Pomme

Par le Lion Bleuflorophage

(En hommage à Italo Calvino)

Cela ne fait pas très longtemps. Enfin, on ne sait pas encore ce que signifie réellement “longtemps”, ou “pas longtemps”, mais on commence à percevoir, ne serait-ce qu’en le disant, ce dont il peut s’agir. Il est vrai que tout change très vite, et que la densité des événements qui ont débuté à partir ce moment-là donne une sorte de mesure de temps grossière qui s’affine d’instants en instants, ceux-ci devenant perceptibles désormais. On ne pouvait rien en dire, ni même rien en penser jusque là, je ne sais pas pourquoi, peut-être n’avait-on pas besoin de rien dire ni même de rien penser. Pourtant il y a eu avant tout cela sept journées consécutives sans doute bien plus remplies d’événements et de temps, on le sait maintenant, mais on ne s’en rendait pas compte et ces sept journées apparaissent curieusement plus abstraites et lointaines que tout ce qui s’est passé il n’y a pas très longtemps. Quand je dis “on”, je parle de moi, car personne ici ne semble rien percevoir de tout cela, ils sont tous à la même place, les arbres, les nuages, les lacs, les créatures vivantes, et moi, je suis au milieu et je vois tous cela pour eux mais sans eux. Si j’avais su que je serais à l’origine de ce qui s’est passé !

Mais même si je l’avais su, qu’aurais-je pu faire ? Immobile sur une branche, muette. Au moins ne sachant et ne pressentant rien, j’ai pu goûter jusqu’au dernier moment le fait de n’être ni rien ni quelque chose. Me voilà au sol. Rongée bientôt entièrement par les vers qui sont sortis de terre dès le choc sourd de ma chute. J’avais déjà changé d’état, mais je ne comprenais rien encore, j’avais juste senti quelque chose, il a semblé rétrospectivement que c’était une main, et des dents — comment est-il possible que je me dise tout cela, ces choses insensées qui se pensent toutes seules et que je suis à peine — il y a eu aussi des cris, des mouvements, une autre main, des dents, j’ai commencé à savoir à ce moment que je n’étais plus tout à fait moi-même ou que j’étais divisée en plusieurs morceaux, qui vivaient indépendamment les uns des autres. Je ne savais pas encore m’affoler, m’inquiéter ni rien de tel, mais j’avais toutes les raisons de l’être, puisque j’étais en train d’être dévorée. Il y a eu un serpent, des arbres, des animaux, une condensation soudaine autour de moi et des pensées qui se pensaient toutes seules à travers la simple sensation d’être dévorée. Je crois que c’est cela qui a tout provoqué. Cette sensation qui a tout contracté et divisé autour d’elle, d’abord moi et le reste, c’est-à-dire tout ce qui n’était pas moi, puis les différentes catégories possibles de ce qui n’était pas moi : la terre, des dents, le noir, le vent, le haut, le goût, le cri. Cette sensation s’est renouvelée trois fois, et à chaque fois, à une vitesse fulgurante, douloureuse, aveuglante, les catégories de tout ce qui n’était pas moi se sont multipliées tandis que ce qui était moi se réduisait et se fondait dans autre chose d’obscur, de chaud, d’humide, tandis que se révélait simultanément le lumineux, le froid, et le sec. Elle et lui, le blanc, le bleu, le vert, le proche et le lointain, les doigts de leurs mains, leurs bras, leurs cheveux, leurs yeux, leurs corps, le sol, l’arbre, le soleil, la vigne voisine, les êtres vibrants dans l’air, l’intérieur et l’extérieur, l’intérieur de moi étant dense et plein, l’extérieur vide et vague. La feuille, l’herbe, le reflet, la reptation, la course, la suspension. La douceur. La surprise. Les antennes, les pierres, les nids, les branches, les lignes, les formes, les choses qui se transforment, la légèreté, le poids, les rides sur la surface de l’eau.

Que vais-je devenir maintenant ? Ils sont tous partis. Chassés. Des pleurs, des supplications, des mouvements, le souffle de l’ange qui les a fouettés, le silence qui a suivi. Dehors. Tous m’ont oubliée je crois. La femme et l’homme ont appris en même temps tout ce qui s’est passé, les mots, les catégories, tout cela et peut-être encore bien d’autres choses et ils les ont emportés loin ailleurs, et en parleront désormais entre eux avec leurs sons et leurs gestes emportés et changeants. Quant à moi, je sais tout cela en pure perte, car solitaire je disparais dans le bruit calme des mandibules d’insectes. Se peut-il qu’Il ne se soit plus préoccupé de moi ? Qu’Il n’ait fait aucune commission à l’ange à ce sujet ? Que je ne sois ni châtiée ni pardonnée ni récompensée ni rien de rien ? Qu’Il ne m’ait réservé aucun destin ? Se peut-il que ces pépins — à la seconde où je pense, la seule parcelle qui reste de moi — deviennent un jour la chose sans conscience que j’ai été jusqu’ici ? Pourquoi n’est-ce pas moi qui ait mérité sa punition. Pourquoi ne les a t-il pas renvoyés eux à la bienheureuse inconscience ? C’est moi qui ai tout fait, tout vécu, tout su avant eux. S’il faut que je me sache vivre et mourir, que ma descendance soit avec moi, vive et meure à son tour en conscience. Se peut-il que je sois l’unique être de toute la création et de toute l’éternité du temps à devoir vivre et mourir comme je le sais à ma manière particulière et comme nul autre ne le saura plus désormais ? Est-ce là alors ma punition ? Holà ! Quelqu’un ! Holà ! Je disparais et mes pépins l’ignorent. Qui saura mon histoire ? Pomme. Je m’appelle Pomme, c’est le nom qu’il permet que je me donne à l’instant.

Je suis Pomme, holà !

Je suis Pomme ! Je suis Pomme. Pomme. Pomme. Oui ! Répétez !

C’est ça ! Pomme.

Vite, répétez, et ne l’oubliez pas, vite. Répétez encore une fois.

Oui c’est ça Pomme.

Le Lion Bleuflorophage

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