Nuit de jasmin

Par Le Lion Bleuflorophage

Jana se réveille à cause d’un sifflement. Mais quand reflue enfin le cauchemar, qui ne se retire jamais entièrement des interstices de sa chair et de sa pensée, le bruit a cessé et elle ne sait que faire de la sensation auditive privée de sa cause, réduite à sa seule interprétation, nouveau résidu à traiter parmi les milliards qui l’encombrent, inutiles, toxiques, épuisants. Elle sait qu’elle s’est enfermée à clé et ça lui laisse le temps de se réveiller sans panique, sans souffrir de la perte de ses capacités à identifier immédiatement ce qui l’entoure au réveil, infirmité qui la met sans cesse en danger. Elle envie tous les autres, la multitude, dont le cerveau fonctionne avec un pilote automatique pour la plupart des situations de la vie. Elle était comme eux autrefois, mais elle s’efforce de ne pas glisser dans une irrésistible amertume. Il faut désormais faire des efforts pour tout, pour effectuer des processus et pour en arrêter d’autres. Elle récupère peu à peu le langage puis la mémoire, pendant quelques minutes interminables qui suffisent à tacher d’une horreur irrémédiable tout son environnement.

Elle se trouve calfeutrée dans une cabine single du train Louxor-Le Caire depuis hier soir. Son lit, son lavabo. Parfois quelqu’un frappe à la porte. Elle ouvrait au début (le contrôleur ?) mais il n’y avait jamais personne alors elle a poussé le verrou et s’est enfoncée dans le bruit ferroviaire et les reflets sur la vitre noire. Le long de la voie, des lueurs fuligineuses, des hommes en groupe à côté de grands feux, des boites en fer blanc entassées près des groupes, une activité saisie sur le vif et indéchiffrable, puis des ombres noires qui tremblent dans un rougeoiement pulsatile. Elle se rappelle cette vision dans Maupassant. Les hommes autour d’un feu la nuit depuis la fenêtre d’un train. La peur. Elle n’a pas peur, elle s’efforce juste de démêler ce qui est réel et ce qui est sa propre rêverie glissante, hypnotique. Hier encore Louxor, au centre d’égyptologie des temples de Karnak. Pourquoi en est-elle repartie ? Irrémédiable voyage qui la ramène là-bas, taxi, train taxi avion métro, trois jours, et Louxor disparaîtra de son milieu de vie pour devenir une collections de souvenirs.

Jana ne sait pas si elle pourra supporter de vivre dans la grande ville européenne d’où elle est partie à 20 ans pour Le Caire. Elle revient pour avoir ses enfants à Paris et vivre là-bas avec leur père. C’est une femme. Son destin de femme la rattrape. Comme si un élastique tendu à tout rompre décidait brutalement de la ramener là d’où elle vient pour faire ce qu’elle doit faire étant donné ses devoirs envers ceux qu’elle aime, la société, l’espèce humaine.

L’angoisse tapie dans son souffle se déploie soudain comme un liquide brûlant dans tous les recoins de l’espace trop réduit de la cabine. Trop d’heures d’affilée dans cette boîte métallique fermée à clé qui bondit vers le retour. Ce qui est derrière elle, le grand désert, le temps, est en train de mourir déjà, et de l’asphyxier elle-même dans cette agonie, parce tout est trop petit pour le contenir, tout saigne et s’écrase dans la compression fulgurante qui s’opère ici dans cette cabine et dans ce voyage. Il faudra désormais vivre avec ce cadavre de sa propre vie, pourrissant, encombrant, mais si cher… Déjà ce bruit continu depuis des heures entières. Peut-être une plus grande quantité de bruit durant ces huit heures de train qu’en huit mois au désert. Elle pressent l’horreur future du bruit là-bas à Paris et elle pardonne au hurlement du train qui a au moins le mérite de ne pas chercher à signifier quelque chose. Elle pressent l’horreur de cette perpétuelle débauche de paroles et de mots pour rien là-bas, elle prend sa tête entre ses mains et gémit longuement. Pourquoi partir, pourquoi mourir vivante ?

