Homme. Tout en faisant le ménage.

Céline Minard n'est plus une inconnue. Remarquée lors de la parution de R. (Comp'act, 2004), elle a depuis lors fourni un deuxième roman, La Manadologie (MF, 2005), déclinaison SF des grands principes de la philosophie des sciences, puis l'un des trois compléments inédits apportés à Albine, l'inachevé de George Sand, en compagnie de Daniel Arsand et de Sophie Loizeau (Comp'act, 2006). Avec Le Dernier Monde, il apparaît qu'elle a décidé d'écarter très largement ses ailes en proposant à nouveau autre chose à la librairie contemporaine.
Si R. et La Manadologie dénotaient déjà une forte propension à ne pas se cantonner au roman traditionnel (linéaire ou à astuce), son nouveau livre, fort de ses cinq cents pages denses et fort dépaysantes, s'inscrit dans la même ligne avec, toutefois, un recours plus régulier à l'anecdote appétissante et aux charivaris de l'imagination débridée, voire aux délires. Qu'on n'aille pas croire pour autant que Céline Minard a rejoint les rangs du roman à la papa, ce serait se tromper, et de beaucoup. Son argument est celui-ci : Le dernier homme est un astronaute qui a échappé à l'éradication du genre humain par un phénomène électro-magnétique terrestre inconnu alors qu'il se trouvait seul dans sa station spatiale. De retour sur terre, il découvre la solitude et le remède à celle-ci : la schizophrénie. Peuplant son crâne de figures du passé avec lesquelles s'engagent des dialogues et qui, parfois, monologuent, Jaume Roiq Stevens vit des aventures dingues, doté de moyens qui lui confèrent le statut de démiurge (orphelin et privé de descendance), et entreprend de laver le globe des plus manifestes traces de l'Homme. À la tête d'une armée de porcs ou aux commandes d'un hélicoptère de combat, il déplace des foules (idéelles), et entreprend de détruire méthodiquement les grands barrages chinois. Autrement dit, ça déménage et l'on ne serait pas étonné de trouver là cette fameuse et virile réplique d'Apocalypse now : " j'aime l'odeur du napalm au petit matin ". La catharsis, en somme, d'une planète rendue aux règnes minéral, végétal et animal.
Pour autant, l'aventure héroïque n'est pas le seul ressort de ce roman décoiffant qui fait place à un véritable panorama de l'histoire de l'Homme, depuis les temps claniques jusqu'aux empires hydrauliques (la place de l'eau est remarquable dans ce livre), en passant par la société du spectacle et celle des loisirs. Ce propos sous-tend l'action et compose de bout en bout (du rouleau) une verte diatribe contre l'Homme, espèce insane, contre ses dynasties dominantes et leurs grands voraces.
Pour Céline Minard, il semble que Le Dernier Monde constitue un recours extrême de la fiction pour exprimer avec littérature le monde. Comme avec R., et comme avec La Manadologie, deux subtiles mises en fiction de pensées philosophiques et/ou scientifiques, elle livre autrement et avec grandeur, quoique très peu d'émotion parce que son besoin de rationaliser, malgré les délires de ses personnages, l'occulte sans doute , sa vision des choses en même temps que ses apothéoses inspirées. Et parmi les livres inhabités qui nous engluent hypocritement à grands cris d'expérience intime, de souvenirs frelatés ou de jacasseries ineptes, l'apocalypse selon Céline Minard, charpentée comme une somme à la fois savante et ironique, lourde de mots et d'idées, se présente assurément comme la manoeuvre rentre-dedans d'une romancière sûre d'elle-même. Le Dernier Monde est, en effet, la manifestation d'une grande et remarquable ambition d'écrivain.
Armée comme l'est Céline Minard, sa tentative ne paraîtra pas outrancière : récit original, nerveux, riche des imaginations de naguère, prompt à glisser d'une poétique à une autre, ramasse-textes qui fonctionne à la manière des grands écrits de l'humanité, ce livre est un flot de littératures plus canalisé qu'il n'y paraît, plus maîtrisé. De la Bible au Nuage pourpre de Shiel, le précurseur de l'école catastrophiste anglaise, en passant par Arno Schmidt (La République des savants, par exemple) et autres rénovateurs de la fiction, on trouve chez Céline Minard tous les ingrédients de l'art et de la manière, à l'exception de l'émotion qu'elle ne sert pas au lecteur, et l'on devine vite que son apparente froideur masque une haute réserve intime. Mais son entreprise, un peu titanesque tout de même, aussi technique et risquée fût-elle, ne la conduit pas à l'impasse. Dans le mélange des univers textuels, dans la marqueterie s'affirme une aisance exceptionnelle. Céline Minard dispose, de toute évidence, de dons très supérieurs à la moyenne. Et lorsqu'au brio, à l'intelligence et à la drôlerie, Céline Minard acceptera de laisser poindre son émotion personnelle, elle donnera son chef-d'oeuvre. Pour l'heure, elle nous laisse à nouveau sur le carreau, toujours aussi impressionnés, et dans l'attente impatiente de nouvelles pages. Chapeau. Il se pourrait que la rentrée littéraire de janvier 2007 s'intitule Le Dernier Monde. On peut d'ores et déjà considérer ceci comme un avertissement.

Le Dernier Monde
Céline Minard
Denoël
514 pages, 25 e
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=55746

Et sur "R" :

R.

