Musique libre (Enjeux et ambiguités idéologiques des licences libres)

Quelques réflexions sur les licences dites “libres” et leur application à la pratique musicale

Aujourd’hui le Copyleft apparaît comme une manière intéressante de lutter contre la marchandisation de la musique en donnant un cadre juridique à tous ceux qui souhaitent voir circuler librement leurs œuvres sans en figer la forme ni les usages : cet abandon de certaines prérogatives de l’auteur sur son œuvre est en effet essentiel à la survie et au développement des cultures issues de la techno, tant celles-ci reposent sur la ré-interprétation d’œuvres originales. Plus largement, c’est tout le domaine de la création numérique qui est concerné. Pour autant, il ne s’agit pas de favoriser le pillage : le copyleft ne constitue pas un abandon du droit d’auteur puisque les licences correspondent à un contrat librement accepté entre un auteur initial et les usagers de son travail.

Cependant, les bonnes idées, selon les contextes et les acteurs qui les portent, peuvent se retourner contre leurs promoteurs et aller à l’encontre de ce qu’ils défendent. Je vais donc tenter de préciser ma position vis-à-vis des licences “libres”. Mais avant de lire ce texte, si vous ne connaissez rien au principe juridique des licences libres, voici trois sites à consulter :

Copyleft Attitude

Dogmazic (anciennement “Musique-libre.org)


De la dissémination de la musique : essai de Dana Hilliot (Another Record) sur la musique libre (avec des interviews de labels et de musiciens, dont une de votre serviteur)


Ma musique est « libre » au sens où je la distribue gratuitement et parce que j’en autorise la copie, la distribution et le remix. J’ai longuement hésité sur le choix d’une licence, voire même sur la nécessité de faire un lien entre la « liberté » au sens des acteurs de l’informatique libre et ma musique. Ayant discuté longuement avec les partisants de la Licence Art Libre du sens qu’ils mettaient dans leur action, j’en ai conclu que l’environnement idéologique, le contexte intellectuel, qui explique ou accompagne ces textes à vocation juridique ne me convenait pas : de nombreux présupposés que je ne partage pas sont en effet présents dans les discours des promoteurs de ces licences. Je parlerai donc ici de ces discours d’accompagnement, qui me paraissent au moins aussi importants à prendre en compte que le contenu des licences de type Copyleft : en effet, c’est sur la base de relations entre des juristes et des usagers du droit (informaticiens, musiciens, DJ, plasticiens, etc.) que s’élabore et évolue le texte de ces licences.

J’ai tout d’abord constaté des analogies entre « libre » et « gratuit », ou entre « données » et « création ». L’analogie “libre/gratuit” s’inscrit volontiers, au sein du discours de certains acteurs du libre, dans un registre de positions “morales” (“gratuit = bien” vs “payant = mal”). Pour autant, la réalité des pratiques montre que la libre copie et la réutilisation d’une œuvre sous licence libre ne sont pas toujours synonymes de gratuité, et le texte même des licences libres n’impose pas forcément que ce type de contractualisation de l’usage de la musique dépende de son caractère gratuit. Quant à l’aspect moral, le fait de vendre des œuvres relève parfois d’une nécessité de survie dont on voit mal au nom de quelles valeurs elle pourrait être critiquée : ce n’est pas parce qu’un musicien vend ses CD ou fait payer un droit d’entrée à ses concerts qu’il devient un apôtre du Grand Kapital. Il cherche simplement à survivre, et il serait bon que certains ayatollas du libre, informaticiens de leur métier, songent au fait que leur position morale est souvent liée à leur statut de salariés d’une société d’informatique, ou d’une administration, ce qui n’est pas toujours le cas du musicien lambda. La pratique militante du don ou au contraire l’existence d’un échange marchand ne relèvent alors pas d’engagements comparables dans la pratique musicale.