Elle souhaiterait sortir d’ici tout de suite, que le train s’arrête, casser une vitre, courir sur la voie en sens inverse. C’est un besoin impérieux soudain, qui la submerge. Mais elle sait qu’elle ne le fera pas, elle s’ampute en urgence à l’aveugle de cette partie d’elle-même qui lui réclame de tout stopper et de s’échapper, elle fait cette opération en silence dans la cabine de train sans témoin et sans cris, chirurgie de fortune, fébrile et invisible. Elle se débrouillera avec les conséquences plus tard : on peut toujours s’arranger avec soi-même bricoler, reconstruire, faire des projets, il suffit de se sentir jeune. Mais à l’instant même sa jeunesse la lâche soudain, pour un temps indéterminé. C’est juste une crise, tout rentre dans l’ordre ensuite, on ne sait pas ce qui est perdu ou changé, toutes les apparences sont intactes même pour elle-même.

Jana s’est peut-être endormie à nouveau, voici soudain la lueur de l’aube, froide, avec cette sensation contradictoire si particulière de l’insomniaque vaincu et soulagé par le lever du soleil, sensation à la fois sèche et collante, qui gâche la pureté de la lumière toute neuve. Il aurait mieux valu ne pas dormir, suivre le fil de la transformation, ne pas laisser partir les mailles de ce tricotage serré entre perte, résignation, passé, devenir. Maintenant quelque chose lui échappe à jamais, et s’ajoute à une série inquiétante de distorsions entre elle et le monde. Toujours ajuster, improviser, mal, n’importe comment pour suivre le rythme de la vie que les humaines s’imposent. Là-bas au désert, elle a vécu autrement mais désormais elle sait qu’elle n’en a rien pu en garder pour elle qui lui permettrait de créer son espace propre ailleurs. Elle est condamnée à avoir su vivre et à ne plus pouvoir garder ce savoir qui ne se conserve et ne se transporte pas. Condamnée à sentir l’écart perceptible entre celle qu’elle a été et qui n’aura plus l’occasion d’être, et une autre moins vivante.

Elle a vécu là-bas ce qu’on cherche à vivre par tous les moyens et qui remplit les livres quand ce n’est pas ou plus vécu. La chose inouïe. Il ne faut pas le transcrire, le reproduire, le représenter avec un récit : cela ne ferait que rajouter à la marée des mots posés sur les choses mortes pour leur donner l’illusion d’être encore vivantes, immense production littéraire, cinématographique, jusqu’à la nausée, immense illusion, lâcheté, production de bruits et de décors entassés dans tous les échanges sociaux. Le jour lointain où elle le racontera aux autres, puis le jour plus lointain encore où elle se le racontera à elle-même avec une pauvre fierté indulgente, c’est qu’elle aura cessé entièrement de vivre et aura commencé sa survivance. Mais à ce moment, elle n’en souffrira plus tant l’oubli aura substitué à l’existence des choses, la conviction qu’elles existent moins que leur propre récit, toujours le même antique procédé pour duper l’incroyance avec la piété, la même vieille erreur, résistante, hideuse, indispensable.

