Des nuits silencieuses au festival des Nuits Sonores

Dossier sur les politiques culturelles en matière de musique électronique dans quelques unes des riantes cités de nos voisins français. Le cas du désert culturel lyonnais.

Ce texte a été écrit lors de la première édition du festival de l’Ennui Sonore à Lyon. Depuis, je me suis radicalement désintéressé de ce “machin”, comme de tout ce qui touche de près ou de loin à la “vie” culturelle lyonnaise…

Ici Lyon, dormez en paix braves gens ! La maréchaussée veille sur vos nuits !

Le quartier des pentes (1er arrondissement) n’aura plus rien à craindre des sauvageons de l’alternatif et autres agités du bocal : plusieurs lieux connus pour leurs activités hautement subversives (diffusion de musique électronique) viennent en effet d’écoper d’une fermeture administrative. Silence imposé au Melting Pop, où la plainte d’un voisin mécontent du bruit a suffit à faire fermer définitivement ce bar pourtant fort sympathique. Silence également au Monde à l’Envers, haut lieu de la culture electro lyonnaise où j’ai eu le plaisir de jouer : il a suffit qu’une personne un peu éméchée soit arrêtée par la police sur la voie publique et déclare “je viens du Monde à l’Envers” pour que la rude main du shériff s’abatte sur l’épaule du patron et qu’on lui intime l’ordre de fermer ses portes. Le Bistroy, situé à deux pas du Monde à l’Envers, est également sur la sellette. Le quartier des Pentes vient d’être classé au patrimoine mondial de l’Unesco : il suscite donc, sans doute, de nouveaux appétits dans le secteur de l’immobilier et va plonger dans une nuit de calme et de volupté propice aux investissements d’une clientèle bon chic bon genre, celle de la gauche caviar frileuse et de la droite réactionnaire que la mairie tient à sécuriser. Eh oui, la “sécurité” n’est pas seulement un concept importé des USA par les spin doctors des états majors de nos partis politiques de droite, c’est aussi le cheval de bataille de la gauche bien pensante depuis les lois Mariani rédigées sous le gouvernement socialiste…

La Préfecture du Rhône impose donc un ordre sécuritaire et un silence de mort au 1er arrondissement, sans que cela émeuve outre mesure la mairie socialiste, celle-ci ayant refusé de participer à conférence de presse organisée par les tenanciers des établissements fermés. C’était le 27.03.03, et j’ai eu le plaisir d’y assister : à la volonté de dialogue affirmée (et pratiquée) par les acteurs culturels, la mairie et la préfecture ont répondu par le plus grand mépris, celui qui consiste à dire “non” sans argumenter. Belle conception du rapport à la chose publique… Les patrons de bars ont, depuis, réagit publiquement, mais tout semble bloqué (cf. article de Lyon Capitale). On notera au passage que cette situation est loin d’être une spécificité lyonnaise, puisque de nombreux lieux subissent le même sort en France (à Lille, à Marseille et à Paris). Et c’est encore pire si l’on pense à toutes les raves parties dans l’impossibilité d’obtenir une autorisation préfectorale, aux saisies de matériel de son lors des free-parties, etc. : c’est bien l’ensemble de la culture vivante et alternative de ce pays qui est visée et dont on souhaite la destruction.

Mais au moment même où le silence complice de la mairie accompagne l’action de la préfecture, que voit-on apparaître à Lyon ? Un festival de musique électronique ! Car Lyon se doit d’être une ville branchée, véritable capitale culturelle internationale, haut-lieu de l’engagement du politique dans la vie de la cité ! Quoi de mieux, en réalité, qu’un gros festival de prestige, un “événement culturel”, pour faire croire au bon peuple qu’il est au centre des attentions de ses élus ? Il s’agit du très controversé Festival des Nuits Sonores dont l’association qui en est à l’initiative (Arty Farty) a bénéficié d’une coquette subvention de 278 000 € (sources : compte rendu du conseil municipal).

L’analyse de divers comptes-rendus du conseil municipal de la Ville de Lyon fait apparaître à quel point les budgets de la culture sont destinés à un nombre réduit d’associations. On y trouve, étroitement mêlés, des enjeux commerciaux et des enjeux d’image : il faut montrer que Lyon est une capitale culturelle, quitte à inventer une culture locale à laquelle, par ailleurs, on dénie toute possibilité d’existence en fermant tous ses lieux d’expression.