Céline Minard déboule avec un roman d'une originalité estomaquante. "R." ou les marches solitaires du petit-neveu de Rousseau.

Céline Minard est bluffante. Son premier roman, R., abordé innocemment se révèle une oeuvre forte. On lève un sourcil confondu. Où nous mène-t-elle donc ? Diablement équipée, Céline Minard organise une course en terre dauphinoise dont, évidemment, elle est le guide démiurgique (à tendance facétieuse). Il fallait un cicerone pour pénétrer son pays d'" incroyables lanterneries (...) certainement pas (...) du goût de nos professeurs, quoique soigneusement adaptées des anciens ". D'ailleurs, R. pourrait s'intituler Aire ou Erre.
La figure centrale de cette déambulation formidable pour ne pas user du mot " fabuleuse " qui accentue certain cousinage littéraire bien perceptible , Ambroise Rousseau de Markôn, jeune homme sans occupation, décide de suivre les traces de Rousseau, " celui qui avait marché " entre Annecy, Chambéry, Soleure et Paris mais n'a pas laissé de récit de son ambulation désormais historique. R., dit aussi " le mieux loti des vagabonds " avec sa tente du Vieux Campeur, a donc choisi le GR 96 (chemin de grande randonnée dont Céline Minard a retrouvé le tracé sur des cartes du XVIIe siècle conservées par l'IGN). Il est bien le descendant de Rousseau. Ses " rêveries esseulées " sont ponctuées de rares coups du sort et de charmantes rencontres. Au détour d'un lacet, il vibre de poésie. On dirait Thoreau ou mieux encore l'Obermann de Senancour. Dire qu'on nage en plein bonheur paraîtra maladroit car ici R. marche, progresse donc entre souffrances et exaltations. Si l'on est d'abord surpris par sa langue Grand Siècle, on s'adapte aisément avant de s'apercevoir que ses afféteries s'effacent. Car la langue aussi est en route, contrairement à celle de Gabrielle Wittkop qui ne démordait pas de sa vêture classique. Chez Céline Minard, les morceaux de bravoure ne sont pas d'efforts stylistiques seulement. On les trouve dans ses échappements philosophiques, dans ses insinuations érotiques délicates et drôles, dans sa gracieuse manipulation des sciences ou encore ses exclamations qui ponctuent avec naturel d'un clin d'oeil jetenfoutriste des développements argumentés. Céline Minard peut tout se permettre. Elle a déjà une patte. Elle écrit comme on tanne. Son cuir c'est la page, le " soliloque halluciné " (D. Poncet) de R., vaillant piéton, chercheur de pépites, combineur de possibles et épicurien gourmand d'expériences nouvelles. De l'ensauvagement complet à la tétrapodie dans les torrents.
Pierre Louÿs écrivait en préambule d'Aphrodite : " Ceux qui n'ont pas senti jusqu'à leur limite, soit pour les aimer, soit pour les maudire, les exigences de la chair, sont par là même incapables de comprendre toute l'étendue des exigences de l'esprit. " C'est aussi le point de vue qu'offre R. dont le romantisme évacue tout pathos. Pas la jubilation en revanche, ni l'humour. Il s'agit de raconter des histoires en y mêlant ce qui fascine : les sciences, les mathématiques, les abstractions du monde dans la fréquentation de Spinoza, Descartes et, peut-être, les mondes inverses de Cyrano de Bergerac ou Rétif de la Bretonne.
R. est un merveilleux éloge de la marche. L'esprit de C.-A. Cingria aurait pu veiller sur ce texte, quand bien même le grand Helvète appréciait d'abord la bicyclette. À l'évidence, les mânes de l'arpenteur Arno Schmidt survolent eux aussi ce roman crapahuteur. Rien des anachronismes mesurés et joliment amusants ne les effrayera. Puisque la barre Ovomaltine est effectivement " cette chose délicieuse entre toutes ". Et le personnage du géodésien peleur de patates semble provenir de la plume de l'Allemand, de même telle joute oratoire sur la locomotion humaine. Avec Schmidt, la jeune romancière (elle est née en 1969 à Rouen) partage le soin des choses mesurées, des savoirs anciens et des expérimentations précises. Témoigne son intérêt pour les drogues corporelles (andomorphine et adrénaline) générées par l'effort de la marche en montagne, mais aussi son analyse méticuleuse estomaquante de fidélité des pensées du marcheur et du rythme de ses pas, lesquels font alternativement " tatoutoutatoutata " et " RRRtata ", des souffrances physiques ou morales du " marcheur de tête " et cette invraisemblable " mouise " qui moud les réflexions dans la boue des angoisses, culpabilités et autres avanies avant de les disperser. Vérifiez donc.
Interrogée, Céline Minard confessera son admiration pour Marcel Schwob et Jean-Patrick Manchette : " Manchette c'est zéro gras, un grand, un qui transforme la physionomie du lecteur, un de la vitesse accélérée. " Tout est là : sens du rythme, du punch, de la poigne et de la langue. La vitesse et la puissance, la précision et la densité, la malice et l'intelligence. Soyons bien clairs pour finir : R. est un livre magistral qui évite tous les écueils du premier roman. Servi bienveillamment par l'éditeur, Henri Poncet, et sa graphiste, Fanette Mellier, qui n'ont pas lésiné sur les moyens (dépliant, papier de couleur), il annonce l'oeuvre d'un écrivain. Montez en marche et gare devant.

R.
Céline Minard
Éditions Comp'act
248 pages, 19 e
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