L’analogie entre les données informatiques et les contenus de la création musicale, est quant à elle l’argument pivot d’une rhétorique qui décrit souvent sur un mode prophétique et apologétique la dématérialisation de la musique et la globalisation des échanges. Ces conceptions de la dématérialisation de la musique, qui sont présentées comme prémisses de nombreux raisonnements, sont tout à fait discutables : une création est une subtile alchimie entre une production musicale proposée par un individu (ou un collectif) engagé dans une pratique, au sein de contextes socio-culturels et éventuellement politiques, réalisée dans des environnements techniques différenciés, et dont le résultat est inscrit sur un support de diffusion destiné un public. Dans certains cas le support semble disparaître, par exemple lors de la mise en ligne de mp3. Mais qu’on vienne à débrancher la prise d’alimentation d’un ordinateur en train de télécharger un morceau de musique, et la matérialité se rappellera à notre attention comme principe de réalité de toute pratique informatique.

Ce n’est que par un pur réductionnisme qu’on peut croire que le résultat final d’un processus de création musicale, serait équivalent à des données informatiques qui pourraient (et devraient, donc, suivant la morale du libre) circuler dans l’éther informatique en perdant tout lien avec les intentions originelles de leur créateur. Il y aurait eu dématérialisation et inscription dans un grand “tout” collectif et indifférencié, métaphore d’un espace public démocratique posé comme idéal. Issue d’aucune pratique matérielle, et sujette à une mise en circulation infinie et fluide, transparente à elle-même, la musique est invitée par les apôtres de la dématérialisation à réintégrer naturellement le Grand Tout Originaire de l’informatique et de ses illusions sans que l’auteur initial puisse y attacher des significations spécifiques. Car ces significations que pourraient apporter, par exemple, les discours qui accompagnent toute création musicale, induiraient alors certaines restrictions à l’usage “libre” que le droit pourrait fixer si on ajoutait quelques items à la Licence Art Libre (qui deviendrait alors modulable comme la licence Creative Commons). Persuadés du bien fondé de leur vision désincarnée, dé-socialisé et dé-historicisée de la création musicale, nombre d’acteurs de l’informatique libre prônent, avec la Licence Art Libre par exemple, l’absence de droit de regard de l’auteur d’une oeuvre sur les utilisations qui en seront faites après sa mise en circulation. Pourtant, si on ne réduit pas une œuvre aux données informatiques qui en permettent la circulation sur les réseaux, il devient au contraire légitime qu’un auteur puisse, par exemple, mettre certaines conditions au principe de l’utilisation de ses oeuvres : c’est ce que permettent les licences Creative Common.

Du côté des usagers de la musique numérisée, on ne peut pas non plus faire abstraction des médiations qui existent entre le pôle de l’usage et celui de la création, tout comme au sein des pratiques d’écoute, d’échanges (P2P, etc.) ou de recréation (par les DJ ou musiciens qui réutilisent un titre pour en faire un élément de leur propre création). Ainsi, il est important de se rendre compte de l’épaisseur de ces médiations qui rendent vaine l’illusion d’une dématérialisation de la musique : utilisation de samples par des musiciens (copiés en mp3 sur des CD bien matériels, ou stockés sur des disques dûrs d’institutions, de serveurs commerciaux ou de particuliers), diffusion de disques par les DJ (qui opèrent des sélections et remixent), existence d’un champ plus ou moins formalisé et institutionnalisé de la critique musicale (qui est à la fois structuré et structurant pour la formation du goût des auditeurs et des créateurs), lieux de diffusion et magasins de vente (qui déterminent et héritent de réseaux de socialité), discours sur les genres et styles musicaux diffusés par l’intermédiaire de la presse spécialisée ou au sein des réseaux de discussion en ligne, etc.

Dans les discours quotidiens des promoteurs du « libre », on observe également des oppositions implicites entre « individu » et « collectif », « anarchie » et « institutions », « règles » et « liberté », etc. Mais peut-on se satisfaire de telles oppositions, surtout quand les termes de ces oppositions ne sont ni définis, ni problématisés ? Les institutions ne s’opposent pas par nature à la liberté, pas plus que l’anarchie n’est définie par un refus des règles de la vie sociale, loin de là. J’ai enfin ressenti, dans plusieurs lieux de débats consacrés aux licences Copyleft, une absence d’écoute et d’argumentation de la part des informaticiens qui refusaient fréquemment de prendre en considération l’avis des musiciens, et les cadres et enjeux de leurs pratiques. Ces derniers finissaient d’ailleurs, assez fréquemment, par quitter ces lieux de débat.