Mais sur le moment elle ne peut empêcher sa pensée de courir devant, éveillée, affamée, désœuvrée tout le long de ce voyage. La modification est là. Elle se parle de la manière dont elle doit éviter de faire des récits de ce qui est arrivé là-bas, elle se perd dans une gangue de justifications et d’arguments qui la coupent de sa propre vie plus sûrement qu’un souvenir, certes altéré et complaisant, mais dont elle comprendrait au moins de quelle manière il se rattache à sa vie. Il lui reste tant d’heures de voyage, à lutter contre les idées qui viennent sans cesse, prurit cérébral. Elle capitule… se jette tout son saoul dans la mer des souvenirs, entiers, presque tactiles encore. Le matin entre les colonnes de Karnak bruissante du bavardage des anciens. Comment ai-je pu laisser cela ? Pourquoi partir ? Quelle différence entre la soumission au devoir et le sacrifice ? Comment décider… On frappe encore. A moins que ce ne soit quelque chose sur les voies. Il est si difficile à ce stade de discerner les perceptions qui viennent de causes identifiables et les réactions d’un cortex cérébral à quelque chose d’interne ou d’arbitraire. Il n’y a pas l’épaisseur d’un cheveu entre la raison et la folie, il y a longtemps qu’elle l’éprouve continuellement sans jamais savoir ce qu’est le monde pour autrui et si l’apparence de continuité et de solidité de la réalité partagée n’est pas un immense mensonge entretenu pour occuper le temps trop long de la vie en société. Dehors la ville a commencé, lacérée et dégradée le long des voies, elle fait honte au désert mais elle est la plus forte toujours, la plus avide, un épiphyte du désert, vivant de ses propres déjections, l’enveloppe de la vie humaine socialisée.

Que la nuit te soit de jasmin.

La phrase fuse, à la fois courte et mélancolique. Le désert est immense, la nuit de velours, la petite machine roulante remplie d’hommes endormis suit la piste depuis bien des heures. Un taxi, un break bas et lourd, gris couturé d’avaries sans cesse réparées, vaillant, sa silhouette n’évoque nulle vision élégante de ces déplacements dans le désert, sur pattes ou sur roues très hautes surplombant le nuage de sable dérangé. Il avance quant à lui en plein dans le nuage de sable qu’il soulève, les occupants sont enfouis dedans totalement. Que la nuit te soit de lotus.

A l’intérieur, dans la brume d’haleines et de sables, les têtes se dressent pathétiques, coordonnées, émouvantes, dodelinant en rythme sur les accidents de terrain. Un chef, autorité incontestable mais indéfinie, quelque chose de militaire, de mafieux, indécis, s’est installé à l’avant près du chauffeur et a fait passer près de lui une jeune femme enceinte qui était à l’arrière. On ne sait encore si ce sera pour son bonheur ou son malheur. Pour son confort immédiat en tout cas. Le trio est à l’aise sur les deux sièges, les autres s’entassent sur les deux rangs de fauteuils défoncés à l’arrière. Tous semblent dormir. La voix s’élève, rapide, elle ne veut rien déranger de la quiétude ronronnante, moteur et désert entremêlés, mais elle est claire et forte.

Que la nuit te soit de rose.

Et le chauffeur répond sur le champ, la gratitude prend forme dans autre chose que du sentiment, beauté abstraite d’une soumission de la réplique à l’exclamation qui l’a appelée : que la nuit te soit de rose.

Le silence comme le sable retombe sur le groupe endormi. La veille se cache, disparaît dans l’immobilité rythmée. Elle se manifeste soudain comme une étoile qui jette un feu bref et intentionnel dans la nuit noire : que la nuit te soit de filao. Et le chauffeur emboîte le mouvement de la voix : que la nuit te soit de filao.

A nouveau le désert, la nuit le sommeil. Comment le chauffeur ne s’endormirait-il pas dans la morne monotonie de la piste ? Alors quelque chose se décide à l’arrière sans que personne ne distribue les temps et les tours de parole. Le moment arrive, une voix s’élève, impérieuse et modeste, toute différente de la précédente.

Que la nuit te soit de lotus.

