Je vais te raconter une très belle histoire

Par Le Lion Bleuflorophage

En 1345 une femme mourut dans le tunnel de sa douleur, lors de la naissance de son troisième fils. Dix ans plus tard, trois assassins étranglèrent une jeune femme au bord d’une fontaine.

En 1361, deux hommes eurent le coeur arraché sous les yeux du roi qui les avait fait condamner et torturer abominablement

De 1355 à 1357, des hommes périrent dans des affrontements armés opposant un prince héritier en révolte contre le roi son propre père.

– Ton histoire n’est pas belle.

– Tu auras la responsabilité de la trouver belle malgré tous ces faits que je te raconte. Je te les raconte dans cet ordre pour que tu prennes bien conscience de cette responsabilité, pour que tu ne cèdes pas à la facilité de trouver mon histoire belle pour des raisons triviales, à cause des artifices rhétoriques habituels qui ne font que cacher ce qui a été vécu, pour ne garder que ce qui a été rêvé, pour que ne cèdes pas à la facilité de la trouver belle en ayant occulté certains aspects qui sont finalement tout ce qui en a résulté concrètement. C’est pourquoi je raconterai mon histoire dans le seul ordre qui puisse permettre qu’on affronte réellement le fait qu’elle a été réelle, c’est à dire à rebours, en commençant par ce qui en a résulté pour ceux qui l’ont démarré, car nous ne pourrons jamais savoir s’ils auraient accepté de la vivre en connaissance de ses causes. Je continue mon histoire. En 1361 on déterra le cadavre d’une femme ensevelie cinq ans plus tôt, et des centaines de personnes lui baisèrent la main avant qu’on ne la reconduise à son sépulcre.

– Arrête, ton histoire est ignoble !

– Si j’arrête, je te préviens que tu ne seras jamais capable de vivre rien qui s’approche de ce qu’est une belle histoire. Je te préviens que tu ne seras sans doute jamais rien d’autre qu’une ombre peureuse et sans existence, qui frissonnera aux portes de la vie sans les franchir, par peur anticipée de la perdre à ta mort, je te préviens que…

– Bon, continue.

– Cette femme fut déterrée pour être couronnée reine après sa mort. L’homme qui fit arracher le coeur des condamnés eut le malheur de vivre longtemps, et les souffrances inouïes qu’il fit endurer ne soulagèrent pas le moins du monde la sienne. Elle ne fut apaisée que deux jours seulement en quarante ans de douleur continue du lever au coucher du soleil : le jour où l’ivresse de la vengeance assouvie le submergea anesthésiant quelques heures durant toute autre sensation, et le jour où l’on ouvrit devant lui le couvercle du sépulcre, et où il se trouva à nouveau en présence physique de celle qu’il avait perdue à jamais cinq années auparavant. Mais il paya très cher ces deux répits, car le lendemain du supplice, et le lendemain du couronnement, on le vit hurler dans les couloirs, secoué d’ondes de souffrance sinusoïdales qui jamais jamais ne cessaient de donner le sentiment de croître exponentiellement à chaque seconde. Il subit les douleurs de l’enfantement de sa douleur et n’en mourut jamais. Tu me suis ?

– Je te suis car je connais ce dont tu parles, je le connais théoriquement, mais pourquoi l’homme n’a-t-il pas cherché à abréger ses souffrances ?

– Idiot ! La mort aurait signifié l’impossibilité de se souvenir de son amour, la mort aurait signifié la mort de son amour à tout jamais, et c’était là une perspective infiniment plus terrifiante que la souffrance.

– Comment sais-tu qu’il s’agissait d’amour après sa mort à elle ? Ne serait-ce pas toi qui te caches les faits pour arriver à trouver belle ta propre histoire ? Comment peux-tu jurer qu’il n’avait pas cessé de l’aimer pour lui préférer la jouissance de sa propre cruauté, ou bien lui préférer la construction posthume de son propre destin tragique ? Comment peux-tu jurer que cette mort ne lui a pas donné l’occasion de donner libre cours en toute impunité à sa méchanceté profonde ?