Bien entendu, il se trouve toujours des petits malins pour se mettre sous les robinets à finances. Ces petits malins ont participé, en bons petits soldats sans états d’âmes de la politique culturelle de “prestige” de la ville, à l’organisation du Festival des Nuits Sonores. Au passage, il aura fallu évacuer, lors des discussions préparatoires, pas mal de monde : tous les acteurs culturels, pas assez reconnus, qui n’auraient pas pu donner à ce festival son caractère “prestigieux”. Ensuite, on a distribué les places en fonction de légitimités implicites dans le champ culturel : aux stars internationales on offre la Halle Tony Garnier, mais on demande aux DJ locaux d’aller contacter eux-mêmes des bars… frappés de fermeture administrative (le Monde à l’Envers, par exemple !). Au mieux, on offre à ces derniers des strapontins (aller mixer dans un karting de banlieue…).

A la limite, on pourrait se contenter de constater l’inélégance de l’ensemble de la démarche : après tout, la culture, tout comme l’art, est une affaire d’argent et de communication politique, et seuls les grands naïfs et quelques utopistes prétendent encore que l’on pourrait tout de même penser ces secteurs d’activité sur des bases moins mercantiles et plus démocratiques. Mais d’une part, une dimension “art contemporain” est revendiquée dans le “Parcours associé” du festival. Si la programmation des Nuits Sonores est intéressante en soi, on ne peut que prendre au mot ce principe de l’art contemporain selon lequel la démarche compte autant que le résultat : à la limite, peu importe cette programmation si la démarche qui y mène manque d’exigence. D’autre part, ce qui choque franchement, c’est que la mise en place du festival des Nuits Sonores s’accompagne de discours de légitimation (cf. l’article du coordinateur du festival dans Lyon Capitale) qui prétendent “servir de vitrine à la scène locale émergente“, ou de manière encore plus démagogique, s’inscrire dans une ambition socio-culturelle. On lit ainsi (dans la newsletter n°6 du Festival) que les jeunes de revenu modeste pourraient enfin s’intéresser à la culture, voire s’impliquer personnellement grâce aux Nuits Sonores, ce qui est assez cocasse : comme si un événement ponctuel comptait plus qu’une réelle présence au quotidien des associations ! Voilà bien un des effets de la prime au “gros machin”, et d’une logique manageriale et consumériste, qui se pare des atours du discours “social” d’une main, mais qui ferme les derniers bars electro de l’autre. Le pire, c’est que les élus de la mairie et les acteurs du festival des Nuits Sonores vont vraiment finir par croire qu’ils sont des gens biens, cool, ouverts, sympas, tolérants… alors qu’ils font partie et cautionnent un système qui contribue à la marchandisation de la culture et aux replis sécuritaires. Ensuite, le Festival prétend faire la promotion des valeurs des cultures électroniques : on voit mal comment les amateurs de raves, de free-parties, ou d’electronica expérimentale pourraient se reconnaître dans l’affichage tapageur de sponsors aussi encombrants que la FNAC, le Hilton ou Picto… Après enquête, il s’avère d’ailleurs qu’aucun sound system n’a été contacté pour les Nuits Sonores : trop turbulents, ils auraient sans doute nuit à l’image propre sur elle et “arty ” bon chic bon genre de ce festival de salon. Même si l’on peut prendre ses distances avec la scène des free-parties, dont le public et le discours est parfois peu enthousiasmant, certains sound systems ont un réel recul critique par rapport à leur pratique, et les faire participer à la vie culturelle aurait été une meilleure solution que d’accentuer encore un peu plus leur marginalisation. Cette éviction de la scène free montre en tout cas un parti pris incompatible avec la vocation affichée du festival de représenter la culture électronique.

