Les dépressionnaires

Par le Lion Bleuflorophage

Il est une vallée encaissée d’un cirque de l’Itan Rouge, dans lequel le soleil ne pénètre jamais. Les remparts abrupts surplombent à plus de 800 mètres d’altitude le filet noir d’une rivière sur les berges de laquelle vit une population mystérieuse fixée ici depuis deux siècles, et dont personne ne comprend qu’elle puisse avoir trouvé intérêt à rester dans un endroit si inhospitalier. Les promeneurs qui parviennent sur les bords du cirque après deux jours de marche regardent en frissonnant l’éclat vitreux de la rivière noire, comme un regard aveugle et sinueux, répandu dans le courant, qui chercherait malgré tout la lumière avec une maladresse hideuse.

Des guides indiquent les maisons disséminées dans la vallée, et racontent de sinistres histoires à propos des gens d’en bas, qu’un hélicoptère ravitaille de loin en loin, quand il reçoit l’appel des itaniens, en larguant des colis au-dessus de la rivière. Les itaniens ne sortent pas de la vallée, ils se reproduisent entre eux, ils sont blêmes, ils sont dégénérés, ils mangent des vers. Les guides exultent, et crient dans les remparts de longs chapelets d’insultes dont on ne sait s’ils parviennent jusqu’en bas. Parfois, un sportif équipé demande à descendre dans la vallée, ils se fait conduire le long des remparts et choisit un des innombrables points d’essai pour tenter sa descente, mais un à-pic ou une chute lui barre tôt ou tard la route, et l’alpiniste, frissonnant de dégoût et d’inquiétude, renonce à la descente.

La nuit, on voit briller les flammes à travers le rouleau de brume qui recouvre chaque soir l’Itan rouge. Or, l’Itan rouge n’est pas l’enfer que l’on imagine d’en haut. Les Itaniens sont en effet de la secte des dépressionnaires, qui préserve jalousement son existence dans un isolement absolu. Il y a deux siècles, les premiers habitants de l’Itan rouge sont venus s’y réfugier par nécessité, poussés par les hordes de chasseurs guerriers qui ont envahi les cirques de la grande île. Ceux-ci n’ont pas cherché à les poursuivre dans le piège glacé de cette vallée obscure. Ils s’y sont terrés quelques années. Quand la paix est revenue sur l’île, une expédition est partie prévenir les malheureux qu’ils pouvaient remonter dans les plaines. Elle est revenue bredouille sans les Itaniens, qui avaient tous choisi de rester.

Dès lors, l’aversion et le mépris n’ont cessé de croître pour ces damnés volontaires. Le belvédère du cirque est devenu un but de promenade et la tradition des insultes jetée aux habitants du haut des remparts s’est vite généralisée. Quelques informations concernant la règle de la secte ont malgré tout franchi les remparts, véhiculées par des ermites nomades dont certains sont très probablement entrés en contact avec les dépressionnaires. D’après ces bribes éparses, chuchotées dans les veillées chantées sous les étoiles, les dépressionnaires sont quelques centaines, regroupés en trois hameaux.

Sur cette île tropicale, ils vivent dans une pénombre et un hiver perpétuel, le soleil ne parvenant jamais à effleurer la vallée. Ils ne peuvent voir la lumière qu’en levant les yeux. Il n’est pas rare qu’ils aperçoivent alors, alignés le long des crêtes, les silhouettes hurlantes qui se découpent à contre jour. Ils sont habitués à entendre l’écho des insultes souffler dans la vallée, et se mêler au sinistre sifflement des vents qui s’engouffrent dans la rivière noire. Dès l’adolescence, la plupart des itaniens développent spontanément les symptômes de la dépression, qui sont dès lors cultivés avec soin.

La cérémonie du nouare consacre les novices qui sont prêts à entrer en dépression pour le restant de leur vie. Lorsque les symptômes tardent, les jeunes sont enfermés et privés de sommeil sept jours d’affilée. La dépression provoquée, sitôt déclarée, est annoncée et les jeunes libérés pour être initiés. Les néo-dépressionnaires apprennent à s’enfoncer dans l’état de fénoir, sans se laisser aller à la tentation du suicide. Au moindre signe d’alerte, les cas sont repérés et surveillés nuit et jour pendant toute la crise. Les maîtres dépressionnaires sont capables, au bout de vingt ans, de se maintenir sur le pic de la souffrance psychique sans jamais perdre pied. Ils acquièrent ainsi peu à peu la capacité d’endurance au paradoxe paroxystique, ce à quoi tous les autres êtres humains cherchent au contraire sans cesse à échapper.

Epuisés par le sentiment de l’absurdité de la vie mais arc-boutés sur la volonté de vivre, ils endurent consciemment un état de chute libre qui ne finit pas. C’est pourquoi, exténués dans le vertige de cette accélération perpétuelle, ils se roulent quinze heures par nuit dans un sommeil toujours trop court, mangent les champignons qui se multiplient en grand nombre dans la pénombre humide de la vallée, et traînent le boulet de leurs journées comme des forçats. Les dépressionnaires sont si occupés du déséquilibre mortel de leur position qu’ils n’ont guère le temps de se consacrer les uns aux autres.

Mais tous les quatre ans, au solstice d’été, la brume qui se referme tous les soirs sur l’Itan rouge à partir de quatre heures de l’après-midi épargne la vallée et la nuit reste claire sous le ciel ouvert. Les itaniens passent cette nuit dehors, et la dépression s’enfuit soudain pour quelques heures, aspirée vers les étoiles, comme dissoute à jamais. Ils oublient d’un coup leur souffrance et la joie lumineuse envahit la vallée. Les itaniens, recroquevillés jour et nuit sur leur douleur, se déplient comme des ailes, la vie explose dans les cellules, les nerfs, les cartilages, les cœurs sont prêts à éclater, les étoiles les font pleurer d’émotion, ils aspirent l’air léger à grands coups, et remontent en un instant tout ce qu’ils ont descendu année après année.

Comme les fleurs qui germent poussent et fructifient en une seule ondée au cœur du désert, les Itaniens tombent amoureux, et vivent en une nuit ce que certains humains ne vivent jamais. Neuf mois plus tard, la nouvelle génération voit le jour. La naissance est un des moments les plus désespérés qui puissent être vécus, car les Itaniens souffrent alors pour deux, pour eux-mêmes, et pour leur enfant qui devra endurer à son tour la discipline dépressionnaire. Mais cette flambée de compassion les unit mieux que ne le ferait n’importe quelle autre expérience vécue ensemble.

Le Lion Bleuflorophage

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