Et le chauffeur brille dans la nuit et rétablit la régularité du cycle avec sa propre voix qui désormais a réduit ses écarts d’expression au fil des réponses successives, sans toutefois lâcher la variation qui lui permet de respecter et de remercier la singularité toujours renouvelée de celle qui vient de s’élever pour lui : que la nuit te soit de lotus. Le long poème s’installe dans le voyage, réparti sur cette poignée d’êtres, la voix toujours différente pour la fragile unicité de chaque manifestation d’une existence, et la voix du chauffeur pour la rassurante et puissante volonté d’unité de toutes les autres dans la réponse. A l’arrière, jamais deux voix ne fusent en même temps. Dans la portée musicale des têtes sombres qui se dressent dans l’habitacle, une grâce mystérieuse circule et choisit soudain l’une d’elle : c’est à toi maintenant. Et la confiance, confortable et robuste, se déploie ici comme une grande couverture douce dans le froid perçant qui sans elle isolerait chacun dans sa souffrance glaciale. C’est son tour, elle le sait.

Que la nuit te soit de lilas.

Que la nuit te soit de lilas. L’allégresse qui circule comme un secret invisible à tous, réservé à chaque individu, versé au creux de chaque oreille, la frappe de plein fouet et elle sait désormais ce que chacun éprouve quand le chauffeur répond. Celui-ci a doucement et secrètement pris la sublime voix du Guide. Ses guenilles sont dévorées dans l’obscurité et il brille dans son vêtement de musique et de fleurs. L’éternité informe de la mort ou de l’immortalité peut les surprendre tous ici en plein désert, elle ne fera désormais que se soumettre à la grâce de ce qui advient ici, dans cet habitacle dérisoire et presque inexistant de précarité et d’insignifiance. Il n’y a nulle autre musique au monde que celle qui entrelace ici en un édifice miraculeux les coïncidences non calculées de tant d’évènements infimes, appartenant à des ordres de réalité si éloignés : l’entente silencieuse des voyageurs réunis et serrés l’un contre l’autre dans leur enveloppe technique, pathétiquement laide traversant la nuit et l’immensité, le long poème sans autre auteur que la communauté éphémère et discrète, avec ses vers doux et éclatants comme le signal inlassable d’un phare côtier, le moteur rond et rauque, le sable, la coordination miraculeuse comme un allant de soi ici au désert trop grand pour la raison. Le break est enfoui dans les étoiles à jamais…

Dehors la ville a chassé le désert et elle s’étale sans vergogne le long de la voie ferrée, hérissée d’antennes et de tôles, un dépôt de pneumatiques, des bidons, des colis, des hommes accroupis, et une végétation obstinée, rudérale, qui tente sa chance coûte que coûte. Soudain une pyramide dans l’encadrement de la vitre, puis deux puis dix, fumantes, grouillantes, l’une d’elle largement éventrée couverte de plaies et de créatures vivantes : les montagnes d’ordures d’Héliopolis, reflet contemporain des autres pyramides, celle de l’Histoire. Plus tard, Jana ne se rappellera plus rien du reste du trajet, elle ne se rappelle plus l’arrivée en gare, la gare elle-même, elle ne sait plus comment elle a fait le trajet jusqu’à l’aéroport, si c’était le jour-même ou plus tard, si elle a pris des transports, un taxi, comment elle a fait avec les bagages. Elle ne voit que les montagnes fumantes et vivantes, qui font face, dans la topologie du souvenir, aux tombeaux des trois pharaons. Rive de la survie face à la rive des morts, comme à Louxor, de son côté la vie crasseuse, informe et bruyante et de l’autre côté du fleuve l’extrême beauté des tombeaux des rois dans le silence du désert…

Elle lève le nez de son livre juste à la station gare du Nord. Elle est debout avec ses sacs et cartables, mais elle a pris l’habitude d’ouvrir son livre même pour des trajets entre deux stations. C’est une mauvaise façon de lire et le fil du récit, sans cesse interrompu, s’effiloche rapidement dans laisser la moindre trace. Mais c’est devenu une sorte de nécessité, plonger dehors dans un autre monde le temps des voyages en train, en métro, pour échapper à l’effet de ces longs tunnels linéaires sur la folie tapie prête à lui sauter au corps. Les hallucinations sont nées il y a vingt cinq ans, sorcières de sa vie. Elles sont enfouies la plupart du temps très loin et très profond, mais il suffit d’un trajet en train pour que la formule magique qui les réveille trouve son chemin vers elles, et les tire vers la surface : elle se retrouve alors enfermée en elle-même avec les monstres, pour des durées indéterminées, dans des plongées infernales dont elle émerge toujours plus harassée à chaque crise. Elle range le livre, rajustes les sacs, attrape la vague humaine qui se déverse sur le quai, optimise ses déplacements, en jouant sur la trajectoire et sur la vitesse, contourne quelques personnes, accélère dans les couloirs libres.

