Nicolas et Michaël

Par Le Lion Bleuflorophage

26 juin 2009

Café de la comète : nous avons 25 ans, et nous avons également en même temps 12 ou 15 ou 16 ans.

Nous sommes en bande, une dizaine, les plus récentes recrues de l’équipage du grand Vaisseau du Futur, de la Science, de la Culture, de l’Histoire peut-être, l’histoire gaie et légère, pas trop sérieuse, mais l’histoire quand même, on a une mission, on est convoqué, on s’y met, le bâtiment en face nous a aimantés et arrachés à nos études, nous sommes éblouis par l’importance de l’expédition auquel est promis un si beau vaisseau : La Cité des Sciences.

Dans la bande : Nicolas. Celui-là je voudrais bien qu’on soit amis, il est solaire, avec quelque chose de classique et d’intemporel dans les traits et les gestes, on dirait Gérard Philippe et justement il est en train de parler de Gérard Philippe, il parle de théâtre, évidemment, ça semble soudain aller de soi. Nous sommes dans notre semaine de formation à l’animation, trop jeunes encore pour être réellement critiques mais toujours prêts à nous échapper dans la dérision ou la danse des mots. Une semaine plus tard nous sommes tous les dix inséparablement heureux d’avoir été recrutés ensemble, nous marchons de front dans la rue par quatre ou cinq, soucieux de ne pas perdre ce qui se déroule en simultané sur les trois rangs, le soleil frappe sur une robe claire, le cafetier ouvre de grands yeux et me désigne les transparences désarmantes, un nuage passe, pas grave mon cher.

Nicolas de temps en temps m’adresse la parole en propre, dans le cas de choses un peu plus sérieuses peut-être. Il s’agit par exemple de la récupération de quelques ouvrages savants dans les Algeco du chantier de la Cité des Sciences qui vient d’ouvrir, rutilante, proche de notre humeur conquérante et positive.

Il parle d’un projet, savoure d’avance son effet et de fait, je ne marchande pas ma stupeur admirative : il s’agit d’aller à L’Assemblée Nationale interrompre les députés à coup de longues invectives outrées, le poing brandi. Il me fait lire Antonin Arthaud, je lui fais visiter la salle des David, le Serment des Horaces, pour l’entraînement, nous avons 25 ans, mais 12, 15, 16 ans. Je suis déjà mariée, mais « il n’y a rien entre nous » comme on dit sinon de l’enfance par brassées non encore dépensées qu’on jette à tout va dans notre reconnaissance mutuelle. Il est temps, il en reste tant en stock, quand avons-nous pris tant de retard ?

« La passion » s’exclame t –il à propos de je ne sais quoi, pendant la formation toujours, et tout cela éclaire la scène où il parle et s’agite, exilé du théâtre qu’il n’a pas encore rencontré, enfant terrible, chat perdu dans les salles de rédaction qui ne seront pas pour lui : « j’ai vu l’écriture, je suis entré ».

Quoiqu’il en soit, nous sommes toujours assurés de rire chaque jour.

Il est impossible de décider d’avance ce qui fait un beau moment, ni même parfois de le reconnaître sur le coup quand il survient.

Un beau moment c’est celui qui restera comme un chiffre magique, le climax, la seconde où s’alignent les astres et les planètes de la jeunesse, de l’époque, de la ville,  de la Cité, de l’Assemblée, des projets  indistincts et lumineux  qui nous portent  et que nous portons, en léger fardeau, léger comme un ballon de baudruche héliotrope.

C’est dans un café, en face de la Villette, il fait très beau, nous sommes confiants dans ce qui va se produire maintenant, dans une minute, c’est-à-dire rien de particulier, la joie de vivre.

Nous nous faisons remarquer – qui l’a fait remarquer en premier ? – que nous respirons en ce moment même le même air que Michaël Jackson. Nous sommes sur le fil du rasoir, nous nous moquons mais pas tout à fait car il ne faut pas laisser retomber la toile brillante de la beauté des choses, il faut collaborer. Nous tentons d’évaluer la quantité de molécules que la star expire et que nous avons quelques chances d’inspirer, car nous sommes animateurs de culture scientifique. Nous pontifions. Mais qui sait ce que nous ressentons vraiment ? Sûrement pas nous-mêmes, mais l’autre peut-être : sens-tu le moteur secret, radieux, de nos élucubrations biologico-médiatiques ? Nous ne voulons pas obéir à l’injonction médiatique, donc moquerie mais nous sommes curieux comme des chiots. Soudain le café explose de molécules jacksoniennes, coïncidence : l’écran télé s’allume, « Bad »  la star en cuir et ses gangsters danseurs d’un bond franchissent illicitement des portillons de métro, parisiens en diable.

Nous sommes vaincus, la star est à peine plus âgée que nous, nous sommes en vie et contemporains dans ce monde pétillant de promesses comme des bulles prêtes à éclater : « I’m bad » : il n’y croit pas, pas plus que nous, c’est pour rire. Les meilleurs moments du monde sont pour rire et nous en sommes, quand je vous disais qu’on accrochait l’Histoire, comme les graines de pissenlit accrochent les arbres.