– Je vois que tu te dérobes déjà, je vois que tu ne souffres aucun risque de confusion entre le noir et le blanc, entre le bien et le mal. Ne vois-tu pas que tout ce que tu dis est non seulement une partie de la réalité effective possible, mais que cette réalité n’est aucun cas un substitut inversé de la précédente ? Ne peux-tu imaginer des anastomoses entre le souffle de la passion et la tentation du mal ? Ne peux-tu imaginer combien l’amour est difficile à faire vivre quand son objet meurt sans cesse dans les métamorphoses de sa propre existence, mais impossible à arracher quand son objet est fixé vivant dans l’éternité du néant ? Tais-toi, écoute plutôt et garde tes découvertes pour toi, cœur naïf, pusillanime. Écoute de toutes tes oreilles, je t’ai parlé de ta responsabilité n’est-ce pas ?

– Oui, je ne comprends pas.

– Tu ne comprends rien, écoute plutôt et tu sauras bientôt le risque que tu as couru en t’engageant à entendre cette histoire. A moins que tu ne veuilles que tout cela cesse dès à présent ? Dis un mot et j’arrête.

– Non continue.

– Pendant bien des années, un homme fut l’époux d’une femme mais en aima une autre.

– C’est là une situation bien banale.

– Banale ? Pourquoi emploies-tu ce terme ?

– Combien d’hommes, hier et aujourd’hui, dont ce fragment d’histoire serait exactement similaire ? Des milliers ? Des millions ?

– Ce fragment d’histoire dis-tu ? Choisis mieux tes mots, ou tu raconteras mal les histoires et ce qui en résultera adviendra par ta faute. La situation n’est banale pour aucun de ces millions d’hommes. Tu multiplies leur nombre par l’inverse de la banalité et tu obtiens l’immense distance qu’il nous reste à parcourir pour qu’enfin les existences de la multitude soient paisiblement banales. Les histoires doivent être fragmentées à l’extrême pour récupérer enfin le coefficient de banalité qui nous permet de ne pas être fous de notre individualité solitaire et sans partage. Mais tes interruptions signifient-elles que tu souhaites sans le manifester ouvertement mettre fin à ce récit, et fuir les conséquences qui en résulteront pour toi ?

– Non, bien sûr, une histoire n’est qu’une histoire et je veux bien écouter celle-ci jusqu’à la fin.

– Alors écoute bien car celle-ci est presque terminée pour toi. Cet homme, Pedro, n’aima pas sa femme Constance, mais une autre femme, Inès. Ils s’attendirent des années sans se quitter par la pensée. Quand sa femme Constance mourut, Pedro et Inès crurent enfin que le bonheur était à leur portée et se rejoignirent aussitôt. Mais le roi Ferrante père de Pedro dépêcha des assassins pour mettre fin à cette liaison par le meurtre d’Inès. Pedro, ivre de douleur leva une armée contre son père, avant de monter sur le trône deux ans plus tard. Il fit poursuivre les assassins d’Inès, les fit exécuter, révéla officiellement son mariage secret avec elle, la fit exhumer et la fit couronner reine devant toute la cour.

– Quelle belle histoire en effet !

– N’est-ce pas ?

– C’est une des plus belles histoires du monde, parce qu’elle a été vécue.

– Et bien tu devras la faire vivre. Tu m’as écouté. Tu t’es approprié ces deux destinées. Demain, dans un mois, tu rencontreras une femme.

– Mais je suis déjà marié !

– Tu tomberas amoureux de l’autre femme.

– Comment pourrais-je supporter cette situation ?

– Par amour. Vous vous attendrez longtemps et quand enfin vous pourrez vous rejoindre…

– Non attends, je ne veux pas, ça ne m’intéresse pas…

– Mais tu m’as dit que tu trouvais cette histoire belle !

– Oui mais…

– Alors peut-être que tout se passera comme je t’ai dit. A la mort de celle que tu aimeras…

– Non, non ! ! ! !

– Il est trop tard allons, tu as bien profité de mon histoire non ? Tu voudrais t’en tirer comme ça, mais il est trop tard. Tu dois faire vivre cette belle histoire maintenant.

Le Lion Bleuflorophage

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