Plus généralement je n’aime pas l’idée que le droit intervienne sur le sens de ma musique : après avoir déposé plusieurs de mes titres sous Licence Art Libre, j’ai fini par éliminer toute référence à cette licence dans mon site web. Je me contente d’indiquer que mes titres sont sous Creative Common. Je récuse en tout cas à l’informatique le droit de s’immiscer dans la ou les significations que je produis en faisant de la musique, significations qui ne concernent que mes intentions et mon rapport avec mes auditeurs, et ne relèvent pas de conceptions du rapport entre un « contenu » supposé indépendant de sa communication, un cadre juridique et des « données ».

Ceci posé, soyons clair : la musique que je fais n’ayant pas un retentissement considérable, et ne constituant pas un enjeu économique pour moi (je travaille en dehors de la musique), je n’ai pas à affronter les problèmes qu’affrontent les musiciens professionnels, ceux qui vivent de leur musique. Mais, si je comprends l’attitude qui consiste à adopter une licence ou à se mettre sous le régime de la Sacem pour les professionnels, je voudrais que le caractère volontairement amateur de ma pratique puisse revendiquer son existence et sa légitimité sans avoir à se conformer à quelque cadre juridique que ce soit. Après tout, le droit d’auteur suffit bien !

Plus précisément, je ne comprends pas quel pourrait être l’enjeu juridique dans le cadre d’une pratique non professionnelle. A part le plaisir masochiste de se prendre la tête sur des textes aux formulations pénibles au plan littéraire (le texte des licences, souvent rédigé par des juristes), ou la connotation « indé/rebelle » que ça procure à certains, je ne vois pas trop ce que j’y gagnerais.

Pour autant, ces débats constituent un bon marqueur sociologique des représentations du rapport au patrimoine et aux « textes » de la culture (textes au sens de sons, d’images, de littérature, etc., ayant trouvé à s’inscrire sur des supports), dans le cadre d’une évolution technologique et idéologique liée au libéralisme. C’est à ce niveau d’intérêt pour le droit et le Copyleft que je me situe. Car le fait d’extraire des objets du circuit des échanges marchands est habituellement un type d’action qui constitue juridiquement ce qu’on appelle un « patrimoine ». Mais cette opération prenait pas mal de temps autrefois, et elle passait par pas mal d’instances de régulation ou de légitimation (des institutions, le champ de la critique, etc.). Actuellement, avec le Copyleft, on a affaire à une prétention à créer ex-nihilo du patrimoine, avec une surcouche de discours épique sur « l’art est partout, il doit circuler librement et tout est art » qui est véritablement étonnante. Le tout se structure souvent sur fond de déni, par les adeptes du Copyleft, des habituelles fonctions de régulation attribuées aux institutions du patrimoine, « anarcho-hacker-attitude » oblige. Entre ce constat et les figures d’opposition sur le thème « institutions dominatrices vs individu libre », ou « libre circulation des datas pour le peuple vs contrôle éditorial des contenus égale censure », on a en résumé tous les ingrédients rêvés d’un cocktail idéologique qui oscille sans cesse entre des positions ultra-libérales centrées sur l’individu et niant toute pertinence au social et des positions libertaires à peine différentes.

Mais c’est là un relatif impensé de nos chers informaticiens pour qui ce que j’évoque ne sont que vaines calembredaines masturbatoires d’intellectuel ou de sociologue, la vérité résidant, selon eux, dans l’ordre formel du Droit et des Raisons Pures qui sont structurellement proches des dichotomies et arborescences qu’ils manipulent en tant que techniques de gestion et de représentation des « textes ». Ils oublient évidemment que les textes ne sont des textes que parce que des individus, des sociétés et d’autres textes les désignent comme tels, et leur attribuent des valeurs qui ne sont pas inscrites dans les textes eux-mêmes, et ne sauraient relever d’une conception en termes de « données » détachées de leur contexte. D’où l’impossibilité à faire rentrer les « textes » dans une vision exclusivement techniciste (les « datas » qui devraient circuler « librement » comme le sang alimenterait un corps, ou plutôt les bits qui informeraient les microprocesseurs et relèveraient donc d’un nouveau paradigme juridico-technique).

