Le sourire des crânes

Une nouvelle du Lion Bleuflorophage

La civilisation de Karhiiîn, découverte en 1956 par une équipe d’ethnologues venus étudier la fabrication de maisons de corail au Nord de l’île Rodrigue, reste mal connue. Les membres de l’équipe de Sharyn, après quelques mois d’exaltation enfiévrée, d’interventions tous azimuts et de publications massivement relayées par la télévision et la grande presse, se sont rapidement désintéressés du terrain au profit de l’exploitation systématique des premières découvertes, clamant continuellement pour soulager leur conscience de chercheurs, qu’il était dans l’intérêt des jeunes archéologues de prendre le relais et de poursuivre l’œuvre entreprise. Mais rien de tel ne se produisit, et Karhiiîn tomba rapidement dans l’indifférence.

Il existe cependant, à Port Louis, île Maurice, un petit musée fermé la plupart du temps, où ont été déposés les témoins de la culture matérielle Karhiiîn dont les 5090 crânes et os gravés issus des premières campagnes de fouilles. On y déposa également, discrètement remisés dans un tiroir de bibliothèque, les 54 carnets de bord d’un certain Bilov, découverts dans la nécropole elle-même, datés de 1904 à 1918, et dans lesquels se trouvaient détaillées la plupart des hypothèses avancées par Sharyn au sujet des dépôts de crânes. Sharyn s’était gardé de faire allusion à ces carnets, mais n’avait pas eu le cran de les faire disparaître entièrement. Bilov avait passé quatorze ans à Rodrigue et y était manifestement décédé, sans avoir pu prévenir quiconque de ce qu’il y avait trouvé. Lorsqu’en 1989, le jeune conservateur du Musée Karhiinhi de Port Louis força le tiroir, il doutait désormais de l’existence de ces carnets, et ce fut avec une mauvaise grâce maugréante qu’il consentit à tenter de retrouver les clés, puis, ayant échoué, à se saisir d’un coupe papier pour dégager le penne. Les carnets étaient toujours là. Sans mot dire, boudeur et sombre, il les parcourut rapidement, me conduisit dans la salle des dépôts et m’enferma à clé avec les 5090 crânes. Son pas résonna un temps dans le couloir et s’estompa. Je ne l’entendis à nouveau que le soir, s’approchant de ma porte, pour me libérer et refermer le musée derrière moi, dans la nuit précoce de l’Océan Indien. Pendant dix jours je lus et j’étudiai. La civilisation Karhiiîn prit forme dans le silence opaque de ce cabinet de travail. Karhiiîn est calme et silencieuse, c’est une île minuscule à laquelle on accède par une autre île modeste mais un peu plus importante, Rodrigue, à laquelle on accède par un île nettement plus peuplée, Maurice, laquelle est reliée au continent par avion.

– Vois ? M’entends ? M’écoutes ?

Dans le silence sifflant des plages de corail, des habitants arrivés par pirogues d’une région inconnue à ce jour ont, durant trois siècles, pratiqué un culte étrange, qui s’est éteint avec le suicide collectif de Karhiiîn en 1918, suicide auquel semble avoir pris part Bilov, puisque son journal s’achève la veille de la disparition de la tribu, après l’annonce assez mystérieuse et alambiquée du jour du Choix.

– Qu’est ce que tu dis ? …Non, je ne crois pas, attends… Attends… Attends, attends, attends, attends… Le vent sifflant dans mes oreilles m’empêche…

Les crânes retrouvés ne sont cependant pas ceux des quelques mille Karh disparus à cette occasion. Le suicide collectif demeure de ce fait très contestable, il n’est pas impossible que les Karh aient quittés l’île dans un silence absolu, leur mouvement ce soir là n’ayant formé aucune ride sur le cours des choses, ni à la surface de l’histoire ni dans l’ordre du cosmos.

– C’est de la… Quelle heure… Marre. Non, non, je ne voulais pas le penser…

Les 5090 crânes sont alors devenus les seuls habitants de Karhiiîns, entassés dans la nécropole du Nord, chargés de leur propre histoire hallucinante.