Enfin, comment ne pas être déçu quand on constate ce que présentent les Nuits Sonores dans le cadre de leur “Parcours associé” ? Où sont les idées et les questionnements liés à la culture électronique, dans ces expositions qui s’annoncent consensuelles et formalistes, et qui n’abordent même pas la question des rapports entre pouvoirs et cultures “alternatives” ? Qui ne mettent pas en relation la stigmatisation des raves et des free-parties avec les “problèmes” que posent la migration et le mouvement aux ordres sécuritaires en train de se mettre en place dans une Europe vieillissante et en manque d’utopies : du mouvement des corps cherchant à échapper aux normes comportementales, aux tactiques de déplacements des sound systems face aux stratégies policières, en passant par les offres de “mise en résidence” des artistes de la scène électronique par les décideurs culturels, c’est toute une problématique du rapport à l’ordre et au contrôle des populations qui n’est pas abordée dans les expositions proposées. Comment peut-on, aujourd’hui, parler des cultures électroniques en passant sous silence les relations de ces cultures aux dispositifs de pouvoir ? Pire : la notion même de “culture électronique” n’est même pas questionnée, comme si elle constituait une évidence, naturalisée qu’elle est dans une sorte de fétichisme techniciste.

Avec ce festival et son important financement, Lyon perd donc l’occasion à la fois de questionner les cultures électroniques, mais aussi celle de favoriser leur émergence, leur structuration progressive et leur autonomie. Il aurait été nettement plus intéressant de promouvoir de petits festivals animés à peu de frais par des passionnés, de laisser une place aux amateurs, et de laisser vivre les clubs et les bars qui sont pourtant les lieux d’expression quotidiens des cultures électroniques. Décidément, tout relève de l’injonction paradoxale dans cette politique culturelle : “soyez émergents, mais à nos conditions et pour notre profit” ! Quelle triste vision de la culture…


Nuits Sonores : l’after

Seul journal culturel lyonnais à ne pas célébrer le festival et à ne pas confondre journalisme et marketing politique, le Petit Bulletin (qui n’était pas sponsor de l’événement, contrairement à ses confrères) a exprimé des réserves qui vont tout à fait dans le sens de ce qui est écrit plus haut. Il s’agit du numéro 262 du 28 mai au 4 juin 2003.

Voici tout d’abord un extrait de l’édito (page 1) de Christophe Chabert, son rédacteur en chef :

[…] c’est dans notre bonne ville de Lyon que ça s’agite autour d’un autre festival, celui des Nuits Sonores. un projet face auquel on ne peut qu’avouer notre perplexité. Dubitatifs, on l’est à plus d’un titre. Si la programmation aligne un certain nombre d’artistes déjà largement défendus dans nos colonnes (Pan Sonic, Jimi Tenor, DMX Krew, Scheider TM, Luke Slater, Roni Size) et la fine fleur des musiciens électroniques locaux, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le montage de l’événement, assez symptomatique des mœurs de l’équipe municipale en place quand il s’agit de culture, qui préfère penser à ses propres désirs de postérité politique plutôt qu’aux désirs des spectateurs lyonnais. D’ailleurs, ne cherche-t-elle pas à implanter un festival de cinéma dans la Capitale des gaules depuis 2 ans, sans véritablement se poser la question de savoir si les Lyonnais ont envie d’une énième vitrine coûteuse et éphémère ? Chers amis, pourriez-vous de temps à autre garder en tête que la culture se pratique au quotidien et pas seulement dans l’événementiel…

Nuits Sonores : vietnam culturel ?

Avant même son lancement, le festival Nuits Sonores faisait déjà couler beaucoup d’encre. Dès novembre dernier, des rumeurs couraient sur l’organisation d’un festival électro au budget imposant largement soutenu par la ville. Alors que la plupart des lieux consacrés aux musiques actuelles tiraient la langue financièrement, où les artistes lyonnais désespéraient de voir leurs attentes satisfaites par la municipalité, la perspective d’un grand événement culturel venu de nulle part a suscité l’émotion du milieu. C’est une des raisons de la constitution du C-mal (Collectif des Musiques Actuelles de Lyon) et d’une série de manifestations spectaculaires pour accélérer le dialogue. L’annonce officielle du festival et la révélation du montant de la subvention allouée par la Ville (278 000 € soit 45% du budget) n’ont pas calmé les esprits. D’autant que, dans la foulée, certains lieux historiques de diffusion des musiques électroniques (Le Bistroy et surtout Le Monde à l’envers) connaissaient de sérieux déboires administratifs. Même si les patrons de ces structures n’y voient qu’un “hasard”, cette corrélation agite un peu plus les activistes du mouvement. Les rumeurs s’accélèrent encore. Certains parlent d’une absence d’appel d’offre sur le projet ; d’autres comme Jarring Effects affichent d’emblée leur désir de na pas participer à l’événement pour cause de calendrier croisé (le contre-sommet du G8 surtout). Quant à la Mission Musique de la Ville de Lyon, censée jouer un rôle consultatif, elle est carrément mise à l’écart du festival. Une fois la programmation dévoilée, intéressante mais assez pointue en regard des lieux choisis, les critiques continuent : sur le visuel de la communication (assez vague), sur les cachets des artistes internationaux (tout a été payé au prix fort par manque d’expérience) et sur ceux des artistes et associations lyonnais, dont certains iront de leur poche pour participer au circuit électronique du jeudi. Dernière conséquence : une page de publicité de la Ville de Lyon dans un supplément consacré au festival n’hésite pas à vanter son action de soutien envers les musiques actuelles. Le C-mal y réagit dans un communiqué une semaine plus tard, dénonçant au contraire les lenteurs de la Ville et les nombreuses impasses du dialogue engagé. bref, ce qui au départ aurait pu être un événement charnière de la vie culturelle lyonnaise se transforme en Vietnam des musiques actuelles, provoquant l’explosion du milieu en une guerre fratricide. on devrait se réjouir de voir une bonne partie de la scène électronique lyonnaise, d’une grande qualité, réunie dans un seul événement. Mais les nombreuses opacités dans le montage du projet et les assauts répétés du quiet sound sur la vie nocturne lyonnaise sont déjà en train de gâcher la fête.