Le train est arrivé en retard. Les enfants ont laissé un message sur le portable, ils n’ont pas encore dîné, il n’y a rien de prêt. Elle passe par le traiteur chinois installé directement face aux quais, elle a repéré le stand depuis longtemps en se demandant comment des gens pouvaient aller acheter à manger dans une gare souterraine, rassurée de faire encore partie de ceux qui se donnent des exigences excluant ce type d’achat. Une pratique régulière de l’autodérision suffit à fournir de quoi absorber sans dommage la contradiction et elle se dirige sans hésiter vers le comptoir. Elle simule un enjouement souriant devant la vendeuse qui fait de même. Chacune peut se dire en son fort intérieur qu’il est important de garder le sourire et de veiller à une certaine qualité des interactions avec autrui, mais c’est là une idée purement intellectuelle et la petite scène jouée sobrement et rapidement par les deux femmes n’est pas fondamentalement différente à cette échelle, d’un type d’échange uniquement fonctionnel où il n’y aurait eu ni sourire ni paroles. Celui-ci serait même légèrement moins coûteux en temps et en énergie, et certains peuvent même le justifier moralement au nom d’un refus moderne de l’hypocrisie. Peut-être la différence joue t-elle sur le long terme, au fil des échanges. Elle récupère les raviolis chinois, nems, bouchées, etc. dans un petit plastique qui s’ajoute à tous les précédents sacs et elle franchit le tourniquet avec le sentiment que le chargement reste juste supportable pour les derniers 800 mètres qui la séparent de la maison, cette idée lui permet de maintenir sa forme dans une fourchette dite normale, et même, de se regarder avec une ironique complaisance en train de jouer le rôle de la femme active surchargée, étonnée de ne pas ressentir la fatigue qu’on voit sur les traits des femmes actives surchargées des rôles de cinéma.

Elle est suffisamment en forme pour jouer avec l’idée qu’on peut toujours reconstituer quelque chose de singulier, de vaste et de libre dans la soirée qui s’annonce, en mettant un peu du sien. Les enfants feront eux-même de leur côté tout pour que cela advienne. Elle arrivera avec une heure de retard, ils auront fait leurs devoirs, elle jouera la chance et le privilège rare de faire un dîner chinois avec des nems et des bouchons, les enfants adhèreront à cette inversion de la situation et accepteront sans effort de dire oui, quelle chance, des nems de soir, un peu la fête. A côté, partout dans des milliers d’appartements de la grande ville des fragiles miracles sociaux se produiront sur le même mode. Elle se débarrassera de ses sacs, manteaux, chaussures et simulera par cette transformation le même changement d’état que lui a appris à mettre en forme son père autrefois, quand il rentrait du bureau, en exprimant qu’une fois rentré à la maison, il sautait pour ainsi dire dans les retrouvailles familiales en écartant le monde du travail du geste même avec lequel il jetait sa veste sur le perroquet de l’entrée pour l’y oublier jusqu’au lendemain. Ils mettront les petits objets culinaires, dorés ou translucides, sur la plaque du four et ils reconstitueront un espace tendre et lumineux, à nul autre semblable, où on ferait comme ça serait un peu la fête. Elle sait cependant que la pression du monde du dehors se fait plus forte que du temps de son enfance, que cette pression fait craquer les murs de la maison, qu’elle s’insinue comme le sifflement d’une bise par tous les pores de cette maison, mais pour le moment, le bonheur est robuste et large comme la nature elle-même. Demain peut-être les murs céderont et ils n’y aura nul refuge, le bruit et la fureur du monde s’engouffreront ici et les arracheront les uns aux autres. Mais peut-être pas, peut-être que c’est là une idée qui vient d’une simple diminution momentanée du volume des cellules de l’hippocampe, diminution objectivement constatée par le corps médical, suite à quoi elle prend désormais régulièrement des cachets trois fois par jour, en se disant à chaque fois si j’étais kidnappée un jour et enfermée un certain temps sans ces médicaments, que se passerait-il ? En tout cas ce soir nous sommes ici dans un espace que nous n’avons aucun mal à transformer par la magie de l’amour familial en un monde utopique plus réel que l’illusoire réalité qui elle est moins vraie de toute façon que le sentiment, celui qu’on éprouve de tout son être, ultime référent, garant de la vraie véridicité.