Si les musiciens veulent s’émanciper de modes de pensée qui ne leur sont pas forcément favorables tout en prenant ce qu’il peut y avoir d’intéressant dans les licences Copyleft, alors ils doivent « tuer le père » (l’informaticien) et se mettre à expliciter les enjeux et spécificités de leur pratique avant d’adhérer à des présupposés qui risquent de structurer durablement l’environnement matériel, social et juridique de la culture. Car les textes ne sont pas traduisibles en données, mais en signes et en pratiques, non formalisables, et de là il s’ensuit que tout l’édifice conceptuel du Copyleft, tout ce que les informaticiens considèrent comme leur « philosophie », repose trop souvent sur une incompréhension à la fois du mode d’existence des objets produits par la culture, du statut des textes, du fonctionnement de la société et des enjeux de la pratique artistique. Les artistes pourraient, en outre, faire les frais les premiers de ce type de cadre idéologique qui prétend les détacher des institutions qui ont mis tant de siècles à structurer, accompagner – et parfois censurer – leur pratique. Rien ne pourrait cependant être plus utile au marché que les structures collectives de régulation disparaissent et cèdent la place à des visions du droit centrées sur des individu s’abritant derrière des tigres de papiers, les licences libres, qu’aucune jurisprudence n’a confirmé et qu’aucune structure collective et organisée, dotée de moyen, ne porte à ce jour.

Car qui fera office de lobby, en l’absence de structure ou même de communauté (puisque même ce terme est refusé par bien des gens du libre), face au marché une fois que, l’AGCS appliqué en 2010, l’Office de Réglement des Différents (ORD) sera la seule et ultime instance européenne de régulation des conflits au sein du marché ? L’ORD étant une émanation directe de l’OMC… Cet exemple est sans doute caricatural, car il restera toujours quelques vestiges de vieux cadres juridiques d’avant la victoire totale et planétaire du libéralisme, qui permettront aux particuliers ou aux acteurs « hors marché » de faire vaguement valoir leurs droits dans ce vaste échiquier économique, politique et social qui sera aux mains des entreprises via les débris d’instances politiques qu’on nous promet avec le bipartisme et la fin des Etats, absorbés par l’Europe. Il restera donc certainement quelques voies de recours, pour régler des différents au plan local. Mais on voit bien où nous mène la tendance au gigantisme des structures issues du libéralisme, qui accompagne l’effondrement des structures intermédiaires issues des Etats (associations, santé et services publics, justice, etc.). On a beaucoup tiré sur la Sacem, ce Grand Satan supposé incarner tout le mal qu’on pouvait faire à d’innocents artistes. Quelle que soit l’opacité de la Sacem, elle reste cependant une instance qui a la capacité, au moins potentiellement, à mobiliser des fonds, une logistique, des ressources juridiques, etc., pour réguler les différents entre artistes et commanditaires par exemple. Ne serait-ce qu’en anticipant lorsqu’elle assure le suivi des droits lors des diffusions d’œuvres. Que ce soit bien ou mal fait n’est pas le problème : ça existe, ça a une place, qui est celle qu’assurent les institutions qui se chargent d’une médiation collective entre des parties. Mais une fois le libéralisme totalement installé, et ces structures vidées de leurs derniers restes d’efficacité entre autre au nom de la pensée anarcho-libérale qui accompagne le Copyleft, les artistes, mais aussi tous les créateurs, se retrouveront à poil devant le marché : armés en tout et pour tout d’un joli bout de papier portant le titre « Creative Commons » ou « Licence Art Libre ». Cool. Et qui va pouvoir aller devant les tribunaux, payer des avocats, vérifier le circuit des œuvres, se coltiner le secrétariat, les procédures, les écritures, la comptabilité, etc. ? Ceux qui en auront à la fois les moyens économiques et les compétences. Cool. On est bien barrés… Ceci dit, à la limite, moi je m’en fous : je ne vis pas de ma musique et je ne suis ni à la Sacem, ni sous CC, vaguement sous LAL par erreur. Je dis juste ça pour ceux qui essaient de vivre de leur musique. Peut-être aussi par nostalgie d’une certaine idée du rapport entre musique et société, rapport qui ne serait pas totalement structuré par l’individualisme galopant de l’idéologie libérale.

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