Même Télérama s’en mèle !

Dans le numéro 2786 du 4 juin 2003, à la page 26, on trouve l’article suivant :

Lyon domptée

Sous le règne du très peu night-clubber Raymond barre, Lyon n’a jamais fait preuve de penchants technophiles : en 1996, après l’nnulation à la dernière minute, par la mairie, de la très attendue rave Polaris, c’est ici qu’est née l’association nationale des ravers en colère, Technopol (slogan : “en finir avec le délit de musique”). Aujourd’hui, nouveau cap : en organisant Nuits Sonores, ambitieux festival techno (270 000 euros, presque le double du budget municipal consacré aux musiques actuelles), la nouvelle équipe, dirigée par le socialiste Gérard Collomb, ne cache pas sa volonté de changer l’image d’une ville bourgeoise et endormie. Alors, Lyon capitale de la techno, comme Belfort du rock ? Pas si simple…

Les pentes de la Croix-Rousse bruissent en effet de mauvaises nouvelles : durant les six derniers mois, pas moins de quinze restaurants, discothèques et bars (dont l’emblématique Monde à l’envers) où les DJ avaient leurs habitudes ont fait l’objet de fermetures administratives ou ont été privés de leur autorisation de nuit. Motif : nuisances sonores, ivresses sur la voie publique, saisies de stupéfiants. DJ Flore, une des révélations du dernier Printemps de Bourges et rare artiste locale programmée aux Nuits sonores, ne mâche pas ses mots : “Organiser un festival techno, c’est bien. Mais la nuit lyonnaise est dans un état catastrophique : ces derniers temps, je n’ai plus de lieux pour jouer, et impossible de monter des soirées. Je me produis plus souvent à Grenoble ou à l’étranger qu’ici“.

Du côté de la mairie, on renvoie la balle dans le camp de la préfecture. Et l’on fait remarquer qu’à Paris, Bordeaux ou Marseille, la pression policière s’est aussi accentuée sur les night-clubs. “Nous sommes disposés à aider certains lieux pour des isolations phoniques, confie Patrice Barghain, maire adjoint délégué à la culture. Si la situation ne s’améliore pas, il faudra qu’on fasse un point avec la préfecture“. Décidément, la vie nocturne dans l’ancienne Lugdunum illustre parfaitement une blague en vogue : pour vous faire une idée de l’enfer, imaginez un pays où la cuisine serait confiée aux Anglais, et le clubbing aux français.

Erwan Perron.


La Présidictature de Drönésie Orientale se félicite donc d’avoir refusé dès le début de participer à cet événement qui a pris des allures de festival électro pour mieux cacher la réalité sécuritaire et conservatrice d’une politique culturelle locale vaniteuse et à des années lumière de tout esprit alternatif, techno, ou même simplement artistique. Pour autant, on se demande bien ce qui a conduit un nombre important de DJ locaux à participer benoîtement à cette opération publicitaire qui signe, en ce qui me concerne, mon désengagement radical d’une scène locale embourbée dans ses contradictions et son manque de clairvoyance. A l’image de ce qu’est devenu la techno, en somme…

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