Posté sur le forum Usenet fr.rac.arts.musique.electronique à une époque indéterminée mais nettement antédiluvienne, sans doute au début des années 2000, voir même à la fin des années 1990…
Ouga Bounga !
Cinq minutes à perdre, et hop, v’la t’y pas que je me lance dans une analyse historico-sociologique à deux sous. Thème du jour : l’effacement des acteurs comme critère fédérateur des cultures techno. Si, si.
Au commencement était le rock accompagné de son cortège d’ego : les guitaristes exhibaient leur virtuosité, se donnaient en spectacle masturbatoire aux minettes du premier rang, concurrençant chanteurs, bassistes et batteurs pour le titre du guignol le plus spectaculaire du rock’n’roll. Le cirque était donc sur scène, l’auteur bien identifié, le public sagement conçu comme destinataire.
Ca roule un temps, puis vient le punk : “merde, font chier avec leurs solos !”. Exit la virtuosité, mais le grand-guignol reste inchangé. Ca pogotte dans la salle au lieu de head-banger, mais le destinataire du “message” repolitisé du punk reste bien situé, même si les “musiciens” punks, idéologie oblige, font mine d’être à peine sortis de la fosse, d’avoir volé la veille leurs instruments, et de n’avoir jamais répété. “Do it yourself” est le maître slogan : le punk est volontairement conçu comme une musique que même le plus taré des spectateurs pourrait produire.
Comme les poissons accédant à la dignité de batraciens dotés de poumons en sortant de l’eau (mythe vulgarisateur de l’évolution des espèces, of course), les punks passent ainsi de la salle à la scène. Cependant, le dispositif scène-salle reste inchangé, même si les cannettes volent dans les deux sens : énonciateurs et destinataires s’affrontent, mais continuent de s’identifier. Si au passage le statut d’artiste est contesté (tant par le public que par les musiciens), ça ne dure pas, et l’industrie du disque remet rapidement les pendules à l’heure : le punk se professionnalise, les musiciens apprennent à jouer, et c’en est fini en quelques années du “do it yourself”. Merci Malcom Mc Laren, et bons bénéfices au passage.
On saute quelques années rapidos (80’s, 90’s), bref, on arrive aux cultures dites “techno”. Du côté de la techno des raves, le dispositif scène-salle a bien changé : les DJ invisibles ou planqués veulent croire à leur anonymat, et les spots sont braqués sur la salle. C’est là qu’est le spectacle (enfin !), la danse X-tasiée prenant en charge le rôle guignolesque tenu auparavant par les musiciens. Des danseurs professionnels interviennent parfois dans les salles, marquant ainsi à quel point les professionnels du spectacle (organisateurs et financeurs) ont senti le sens du vent. Bien sûr, tout cela ne dure pas, et l’industrie du disque se charge rapidement de mettre un nom sur les DJ : comment vendre de l’innommable ? Seule la Bête reste sans nom, l’ignoble ne pouvant que faire peur aux gestionnaires et planificateurs. Nommer, c’est contrôler.
Reste tout de même une représentation, une symbolique encore assez active de cet effacement des musiciens, qui se sent même dans les milieux où le statut d’artiste semble encore légitime. Ainsi, les guitaristes de l’Electronica (James Plotkin, par exemple) jouent-ils assis, leur guitare sagement posée sur les genoux, si possible derrière une montagne de racks low-fi (retour du “do it yourself”). Par contre, le public de l’Electronica, ectoplasmique à souhait, apprécie outre mesure les sièges de velours cramoisis. Il se donne à voir comme le public “averti” des scènes électroniques : pas question qu’il danse. Non, non, non ! Fi donc ! Retenez-moi ces corps qu’un intello ne saurait voir bouger !
A travers ces quelques exemples que seule une analyse réelle pourrait retenir comme pertinents (ce que je ne prétends pas ici), on voit s’ébaucher un mouvement que la prise en compte des évolutions du dispositif scène-salle en termes d’énonciation permettrait de décrire plus précisément. Observée sociologiquement, la scène se vide progressivement de sa valeur légitimante, et ce repli (symbolique) du statut de l’artiste semble s’effectuer au profit de celui du spectateur. Mouvement largement comparable, évidemment, avec celui qui l’encadre (ou le surdétermine pour reprendre la vulgate marxisante) : comme le multimédia, avec sa litanie de discours d’accompagnement sur le “spectateur-acteur”, la “démocratie électronique” et autres concepts de “réappropriation”, les musiques électroniques ont épousé les utopies (Illusions ? Idéologies ?) du public-roi. Rien de nouveau dans tout ça : le XVIIIe siècle et ses salons, avec l’émergence d’un espace public critique, opérait un mouvement similaire. Au plan théorique, la critique foucaldienne du concept d’auteur dans les années 60/70 allait dans le même sens. Ce qui ne veut pas dire que ce sens est prédictible et unidirectionnel ! Après coup, c’est toujours plus facile de croire qu’il y a des logiques historiques…
Et alors ? Ben rien : j’avais juste 5 minutes à perdre. C’est fait. Merci. N’oubliez pas le guide.
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DRÖNE