– Et si c’était…

Un frisson lui parcourut la nuque et il reposa loin de lui le crâne blême. Machinalement, ses doigts se frottèrent contre ses bras, à la recherche des palpitations des veines et des sensations nerveuses, au risque de la douleur oui sans hésiter. Les Karh ont en effet pratiqué un culte sans dieux ni magie, tout entier tourné vers l’effort de construire la survie après la mort. Chaque Karh, à cinq ans, est instruit du choix qu’il devra faire à la seconde de sa mort, et sa vie entière sera consacrée à ne pas rater cette ultime seconde, pour se garantir le Paradis derrière la mort. Echouer, à cet instant décisif, revient à choisir l’enfer éternel. Il n’y a rien d’autre que ces deux possibilités, échouer ou réussir, mais d’autant plus grave est l’enjeu de la préparation, jour après jour, mois après mois, année après année. Chez les Karhs, il n’y a pas de providence, il n’y a pas d’intercession, pas d’arbitraire, pas de négociations (le purgatoire n’a aucun sens), pas de pardon et pas de récompense. Chacun forge sa survie, l’individu est seul responsable de ce qu’il choisira à la dernière seconde. Mais personne, et surtout pas celui qui s’y est préparé trente, quarante, soixante, quatre-vingt ans durant, ne peut réellement savoir à l’avance quel sera le geste, l’inclination, qui dominera à cet instant et orientera pour l’éternité son destin posthume, paradisiaque ou infernal.

– Et si j’allais… la rejoindre. Mais si j’échouais ?

Les Karhs choisissent, au moment de mourir, dans la fraction de seconde, le quart, le millième de seconde, qui sépare la vie hors la mort de la mort (mourir « sur le coup » n’existe pas), s’ils iront en Enfer ou au Paradis. Il suffit qu’à cet instant du passage, ils le décident en leur for intérieur, pour que cela advienne, pour que la route soit tracée, irréversiblement et à jamais. Comme l’hésitation n’est qu’une succession extrêmement rapide de oui/non/oui/non, elle ne compte pas dans la situation puisqu’elle se résout en une décision figée, prélevée à l’instant T dans la succession des positions contraires.

– Où est-elle, Enfer ou Paradis ? Où es-tu crie-le moi de ta bouche de terre où es-tu qu’as tu fait as-tu été trop désespérée de notre séparation pour avoir envie de Paradis, n’as-tu pas préféré l’Enfer comme je l’aurais peut-être fait moi-même mais peut-être a pensé que je penserai un jour où es-tu et préféré le Paradis pour me retrouver dans la mort que choisir crie crie de la bouche immobile crie !

A priori, cette situation peut sembler très favorable : qui ne souhaiterait aller au Paradis, à l’exception d’une infime minorité de fous intéressés à l’Enfer par perversion incurable ? Lorsque c’est le Juge qui décide, Saint Michel, Dieu, le Christ, le sort de l’individu semble bien plus menacé : qui n’a commis de faute grave qu’un tiers omniscient et aux raisons impénétrables pourrait considérer comme capitale ? Les Karhs devraient être très nombreux au Paradis. Mais les choses ne sont pas si simples et les Karhs ont renoncé depuis longtemps aux fausses naïvetés de la logique, et aux fausses complexités de la psychologie. Les Karhs sont nombreux en enfer, au moins autant qu’au Paradis, peut-être même beaucoup plus nombreux. Tout au moins, il apparaît à l’évidence qu’en fin de compte, dans cet instant impossible à vivre d’avance, un certain nombre font le choix inattendu de l’Enfer pour des raisons qui malheureusement disparaissent dans la tombe avec eux.

– C’est elle. Et si ce n’était pas… Non.

C’est pourquoi les Karhs s’en remettent à une discipline de fer pour limiter les risques d’échouer dans leur mort. C’est ainsi que le culte du crâne s’est développé, dans des conditions qui restent totalement inconnues. Chaque Karhs possède un crâne qui lui est remis dès sa naissance et qu’il gardera sur lui jusqu’à sa mort, attachée à son côté. De plus, les crâne sont de toutes façons omniprésents dans les espaces privés et publics : aux portes des maisons, sur les poteaux indicateurs, sur les clôtures, sur les places, dans les magasins, le long des routes. Les Karhs se donnent ainsi l’occasion sans cesse renouvelées, dans toutes les conditions possibles, par surprise ou sur décision volontaire, de lire dans la physionomie du crâne soit la bienveillance chaleureuse d’un sourire resté vivant, soit l’ironie glacée d’une grimace figée.

– Le désespoir de ne pas savoir laisse-moi savoir pour que le désespoir de ne pas savoir ne me perde pas mon amour.