La table est mise et les nems, raviolis etc. légèrement brûlés faute de surveillance – il faut faire trente six choses à la fois – se retrouvent désormais rechargés en nouvelles significations, requalifiés, extraits de la banalité des chaînes de comptoirs chinois pour halls de gares, et installés dans un plat hérité, témoin d’une généalogie familiale rendue manifeste et précieuse par la présence de réparations à la colle. Le plat ébréché, un vieux Rouen qui a circulé dans sa branche maternelle, apporte au repas express l’épaisseur d’une histoire qui combat l’écrasante pression de la banalité industrielle immédiate. Au moment où elle apporte le plat sur la table, un collier de sourires et d’exclamations l’environne, tout est simple, impressions et interactions s’enchaînent sans effort, les frontières entre les espaces intimes de chacun et l’espace familial de leur petit quartet sont entièrement perméables et ils jouent à les enjamber sans arrêt…

Mais qui a décidé d’allumer le poste de radio au moment du repas ? Qui a eu peur soudain ? Qui a préféré fermer la frontière entre soi et tous, qui a décidé de révéler qu’ils n’étaient pas tout à fait tous au service de l’illusion d’une même existence répartie sur tous les quatre, la mère et ses trois petits. La radio s’est mise à déverser entre les murs la marée des discours à propos du monde du dehors, et ce sont ces discours qui s’infiltrent aussitôt dans cette frontière. Tous silencieux et tous damnés disait Blake. Ils ne l’écoutent même pas, ils n’y croient pas mais cela ne l’empêche pas d’exister de toutes ses forces : l’actualité. Les nems sont trop secs décidément, elle aurait du surveiller le four. Ils ne disent plus rien. C’est désormais dans la réserve d’une tendre indulgence, respective mais impartageable, qu’ils puisent chacun à leur manière pour rester encore ensemble quoiqu’il arrive ce soir. Bientôt la nuit noire, le sommeil et chacun seul dans son voyage… Ils sont couchés maintenant et Jana se remet au travail sur un texte qu’elle n’a pas rendu à temps pour la revue d’égyptologie dont elle a attendu pourtant avec tant d’impatience la sollicitation. Le retard est tel désormais qu’elle n’a pas osé leur demander de délai supplémentaire, mais elle continue de l’écrire, avec une vague envie de miracle, quelque chose comme l’idée que la revue saurait secrètement qu’un auteur l’appelait et qu’elle allait faire en sorte, cette revue, de ne pas paraître avant que le texte lui parvienne. Des contretemps allaient survenir à la lecture, à l’impression, dans le processus long et compliqué qui va de la réception des textes à la parution du volume en librairie. En attendant, elle chaque jour, elle écrivait cinq ou six pages qu’elle effaçait presque toujours le matin venu. Au cœur de la nuit, dans le cliquetis des touches d’ordinateur, filtrait parfois un chuchotement doux et lointain qui n’était peut-être qu’une hallucination auditive.

Que la nuit te soit de jasmin…

Le Lion Bleuflorophage

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