Quelques semaines  plus tard, Nicolas au café en face de moi, est triste et préoccupé par les relations avec les journalistes, ses collègues. Soudain il tombe en arrière, raide. Je ne sais pas faire face à une crise d’épilepsie, j’appelle le SAMU et je ne sais plus si c’est cette fois là ou une autre encore que je reste à attendre sur le trottoir face aux urgences à Saint-Louis, inutile, n’osant entrer, n’osant partir. Les choses sont différentes. La jeunesse s’enfuit à gros bouillons ; ses collègues et sa hiérarchie lui ont reproché d’avoir caché ses crises, son cancer du cerveau qu’il a découvert il y a quelques semaines : c’est ce qu’il me racontait. Il a subi, avant tous les autres, l’inhumanité professionnelle.

Les mois passent confus, denses, trop difficiles à mettre en récit. Je vais le voir près de Jussieu dans son studio d’étudiant. Il n’est plus en chaise roulante, il n’est plus paralysé, il a retrouvé l’usage de sa parole, il a mille projets, des études de lettres, il est entouré de livres, de cahiers, il va écrire. C’est à ce moment qu’il m’offre les carnets de voyage de Stendhal.

Peut-être six mois plus tard, il vient voir mon bébé, l’appartement est aussi petit que son studio, nous n’avons guère changé nos habitats d’étudiants, nos mi-temps, nos projets. Il renverse du café sur la moquette grise mais ce n’est pas grave, il cherche à dire quelque chose. Je réalise que j’ai toujours bredouillé désagréablement des morceaux de phrases inachevées.

Ensuite plus rien, car il est mort un jour. J’ai appris qu’il était mort. Il est mort à 26 ans.

Ce matin vingt ans plus tard, Michaël Jackson est mort à son tour. Lorsque j’ai allumé la radio « Bad » a fait danser toutes les molécules de la cuisine, les images m’ont sauté au cerveau, la voix m’a étranglée, les portillons du métro, stoïques sous la poussée des danseurs, se sont mis à pleurer sa jeunesse figée dans la mort. Mort deux fois, mort encore et encore mort.

Au moment de la tournée planétaire qui a peut-être enclenché le processus qui s’achève avec la mort de la star et sa postérité, un minuscule moment pour rire de deux de ses insouciants contemporains occupés de l’air qu’ils respirent tous trois.

Sur Google il y a sans doute des milliers de pages sur la star, rien sur Nicolas, mort avant internet, mais ça revient au même. Je suis la gardienne d’un moment qui disparaîtra avec moi et que je ne peux partager qu’avec mon propre fantôme, celui qui vient de l’enfance prolongée, dans l’été indien d’un monde très vieux, qui a pris depuis non pas des rides, mais des masques hideux. Masques de peur, et d’enjouement managérial faux qui ne nous font plus rire du tout.

Le Lion Bleuflorophage

One thought on “Nicolas et Michaël

  1. Très beau texte. Nous sommes tous gardiens de moments qui disparaîtrons avec nous, nous avons tous des morts qui croisent notre vie. Toutes sortes de morts. Réussir à les communiquer, comme tu le fais avec ce texte, n’est pas chose aisée. Loin de là. Et permet qu’il n’y ait pas que le fantôme que tu évoques qui – même si ce n’est, évidemment, que de façon très partielle – les partagent.

    Mais même ce “peu”, qui est partagé, est énorme.

    Quelqu’un, dont il ne se passe pas une journée, sans qu’il vienne à mon esprit des souvenirs d’impressions partagées, de points de vue échangés, de pensées complices, de combats communs, est mort il aura bientôt un an.

    Et d’autres avant.

    Tous différents. Tous singuliers. Tous vivants.

    Et dont la vitalité manque cruellement aujourd’hui, putain. Oui, ça manque.

    Et le monde en est (encore ?) moins beau.

    Mais la vitalité est là, partout. A chaque coin de rue, sous chaque brin d’herbe, dans chaque brin d’herbe, derrière chaque brin d’herbe, à côté de chaque brin d’herbe, en chaque enfant qui invente en permanence des moments, des instants, du présent merveilleux.

    Et comment, intelligemment je veux dire, regarder le monde autrement qu’avec le regard de l’enfance ? En général, c’est après que ça se gâte. (Ce pourquoi d’ailleurs l’on gâte les enfants, pour tâcher d’accélérer le processus. Mais c’est une autre histoire.)

    Quel autre regard peut avoir une quelconque pertinence ?

    Conscients que le regard influe sur ce qui est regardé, sur le regardé, que pouvons nous déduire de ce que nous voyons ? De ce que nous regardons ?

    Regarder une montagne comme un lieu fabuleux où s’épanouissent des végétaux innombrables, des cours d’eau aux parcours indéfinissables, des êtres de toutes sortes qui réservent toutes sortes de surprises ; ou comme un tas de minerai susceptible d’alimenter une centrale nucléaire (par exemple, sans que cet exemple soit exclusif bien sûr, il en existe tout un tas d’autres, rayer les mentions inutiles…) ne produit pas les mêmes effets.

    Non seulement au moment du regard, où évidemment l’état psychologique et mental n’est pas le même selon que, etc., mais également, et peut-être même surtout, ensuite, par les actions que ce regard va provoquer.

    C’est donc une vraie responsabilité, de regarder, la manière dont on regarde. C’est pas de la rigolade. Mais c’est aussi de la rigolade. Regarder, c’est tout mettre en jeu. En l’instant. C’est faire le Monde. Et ça peut aussi être de la rigolade. Pour peu qu’on soit moins con.

    Et c’est pourquoi les effets dévastateurs de certains regards font douloureusement sentir le manque provoqué par l’absence des regards, parfois enchantés, de nos morts.

    Et c’est aussi pourquoi ton texte m’a touché.

    O.

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