A la dernière seconde de leur vie, ils regarderont une fois encore le crâne, ou à défaut le susciteront dans leur mémoire, et selon qu’ils liront le sourire ou la grimace, ils iront au Paradis ou aux enfers. La part de choix est évidemment liée à la capacité acquise et éprouvée continuellement tout au long de l’existence de lire le visage des os. Les Karhs passent ainsi un temps infini à méditer sur l’expression du crâne, jusqu’à orienter naturellement leur interprétation de la face de mort vers la joie ou vers le désespoir. Mais même le mieux exercé des Karhs, même celui qui aura cent fois par jours réussi à ne plus voir que l’expression douce et bienheureuse du sourire du vivant laissée en cadeau à son crâne, même celui-ci ne peut préjuger de son choix ultime, car la méditation et l’analyse recèlent bien des pièges. La tentation dynamique joueuse, presque irrésistibles, d’arriver à se duper soi-même et se laisser croire voir ce en quoi on ne croit toujours pas, est le plus dangereux des pièges car il est justement le fait des esprits heureux et sains. Mais d’autres facteurs jouent : il est souvent plus simple et confortable de croire dans le pire plutôt que dans le meilleur, et nombre de Karhs préfèrent commencer par se forcer à percevoir le désespoir pour éprouver en toute conscience le changement de représentation acquise à la force de leur propre volonté.

– D’une autre terre d’un autre monde. Je meurs de toi. Horreur. Seul. Rien.

Mais c’est là peut-être une autre croyance naïve, un autre faux-fuyant : imaginer qu’une rupture cognitive gagnée sur un état initial aurait les meilleures chances d’être une vérité incorporée et non pas une illusion. Le Karh est en effet sans cesse confronté à la conscientisation de ses propres processus mentaux, et corrélativement, à l’accroissement des tentations de se jouer de lui-même et se ses convictions avec une virtuosité qu’il sous-estime constamment. Aucun état ne peut véritablement stopper la fuite en récurrence des ruses de l’esprit, sinon la mort.

– Ethnologue je fus et mon crâne appartiendra à appartiendra à appartiendra à et toi mon amour un crâne que j’ai vénéré plus longtemps que je n’ai senti ta peau vivante. Le désespoir le désespoir. Non… Si je… Là…

Nul ne peut évidemment véritablement savoir ce qu’a choisi le Karh à la seconde de sa mort, mais la possibilité d’assister à une mort est un événement de première importance pour les Exégètes Karhs. Ce qu’ils lisent sur le visage du Karhs occupé à lire son crâne est cette joie ou ce désespoir perçu et réfléchi par le mourant. L’expression de son propre crâne en sera peut-être déterminée secrètement, par la suite, si bien qu’il se développe un véritable marché noir du crâne. Les exégètes corrompus laissent se développer l’idée vraie ou fausse selon laquelle certains crânes portent véritablement la joie ou le désespoir que leur propriétaires ont perçus et ressentis au plus profond au moment de la mort, face à un autre crâne. Dès lors, les Karhs porteurs des crânes des paradisiens multiplieraient leurs chances. Bilov n’a pas manqué, dans ce contexte, de fasciner les Karhs, qui ont attendu manifestement sa mort pour expérimenter une configuration toute nouvelle dans leur culte et vertigineusement prometteuse : observer la mort d’un incroyant, et récupérer son crâne, qui casserait ainsi la récurrence de la croyance et de ses effets sur les destinées posthumes des Karhs. Bilov n’a pas manqué de percevoir la situation, ce que reflète son journal de façon déchirante, mais il semble même qu’il ait eu à un moment intérêt personnel à tenter d’adhérer au culte du crâne. Mais le dogme du choix reste central, dans le doute, entretenu par les générations de philosophes Karhs hostiles à toute forme de fatalisme ou de pré-détermination.

Nul ne peut donc savoir ce qu’aura choisi le Karh à la seconde de sa mort, ce qui laisse le champ à toutes les conjectures quant aux pourcentages d’élus et de damnés. Les savants Karhs élaborent quantités de théories pour tenter de poser cette question sans la figer dans une instrumentalisation de leurs hypothèses au profit des recettes et méthodes destinées à accroître les chances de Paradis. Eux-mêmes d’ailleurs sont tentés d’éviter certains cheminements de ces hypothèses pour éviter de conformer leur esprit à la perception préférentielle du désespoir.

Au moment où j’écris ces pages, le cabinet du musée de Port Louis sombre dans la pénombre et en levant les yeux, j’aperçois un crâne devant moi, qui m’adresse quelque chose. Un cri a retenti quelque part. Une femme. Un cri de joie ou de rage. Le crâne se détache de la pénombre. Son expression. A l’instant où je.

Le Lion Bleuflorophage

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